Ayotzinapa, un cas d’école, normal

Le Mexique a défrayé la chronique à cause de l’attaque subie par les étudiants de l’école Normale rurale « Raùl Isidro Burgos » la nuit du 26 au 27 septembre 2014 qui s’est soldée par 6 morts, dont trois étudiants, 25 blessés dont un en coma dépassé et 43 disparus. Nous vous proposons un retour sur ces faits et quelques analyses sur leurs significations dans le Mexique actuel.

Un massacre inscrit dans une histoire

Les écoles Normales sont une des réalisations du Président Lazaro Cardenas, dans les années 30. Elles ont pour but de former des élèves indigènes pour qu’ils deviennent maîtres et ainsi développent leurs communautés. Souvent très pauvres et souvent indigènes, les élèves des écoles normales sont très politisés, actifs mais aussi très impliqués dans les développements qu’ils peuvent apporter à leurs communautés. Les écoles normales ont la particularité aussi de mélanger apprentissage théorique et pratique, en particulier agricole. Elles sont non-mixtes, femmes ou hommes. Toutes les écoles normales rurales au Mexique sont rattachées à la FECSUM, la Fédération des étudiants paysans et socialistes du Mexique, historiquement très combative. Celle d’Ayotzinapa a la particularité d’avoir toujours été peut-être encore plus politisée et active que d’autres.

Lucio Cabañas, fondateur de la guerilla du parti des pauvres (PDLP, Partido De Los Pobres), fut formé dans cette école. La guérilla de Cabañas, comme celle de Genaro Vasquez lui aussi formé dans l’école d’Ayotzinapa, a surgi dans cet Etat du Guerrero, un des plus indigènes, et donc un des plus marginalisés du Mexique. Dans les années 60-70 la lutte contre-insurrectionnelle menée par l’Etat mexicain a généré ce que l’on a appelé « la guerra sucia », la guerre sale : disparitions forcées, exécutions extra-judiciaires, tortures, etc. Cette guerre sale, comme nous l’enseigne le cas d’Ayotzinapa et contrairement aux dénégations du gouvernement, n’a certainement jamais cessé.

Les étudiants de la Normale se mobilisaient en cette fin septembre 2014 pour aller à la marche annuelle en commémoration du massacre des étudiant-e-s de la place des trois cultures (place de Tlatelolco) qui eut lieu le 2 octobre 1968, une semaine avant l’ouverture des premiers Jeux Olympiques organisés dans un pays du « tiers-monde ». [1]
En prévision de cette marche, les étudiants d Ayotzinapa s’étaient vus mandater pour la récupération de 22 autobus, pour pouvoir transporter tous les élèves des écoles normales rurales du Mexique jusqu’à la manifestation qui devait avoir lieu dans la capitale mexicaine. La récupération des bus, une pratique courante de cette école, a été empêchée par la Police Fédérale Préventive. Les étudiants ont tenté de contourner l’embargo imposé par les fédéraux. Ils ont été victimes d’une première attaque. Après avoir appelé à la rescousse d’autres élèves de l’école, une conférence de presse improvisée a été organisée pour dénoncer le premier mort. Cette prise de parole a aussi été attaquée et mitraillée. [2]
Ils sont tombés dans un piège très bien orchestré, même si celui-ci a du faire des dommages collatéraux. Dans les six morts, on compte trois personnes qui n’ont rien à voir avec l’école ou la manifestation : une mère de famille qui passait par là, et deux adolescents footballeurs, qui rentraient avec leur équipe dans un bus qui a été mitraillé.

Qui étaient les hommes en armes qui ont attaqué les étudiants ?

Très bonne question. Et c’est en analysant les différentes réponses qui ont été données que l’on prend la mesure de la manipulation étatique, médiatique et politique. La vérité, dans notre modernité spectaculaire, n’existe sans doute plus.
Le massacre et le rapt des jeunes d’Ayotzinapa a eut lieu à Iguala, chef-lieu. Une des versions incrimine le maire d’Iguala, José Luis Abarca et sa femme, María de los Ángeles Pineda. María Pineda, comme nombre d’épouses de gouverneurs ou de maires dans le Mexique, était à la tête du DIF local (Desarrollo integral de la familia, développement intégral de la famille, institution publique mexicaine supposée d’aide sociale) et présentait un rapport d’activité le soir des faits dans une cérémonie qui devait lancer sa campagne électorale pour remplacer son mari à la mairie d’Iguala. Les époux ayant peur que les « agités » de la Normale viennent saboter la cérémonie auraient ordonnés à la police municipale d’arrêter les étudiants. Ce qui a été fait. Les flics locaux auraient ensuite remis les étudiants au cartel des « guerriers unis » qui les auraient incinérés dans une décharge, sur la localité de Cocula, voisine d’Iguala. Cette version ne tient pas. Loin de moi l’idée de dédouaner les crapules que sont le couple Abarca-Pineda. Par exemple, deux des frères de Maria Pineda étaient dans les guerriers unis, et on peut donc légitimement suspecter des liens entre ces personnages politiques et le cartel.

Dans le même ordre d’idée, Abarca est accusé d’avoir, en mai 2013, lui-même assassiné trois personnes impliquées dans le Front de l’Unité Populaire (FUP). Il parait donc évident que ce couple scélérat et sanguinaire soit impliqués dans la mort et la disparition des étudiants. Mais réduire les faits du 26 septembre à une crise de roitelets locaux serait exonérer l’Etat mexicain de ses responsabilités.

Impunité

Pourquoi les dénonciations des exactions de 2013 contre le maire d’Iguala, qui est de gôche soit dit en passant, sont restées lettre morte dans la bureaucratie gouvernementale ? Pourquoi la Procaduria General de la Republica (PGR, entre le parquet et le ministère de la Justice) n’a pas donné suite aux témoignages des survivants et témoins occulaires du FUP ? L’impunité dont a bénéficié le maire et son gang ne sont pas un dysfonctionnement de l’Etat ou de la démocratie, mais bien plutôt l’aboutissement de ceux-ci. Nous devons rappeler que depuis 2006, sous l’égide du précédent président, la guerre contre la drogue a totalement militarisée la société mexicaine. Cette guerre a fait plus de victimes que la guerre d’Irak, on parle de 120.000 morts, sans compter les disparus au nombre de plusieurs dizaine de milliers. « Les pertes civiles concernent l’ensemble de la population. La militarisation intensive du territoire, la corruption, l’instauration d’une justice « expéditive » – exercée de façon arbitraire par des paramilitaires et des hommes de main –, le contrôle social, la criminalisation des mouvements sociaux, des opposants politiques et des secteurs précaires de la population, semblent être non seulement les effets, mais aussi les objectifs de cette guerre. L’impunité semble par ailleurs structurelle, puisque seuls 5% des meurtres liés à cette guerre font l’objet d’une enquête par le gouvernement (La Procuraduría General). » (...) « L’armée mexicaine et la police fédérale administrent le trafic de drogue depuis des décennies, l’argent de la drogue remplit les coffres des banques mexicaines, et les profits des trafiquants sont estimés entre 30 et 60 milliards de dollars par an au Mexique, rivalisant avec ceux du pétrole. » [3]
La tradition du clientélisme et de la corruption à la mexicaine trouve son apogée dans l’établissement d’un narco-état. Mais le Mexique reste considéré comme une démocratie, et avant la tragédie de septembre, Peña Nieto, le président Johnny belle gueule du Mexique, était loué sur la scène internationale pour ses réformes économiques libérales touchant, peu ou prou, tout les secteurs (éducation, santé, énergie, transport, etc.).

L’Etat est responsable

Et même si Peña Nieto a dans un premier temps déclaré qu’Iguala était une affaire locale, la crise qui en a surgit a forcé l’Etat à réagir. Et que fait un Etat attaqué ? Il ne pense qu’à sa survie. Ainsi, en aucun cas il ne doit laisser prise à une critique ou à une attaque approfondie qui remettrait en cause son existence. Et, dans ce cas précis, il donne une version des faits avec lequel il peut vivre et, ainsi, capture la vérité. Après avoir tenté d’acheter les familles des disparus (qui dans leur dignité ont refusé), le 7 novembre, par le biais d’une conférence de presse donnée par Murillo Karam, (le PDG de la PGR, sorte de ministre de la Justice), la version officielle des faits est donnée. Et toutes les actions des différentes sphères de l’Etat seront ensuite des tentatives de faire tenir cette version. La fiction du 7 novembre est, peu ou prou, la version expliquée plus haut. En quoi est-ce une fiction ? Par exemple pour brûler 43 corps dans une décharge il faut 33 tonnes de bois ou 995 pneus (selon les études réalisées par des chercheurs de l’Université Nationale Autonome du Mexique), où les auraient-ils trouvées ? Sans compter que cette nuit-là c’était la nuit la plus pluvieuse des dernières semaines. La thèse de la décharge de Cocula vient aussi d’aveux d’ex-policiers municipaux d’Iguala et, surtout, de trois personnes des guerriers unis, mais ils ont été obtenus sous la torture. Quelle validité, donc ? Et puis cette version est bien pratique : les corps ayant été brûlés, l’ADN a été détruit et donc il ne peut y avoir de preuves. Dans tout les cas, les parents, familles et ami-e-s des disparus rejettent en bloc cette interprétation et continuent de demander la présentation en vie des disparus. Leur ligne de conduite ne change pas d’un iota, et c’est d’une dignité rare, car après la tentative d’achat, il y a eu la tentative de les intégrer pour redorer le blason quelque peu terni de Peña Nieto, lors d’une rencontre qui s’est tenue fin octobre. A la sortie, ils ont réitéré leurs demandes et le manque de confiance qu’ils avaient dans le gouvernement. Ce gouvernement dont les actes dans la recherche des corps laissent plus que douter de sa bonne volonté : refus de la PGR de prendre en considération le travail des experts argentins embauchés par les familles, refus de Peña Nieto de l’aide de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, refus de la PGR -du moins au début- de laisser les polices communautaires [4] chercher les corps… Par contre l’Etat a accepté, sans le clamer sur les toits, la présence d’agents du FBI. Pour chercher les corps ou pour gérer, dans une optique contre-insurrectionnelle, les suites ?
Les recherches des corps, par la PGR ou par les familles et ami-e-s de disparus, ont amené à la découverte de nombreuses fosses communes, j’en ai perdu le compte mais c’est plusieurs dizaines, avec des dizaines de corps ou de restes humains. Une des surprises, et pas des moindres, c’est qu’une fois qu’on sait que ce ne sont pas les étudiants dans ces fosses, personne ou presque, ne se pose la question de savoir quels sont ces corps et comment ont-ils atterri dans ces fosses.

La lucha sigue

Peu à peu, grâce à la ligne intransigeante, claire et digne des familles et ami-e-s de disparus et du fait de l’incohérence et du mépris de l’Etat vis-à-vis de ces populations marginalisées une autre cible a commencé à apparaître : l’armée et la police fédérale comme acteurs directs de l’attaque subie. Il faut rappeler que l’Etat du Guerrero produit 60% de l’opium mexicain qui est exporté vers le nord par une voie empruntant Iguala comme porte d’entrée. Peut-on sincèrement croire que l’armée n’est pas au courant de ce juteux et important trafic et qu’elle est hors de cause ?
Dès le début, l’EPR (une des quatre guérillas présentes dans le Guerrero) a émis un communiqué disant que l’agression était le fait de l’armée dans une action de répression contre-insurrectionnelle. Rapidement aussi les survivants du mitraillage ont dénoncé l’inaction du 27ème bataillon d’infanterie d’Iguala. La caserne est à quelques centaines de mètres des lieux, le mitraillage a duré 4 heures et certains des étudiants sont venus chercher de l’aide là-bas. Les militaires n’ont rien fait. Il est à noter que le chef du 27ème bataillon mangeait les petits fours du DIF en compagnie du couple Abarca-Pineda le 26 septembre au soir.
Vu que la version officielle ne tient pas, la question de savoir qui a les capacités de « s’occuper » de 43 individus sans que personne ne s’en rende compte est apparue, avec la seule réponse possible : l’armée.
Ainsi, au début de l’année, les familles et amis des disparus ont commencé à demander des comptes à l’armée. Un général de l’Etat Major a même déclaré que depuis la guerre sale, des fours crématoires existaient dans les casernes. Assertion immédiatement démentie par la SEDENA (Secrétariat de la DEfensa Nacional, le ministère de la Défense). Toujours est-il que le 8 janvier, lors de la prise d’une radio dans la capitale de l’Etat du Guerrero, à Chilpancigo, les parents et ami-e-s des disparus ont demandé que les recherches s’étendent aux bases militaires, et que de toutes façons eux, ils allaient aller les inspecter. Le 12, une manifestation s’est rendue aux portes de la caserne du 27ème bataillon d’infanterie. Elle a tourné à l’affrontement, et des parents et/ou survivants ont été blessés. Le 13 janvier la SEGOB (SEcrétariat de GOBernación, entre premier ministre et ministère de l’Intérieur) ordonnait l’ouverture de certaines casernes aux inspections de la PGR et de la commission nationale des droits de l’homme. Cela déplait fortement, évidemment, à l’armée, surtout quand Amnesty International en rajoute une couche et demande des investigations plus larges et plus approfondies dans les casernes. L’armée ne pourra pas rester sans répondre, mais quelle sera sa réponse ?

Et maintenant ?

Le mouvement et les mobilisations, qui ne cessent pas au grand désespoir de la houppette gominée du président, arrivent aussi à un point critique. On a vu une certaine radicalisation des actions, que ce soit au Guerrero ou à Mexico city. Ceci a entraîné une répression, des personnes sont encore en prison, certains depuis plusieurs mois. Dans le Guerrero, un des axes du mouvement se développe pour empêcher la tenue des élections des mairies, du gouverneur et des députés le 7 juin prochain. [5] Dans la même veine, des tentatives d’auto-gouvernement se mettent en place avec la récupération de mairies dans près de la moitié des municipalités. La réponse de l’Etat ne s’est pas fait attendre, avec l’envoi de 1.800 flics à Chilpancigo par exemple. Le gouverneur intérimaire du Guerrero (nommé après la démission du précédent avoir couvert le maire d’Iguala) Rogelio Ortega Martinez a déclaré vers la fin janvier que la patience de l’Etat était à bout, que les actions du mouvement s’apparentaient plus à du vandalisme et qu’on allait faire respecter la loi. « On ne joue plus » en quelques sortes… Dès lors que va-t-il se passer ? La vérité pourra-t-elle être libérée des casernes militaires ? Une opération militaro-policière fera-t-elle que la vérité restera prisonnière des uniformes kakis ? Et si le mouvement n’arrive pas à quelques succès concrets, il est fort possible qu’on voit réapparaître des actions de lutte armée. Quand l’horizon est bouché, certain-e-s ne voient plus que cette possibilité. Et ce d’autant qu’il existe déjà quatre groupes armés au Guerrero. Une autre option est le renforcement des polices communautaires ou des milices d’auto-défense déjà présentes. Ces groupes, plus ou moins bien armés, ont une grande différence avec les guérillas. La guérilla, par son essence, a un commandement militaro-politique clandestin. Les polices communautaires sont, ou peuvent être, contrôlées par des assemblées populaires dont elles sont l’émanation. Quoiqu’il en soit, la tension et le pourrissement de la situation organisée par l’Etat évoque la possibilité d’actions de contre-insurrection de grande ampleur. L’Etat mexicain, mais aussi ses soutiens (Etats-Unis, OCDE, Union Européenne, etc.) ne peuvent laisser s’installer l’empêchement des élections et l’établissement d’auto-gouvernement et ainsi une remise en cause fondamentale de la démocratie.
Nous ne pouvons pas laisser seul-e-s ces populations dont la lutte digne devrait nous inspirer.
Tuttle
Radio Zinzine
Les intertitre sont de iaata.info

Notes

[1On parle officiellement de plus de trois cents morts mitraillés par l’armée, d’autres sources évoquent le chiffre de 1500. Un récit détaillé dans « la nuit de Tlatelolco » de Elena Poniatowska, ed. CMDE 2014

[2Pour un récit détaillé des faits de la nuit du 26 au 27 septembre cf : http://jefklak.org/?p=1338

[3Tiré d’un résumé du livre de John Gibler « Mourir au Mexique. Au cœur de la guerre de la drogue » à paraître aux éd. CMDE et trouvé sur http://jefklak.org/?p=1338 ; annexe 1

[4Les polices communautaires ont surgi au début des années 2000 dans certains villages, dans différents états. Elles viennent de la nécessité pour la population de s’organiser contre les exactions des narcos ou des polices, ou des narco-polices. Ces polices communautaires ne sont pas unifiées, peuvent être d’orientation idéologique assez différentes et peuvent avoir des manières de faire variées, mais elles ont un réel rôle dans la défense de la population.

[5Un peu comme les élections de mi-mandat aux USA, le Mexique renouvelle sa chambre, ses gouverneurs d’Etat et ses mairies par moitié. Le Guerrero est sur la liste cette année.

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