Tout commence en 2012, quand deux jeunes garçons de la commune du Grand-Bornand (massif du Bargy, Haute Savoie) avaient été diagnostiqués positifs à la brucellose après avoir mangé du fromage blanc caillé contaminé. A l’époque, les analyses avaient permis de remonter à l’élevage touché (au Grand-Bornand également) mais avaient également mis en évidence la présence de bouquetins infectés à proximité, avec une prévalence assez importante (38% d’animaux positifs).
La brucellose est une maladie bactérienne inter-espèce, transmissible entre animaux sauvages et domestiques (dans les deux sens) et pouvant parfois aussi toucher l’homme (zoonose). Chez l’animal, la maladie est souvent discrète, se traduisant par des avortements, parfois des arthrites. Chez l’homme, elle est souvent asymptomatique ou sans conséquences graves (quelques épisodes de fièvre), mais peut parfois mener à des complications articulaires ou neurologiques chroniques. Dans la plupart des cas, un traitement antibiotique suffit à les faire disparaitre mais dans de rares cas, la maladie peut être fatale.
La transmission à l’homme passe par la consommation d’aliments au lait cru, c’est à dire non pasteurisé (le chauffage à haute température permet d’inactiver la bactérie). Aujourd’hui, un fromage sur 10 en France est au lait cru, mais cela représente 75 % des fromages d’appellation d’origine contrôlée (AOP). De tels fromages présentent leurs avantages (conservation de la flore microbienne, meilleur vieillissement) mais aussi leurs inconvénients (présence possible de bactéries pathogènes comme listeria, salmonella, E. coli, brucella ...).
En Haute Savoie, l’enjeu se situe surtout autour du Reblochon (fromage AOP au lait cru). Avec une certaine fébrilité des éleveurs bovins laitiers sur la question. Il faut dire que la loi les oblige, en cas d’animal infecté, à abattre tout le troupeau (l’état dédommage, mais parfois tardivement). D’un autre côté, les cas sont rares : depuis le début du siècle, il n’y a que deux fois ou un troupeau a été touché en France : une fois en 2012 et une autre en 2021.
Sous la pression de la FNSEA et des producteurs de Reblochon AOP, la préfecture de Haute-Savoie avait mis en place en 2013 (en réaction au problème de 2012) une campagne d’abattage massif et indiscriminé des bouquetins (plus de 200 animaux tués). Avec déjà une première polémique, puisque la préfecture était passé outre l’avis du Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN), lequel avait demandé à ce que seuls les animaux testés positifs soient abattus (procédure de capture-test).
Les campagnes d’abattage s’étaient poursuivies les années suivantes : abattage sélectif (animaux testés positifs uniquement) mais aussi abattage indiscriminé (sans test préalable). Selon un récapitulatif de l’Anses, 486 bouquetins ont été tués sur la période 2012-2021 : 331 par tirs indiscriminés, 4 par tirs "sanitaires" (animaux présentant des signes cliniques) et 151 dans des procédures de capture-test (124 par euthanasie suite à un test positif et 27 "accidentellement" lors de la capture). Soit une proportion d’environ 2/3 d’animaux abattus de façon indiscriminée (sans test), dont probablement une majorité de séronégatifs.
C’est dans ce contexte qu’en août 2020, suite à une requête déposée par l’association animaliste Animal Cross, le tribunal administratif de Grenoble, s’appuyant sur un panel d’avis scientifiques (Anses, CNPN, thèse de doctorat), avait ordonné au préfet une suspension des abattages indiscriminés prévus pour l’année en cours (20 bouquetins/arrêté de mai 2020), considérant que rien ne prouvait leur nécessité.
Les choses s’accélèrent en 2021 avec un nouveau cas de bovin infecté (conduisant là encore à l’abattage de tout le troupeau). Sous la pression des éleveurs (qui demandent l’abattage de tous les bouquetins du Bargy), le préfet prend en mars 2022 un arrêté planifiant : - pour l’année en cours, l’abattage indiscriminé de 170 bouquetins maximum (article 1)- à partir de l’année suivante et jusqu’à 2030, l’abattage indiscriminé de 20 bouquetins maximum par an (article 4)
Suite à un nouveau recours des associations (Animal Cross, One Voice, ASPAS, LPO ...), le tribunal de Grenoble invalide (en mai 2022) l’abattage prévu pour l’année en cours (article 1), sans se prononcer sur ceux à venir (article 4). Mais en octobre 2022, le préfet prend un nouvel arrêté (qu’il fait appliquer à la va-vite afin d’éviter un nouveau recours) prévoyant cette fois-ci l’abattage de 75 bouquetins ; puis finalement 61. Des analyses post-mortem révèleront que seuls 3 d’entre eux étaient séropositifs.
De quoi déclencher l’ire des associations, mais aussi du CNPN, qui réclamaient que seule la procédure de capture-test-euthanasie soit employée. Un point de vue qui sera une nouvelle fois soutenu par la justice, l’année suivante. Ainsi, en juin 2023 le tribunal de Grenoble, se basant sur les avis de l’Anses et du CNPN (mettant en avant la séroprévalence "désormais très faible" de la maladie et l’efficacité des procédures de capture-test), annule les abattages indiscriminés prévus à partir de 2023 (article 4 de l’arrêté préfectoral de 2022).
Ultime rebondissement ou simple sursis pour les bouquetins ? L’avenir nous le dira. En attendant, on ne peut que se réjouir de décisions de justice privilégiant la rationalité (tester puis euthanasier) plutôt que la brutalité (tirer dans le tas et constater après). Rappelons que depuis l’éradication de la maladie à la fin du XXème siècle (elle était très présente dans les élevages avant), il n’y a eu que deux cas de contamination bovine ; et un seul cas (ou double cas) de contamination humaine, sans gravité.
Le problème de la brucellose est celui de l’élevage, pas du bouquetin. Car même en admettant que ce dernier soit à l’origine des deux troupeaux touchés (ce qui n’est pas prouvé), ce sont bien les intérêts des éleveurs laitiers, producteurs de reblochon (et plus indirectement des consommateurs) qui ont poussé aux campagnes d’abattage précités. Les élevages sont sources de nombreuses zoonoses (listériose, salmonellose, tuberculose bovine, grippe aviaire, porcine ...), peut être pourrait-on aussi s’interroger là dessus.
Notons par ailleurs qu’un vaccin existe (pour les bovins, caprins ...). Il était autrefois obligatoire (et a joué un rôle décisif dans l’éradication de la brucellose dans les élevages) mais n’est actuellement plus pratiqué en France. Un motif stratégique, plus que sanitaire : en stimulant la production d’anticorps, le vaccin complique le dépistage par sérodiagnostic (sans pour autant fausser l’analyse bactériologique, qui est la seule à permettre un diagnostic certain).
Une vaccination des bouquetins (caprins) a elle aussi été envisagée. Mais n’a encore jamais été testée. Un rapport de l’Anses sur la question évoque un certain nombre de difficultés : difficultés liées à la capture, au suivi, à la dispersion des animaux dans la nature ... Manque de moyens ? de volonté ? La vaccination d’animaux sauvages a pourtant déjà fait ses preuves ; et à plus grande échelle (contre la rage du renard par exemple). Il semble pour l’instant que les enjeux liés à l’élevage l’emportent sur la volonté de protection du bouquetin.
Ce dernier revient pourtant de loin. Très présent dans les Alpes jusqu’au milieu du XVème siècle, le bouquetin a commencé à se raréfier après l’invention de l’arme a feu, et a failli disparaître de la surface de la Terre au XIXème siècle. Suite à la décision du Roi d’Italie en 1856 de protéger les derniers individus de la vallée d’Aoste, il a échappé à l’extinction, et a pu être réintroduit dans de nombreux massifs. Aujourd’hui, la population de bouquetins compte environ 28.000 individus en Europe, 10.000 en France et quelques centaines dans le massif du Bargy.
Le bouquetin des Alpes est protégé à l’échelle européenne par la convention de Berne et sa chasse est interdite en France par un arrêté ministériel de 1981. Son abattage "administratif" reste possible, à titre dérogatoire, mais à condition "qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante ..." (articles L.411-1 et L.411-2 4° du code l’environnement). En choisissant l’abattage indiscriminé plutôt que la capture-euthanasie sélective, le préfet de Haute Savoie a ignoré cette règle, ce que lui a rappelé le juge des référés (tribunal administratif) à plusieurs reprises.
Mais cette affaire pose aussi la question de l’élevage, de la puissance de certains lobbies (FNSEA notamment) et de la prépondérance du modèle productiviste-consumériste dans notre société. Est-il acceptable de sacrifier des animaux sauvages (ou domestiques d’ailleurs) pour du reblochon ? Est-il raisonnable de vouloir consommer du lait non pasteurisé sans accepter le risque (minime) qui en retourne ? Et la solution de vaccination ? Et le principe d’une distanciation élevage/faune sauvage ? Pas le temps ; trop compliqué ; pas assez rentable ...
Les animaux payent un lourd tribu de nos caprices humains. Et si beaucoup rejettent la violence envers les animaux (les consultations publiques, sur le bouquetin ou autre, le montrent), peu se rendent compte qu’ils y sont indirectement liés. Reblochon ou bouquetin ? Les lobbies agroalimentaires défendent leurs intérêts, des associations écologistes/animalistes s’y opposent et les décideurs publics arbitrent le rapport de force. Le plus grand rôle revient probablement au consommateur. A lui de faire entendre sa voix.
Quelques références
La brucellose (ministère de l’agriculture)
La brucellose (Anses)
La brucellose et l’abattage des bouquetins du Bargy (CNPN)
Arrêté préfectoral de mai 2020 prévoyant l’abattage indiscriminé de 20 bouquetins pour l’année en cours
Décision du tribunal administratif de Grenoble (août 2020) annulant la décision précédente
Un rassemblement à l’initiative de la FNSEA demande l’abattage de tous les bouquetins (novembre 2021)
Arrêté préfectoral de mars 2022 prévoyant l’abattage indiscriminé de 170 bouquetins pour l’année en cours + 20 par an à partir de 2023
Décision du tribunal administratif (mai 2022) annulant la décision d’abattage de 170 bouquetins pour l’année en cours
Arrêté préfectoral d’octobre 2022 ramenant l’abattage de 170 à 75 bouquetins pour l’année en cours
Décision du tribunal administratif de Grenoble (juin 2023) annulant la décision d’abattage de 20 bouquetins par an à partir de 2023
Situation (historique) du bouquetin en France
Le point de vue des médias/associations écologistes et animalistes : ici, ici, ici, ici ou encore ici
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