Récit d’une toulousaine à Paris lors du 1er mai

Le 1er mai, on a fait sa fête au travail, on a travaillé au désordre, et on a été une population active contre l’État capitaliste et policier.
Et pourtant on transforme les pavés en munition,
Les murs en expression,
La bière en cocktails et l’habit noir en costume de joie,
Pour jour de fête.

Paillettes partout, magie nulle part

Le 1er mai au matin, nous descendons la Rue Belleville, d’un pas décidé et dynamique. La voie est libre ! Ça tombe bien, pour un cortège libertaire. Les vitrines des banques, des agences immobilières et des boîtes d’intérim sont réduites en miettes. A chaque fracas festif, la foule applaudit, joyeuse et reconnaissante.
Une maman explique à sa fille : « les banques, c’est là où travaillent les banquiers, qui ont tout notre argent entre les mains et nous le vole. Alors, on les casse, pour faire la justice ».
Autour, les passants et les commerçants semblent plutôt contents, nous soutiennent lorsque l’on chante, suivant le rythme des deux caisses claires du cortège, puissantes et coordonnées.
Passant devant les Folies, des sourires s’échangent entre clients, barmans et manifestants.

Avant le rendez-vous, quelques policiers de la BAC se lançaient des blagues devant l’église, et nous jetaient des regards à l’affût, en travers. Plus tard, quand certains approchent trop près du cortège, on les chasse à coup de « cassez-vous, cassez-vous », ou encore « Zyed, Bouna, on n’oublie pas ! », et l’international « flics, porcs, assassins ! ». Ils fuient avec des regards intrigués, apeurés et indignés à la fois.
La machine se renverse, et l’on se sent puissants. Ça fait du bien de voir une énergie collective prendre effet dans l’immédiateté de l’instant.

Rue du Chemin Vert, direction Bastille, la réappropriation des lieux s’intensifie. Les messages pleuvent sur les murs : « travaillons au désordre », « rage, ruse, révolte », … Les planchers de verre continuent de s’effondrer et certains passants sont mécontents : « oh, mais cette agence [immobilière], ça fait 30 ans qu’elle est dans l’quartier ! ». Et bien justement, monsieur, son capital pèse trop lourd, on l’allège.

A Bastille, le cortège se disperse de lui-même. On retire les accoutrements et on fait une pause sandwich CGT, clope, café au soleil, au pied de la statue incarnant une révolution passée et l’attirail panoptique ultra sécuritaire présent (des caméras discrètes et omnipotentes couvrent la place depuis le sommet de la statue).

15H. Le drapeau de l’équipe « médic », noir avec une croix rouge, s’agite au loin, comme annoncée la veille à la Commission Action de la « Nuit à genoux ». On le rejoint pour se diriger en tête de cortège, hors des syndicats, donc avec les « autonomes », puisqu’à priori la distinction est désormais partagée par tous, flics, médias, et manifestants. Le camion sono hip-hop s’est fait doublé par la CGT et FO alors qu’il voulait faire parti du cortège autonome. Il promet de nous rejoindre «  par les petites rues » ; c’est peine perdue.

Arrivés presque en tête de cortège, sans excès de discrétion, nous quittons tenue d’été pour tenue d’hiver et de deuil – presque tout en noir. C’est peut-être l’avenir qu’on enterre.

Sur des débardeurs en satin tombent des k-ways noirs XXL. Sur les visages, des masques à gaz, des foulards, des cache-cols, des bonnets, des lunettes de piscine et des masques de plongée. En fait, c’est plutôt marrant à regarder. Y’a de tout, comme têtes.

Par contre, sous cet accoutrement il fait chaud, mais bon on a le corps en alerte alors c’est pas vraiment dérangeant. Peut- être qu’on goûte un peu aux conditions des gens des quartiers qui se sont enflammés en 2005, ou peut-être à celles de nos grands-pères pour qui la guerre était claire et déclarée, et l’ennemi identifié.
Avec ce costume de fête, nous on est pas là pour crier, gueuler des slogans à la noix ou à la muscade. Avec un masque à gaz tu peux même pas parler à tes camarades, c’est chiant. Mais du coup on utilise des signes, pour se retrouver, rester en team, prendre soin les uns des autres, parce que comme on sait pas trop qui est qui, on fait gaffe à ne perdre personne, emporté par la foule de baqueux, ou par deux RG isolés.

Si on dressait un bilan, ça dirait un truc comme « on a mis 4 heures pour parcourir 500 mètres ». Bon, je suis peut-être marseillaise à Paris en disant ça. Mais y’a qu’à lire les récits, ou les statistiques CGT/flics, si les chiffres comptent plus que les sensations.

Moi je ne peux pas décrire tout ce qui a pu se passer pendant tout ce temps, je ne suis pas une caméra 360 ni une armée de flics photographes en gilet pare-balles, postés à toutes les fenêtres des immeubles pour nous fliquer d’en haut, nous matraquer de photos. J’ai même appris ce jour-là que ça leur permet de cibler les « éléments perturbateurs » et immédiatement reconnaissables, d’envoyer l’info à la BAC d’en bas pour qu’ils identifient et choppent les gens en temps réel – et en 3D.

Au milieu de tous ces gens en noirs, il y avait beaucoup de bienveillance, de vigilance mutuelle, de respect les uns des autres, de solidarité. « T’as besoin d’aide pour t’habiller ? Vas-y, j’te cache », « tu veux des munitions ? Tiens, j’en ai », et le plus répandu « qui veut du sérum phy ? Sérum phy ? Sérum phy ? » On pourrait presque en faire un slogan.

On n’était pas le seul groupe organisé. C’est rigolo d’écouter les différents signaux sonores des gens, d’observer les différents signes … Puis des fois t’es perdu et y’a un groupe qui a le même dress-code et le même signal que ta team, alors tu te retrouves près d’eux, tu t’approches, puis en fait tu te rends compte que c’est pas les même yeux, les même regards. Mais t’as partagé ça avec eux, sans commentaire, dans l’instant.

Et heureusement, au milieu de tous ces gens en noirs, il y en a qui sont plein de couleurs, en tee-shirt, juste un foulard qui monte jusqu’aux yeux, pas d’autres protections. Ils peuvent gueuler à gorge déployée, se mouvoir plus facilement, observer, mais surtout, être observés. J’ai peur pour eux, j’espère qu’ils iront moins au front, qu’ils seront vigilants. Puis je m’aperçois qu’ils sont bien entourés, qu’on fait attention à eux sans s’en rendre compte. On les protège « naturellement ».

Au milieu de tous ces gens en noirs, il y a aussi pleins de caméras, de journalistes à l’affût de l’Action, en quête de THE image qui fera le buzz et rapportera des dividendes aux actionnaires. Cette image, c’est forcément celle d’un « casseur », c’est tellement extraordinaire et impensable en France passive et pacifiée. Cette image, c’est celle d’un émeutier isolé et pas celle de l’émeute ; montrer l’émeute, c’est montrer la meute, c’est laisser sous-entendre le soulèvement populaire, l’organisation collective et l’énergie commune qui s’unissent contre le pouvoir. Montrer le révolté isolé, c’est le stigmatiser, le discréditer, et le marginaliser. C’est anéantir la révolte à la racine. Montrer la révolte comme mouvement de foule, ce serait la sublimer, montrer sa force et sa beauté, plaire, séduire, convaincre, et grandir.

C’est ainsi que j’ai sorti ma bombe de peinture pour gazer deux ou trois caméras, pendant que des copains huaient les journalistes et les empêchaient de filmer. Pourquoi vous n’êtes pas là-haut, dans les immeubles de grand standing, en train de filmer la foule révoltée, coordonnée, bienveillante, joyeuse, active ? Oui, nous sommes la jeunesse qui vit active, mais pas parce qu’elle travaille, monte des startups, étudie ou se déplace en métro dans les cafés et les théâtres. Mais parce qu’elle lutte collectivement contre un ordre établi, et vous en faites parti d’office. Rejoignez vos copains les flics-aux-fenêtres qui nous fichent en temps réel, et prenez des clichés d’un coup de marteau sur une vitre. Vous écrirez ensuite : « des délinquants casseurs isolés et minoritaires se sont infiltrés dans le cortège de manifestants contre la Loi Travail  », alors que derrière on était 30, puis 300, 400 ou 500, et là je ne suis pas marseillaise. On est plein, et on soutient.

Ceux qui veulent lancent des pierres, des bouteilles de bière ou de vin, des pavés, ceux qui veulent déterrent des plots, démontent le matériel urbain ; il nous faut des munitions, et des armes, contre leurs boucliers, leurs matraques, leur gaz lacrymogène, leurs flash-ball, leurs grenades de dispersion … Et leur injustice.
D’autres aident les victimes avec sérum phy, citron, etc, d’autres crient « tranquille, tranquille  » quand tout le monde recule en courant, d’autres font des repérages et partagent les infos avec les différents groupes, d’autres tiennent une banderole renforcée et tentent des percées qui échouent ou réussissent…

Alors que le mur d’à côté a été détruit pour récupérer des munitions de granit, un débat éclate devant Emmaüs : « Tu vas pas péter ça, quand même ! C’est Emmaüs, quoi !  » déplore une femme. Le masque à gaz n’a pas le droit de réponse : on n’entend pas sa voix. Un tag sur le mur parle pour lui : « collabos, responsable de l’expulsion des sans papiers », ou un truc comme ça. Le débat s’essaime dans la foule, l’interaction se propage.

Quelques heures après. Nation.
On tourne en rond, comme des lions en cage prêts à attaquer, avec nos armures de pacotille, nos masques à gaz pleins de sueur, nos canettes et cailloux dans les mains. Une partie des manifestants se pose le cul dans l’herbe, fume une clope, boit une bière. Cool, encore des munitions. Un roulement d’approvisionnement s’effectue ainsi du centre à la périphérie de la place. Dans les narines, l’odeur des merguez de la CGT et dans les oreilles, leur musique d’ambiance ; effet fête foraine garantie. L’impression d’être une attraction.

Les missions caméra – on va crever l’œil de l’État - échouent ; personne ne sait escalader.
Alors que les cortèges de syndicats quittent à peine le boulevard Diderot sur les traces de nos affrontements, on se constitue en équipe implicite pour attaquer les flics à l’autre bout. Résultat : quelques jets et beaucoup de gaz pour toute la place, merguez et pépés CGT compris. C’est vain, ça sert à rien de caillasser les grilles des CRS. Derrière y’a bien une trentaine de baqueux postés sur un petit talus, c’est tentant, mais à côté, y’a leurs collègues, deux fois plus nombreux, à l’affût du moindre mouvement.

Les groupes de gens en noir traînent un peu partout ; Nation c’est la dispersion en soi, l’éclatement de l’espace temps ; il est tard, les corps fatiguent. On a 9h de manif dans la gueule, et c’était pas Walking Dead.
Le combo projectiles divers VS gaz lacrymo se déplace d’ « issue » en issue ; les confrontations tournent dans le sens des aiguilles d’une montre, comme pour recréer un repère spatio-temporel. Ah, on abolit le temps, ça pète de l’autre côté. Les minots caillassent à fond, sans protection, et ils ont le sourire, ça fait plaisir. Mais ça court et bombarde en vain. Nation est bouchée de tous les côtés, bientôt intégralement gazée, la BAC occupe le tro-mé ; pose ton cul dans l’herbe ou va chier. Vous avez le droit de rester passif, et de consommer. Ce soir, chacun chez soi, et demain j’achète le journal, j’allume la télé, je verrai bien ce qu’ils disent.

Proposer un complément d'info

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un-e administratrice/administrateur du site. Nous rappelons que les compléments d’information n’ont pas vocation à être des lieux de débat. Ne seront publiées que des informations factuelles.

Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Qui êtes-vous ?
  • Votre email, facultatif (si vous souhaitez pouvoir être contacté-e par l'équipe de Iaata)


À lire également...

Publiez !

Comment publier sur IAATA?

IAATA est ouvert à la publication. La proposition d’article se fait à travers l’interface privée du site. Quelques infos rapides pour comprendre comment y accéder et procéder ! Si vous rencontrez le moindre problème, n’hésitez pas à nous contacter.