Comme l’écrivait João Bernardo dans un commentaire récent sur le site Passa Palavra[1], ce qui nous inquiète le plus, ce n’est pas la ténacité des partisans de Bolsonaro, mais « l’état d’esprit de tant de gens de gauche, effrayés, incapables de faire face à la situation et déjà en train de s’enfuir avant même que Bolsonaro ait gagné ». En plus d’être inquiétant, il est étonnant que les militants de gauche soient les plus perplexes face à une victoire de l’extrême droite au Brésil. Perplexes, en premier lieu, devant la croissance si rapide de ce mouvement qui a élu Bolsonaro : « Comment, si soudainement, tant de gens ont-ils commencé à croire en ces idées inhumaines et antidémocratiques ? Comment ont-ils pu voter pour un capitaine de l’armée ? ».
La plupart des militants de gauche se rassurent en se disant que les travailleurs qui ont voté pour lui l’ont fait par ignorance, parce qu’ils auraient été trompés par la diffusion de fausses nouvelles – leur raisonnement binaire est le suivant : « Soit vous êtes vraiment fascistes pour penser ces choses-là, soit vous avez été trompés. »
Une autre réaction de perplexité, aussi surprenante soit-elle, s’exprime à gauche et elle est liée à la capacité des classes dirigeantes à exercer leur pouvoir : « Comment un général et un capitaine peuvent- ils déclarer publiquement qu’ils vont tuer les gauchistes ? » Mais pourquoi ne pourraient-ils pas le faire, camarades ? Comme l’a dit récemment Paulo Arantes, pendant que la gauche s’occupait seulement de gérer la société, la droite est revenue à la politique réelle. Soudain, la droite nous rappelle que nous vivons dans une société de classes et que ce que nous apprenons dans les livres de Marx correspond à la réalité.
Ces réactions de perplexité à gauche montrent : 1) l’énorme distance entre la gauche et la plupart des travailleurs, et 2) comment la gauche s’est anesthésiée et s’est mise à croire dans les mécanismes démocratiques, dans la médiation des conflits de classe, et découvre tout à coup qu’elle est absolument impuissante et terrifiée.
Durant ces treize années de gouvernement, et pendant la période qui l’a précédée et qui lui a donné naissance, le Parti des travailleurs a si bien réussi dans sa stratégie d’apaisement des conflits, de transformation des instruments de lutte en instruments de gestion et de conciliation de classe, que tout pouvoir prolétarien de fait (au travail, dans les quartiers, dans les églises, dans les mouvements sociaux) a disparu.
De ce dernier grand cycle de luttes des années 70 et 80, il semble qu’il ne reste pas grand-chose en dehors d’un grand sac d’identités. Durant cette période, la gauche a tagué partout des slogans comme « Parti des Travailleurs, Démocratie », ou « Ele Não »[2], et nous nous retrouvons avec le magma d’identités que la gauche nous a demandé d’adopter : Noirs, Indiens, femmes, lesbiennes, transsexuelles, quilombolas[3], sans-abris, sans terre, etc.
Face à ce climat d’isolement et d’impuissance, la majorité de la gauche a créé des fronts antifascistes et des fronts larges et démocratiques en divers endroits et sous différentes formes, proclamé sa foi dans les valeurs de la gauche, contre la croissance des valeurs de l’extrême droite – le rouge et le noir et la diversité multicolore contre le vert et le jaune du drapeau national, la Démocratie contre la Dictature.
Les positions les plus radicales soulignent la nécessité de se battre sérieusement et avancent des slogans comme « On ne discute pas avec le fascisme, on le combat », ou « Le fascisme est au bout du fusil », en évoquant l’épisode de la « bataille de la place de Sé »[4], par exemple. Ces positions se maintiennent également dans le domaine de l’abstraction et du discours : que signifie aujourd’hui combattre le fascisme au bout du fusil ? Qui sont les fascistes ? nos collègues qui ont voté pour Bolsonaro ? Allons-nous organiser une manifestation qui « fera peur aux électeurs du Bolsonaro » comme les intégralistes[5] l’ont fait en 1934 ? Ces phrases et ces souvenirs ne disent pas grand-chose et évoquent un combat purement imaginaire contre le fascisme.
Bien que le moment présent nous conduise au désespoir, puisque nous savons qu’avec l’élection de Bolsonaro, la situation va devenir de plus en plus sinistre, il me semble qu’il n’y a pas d’autre moyen que de construire les « formes du pouvoir propre des travailleurs », que Joao Bernardo a évoquées dans un texte récent de Passa Palavra. Et, pour cela, nous devons commencer à penser aux attaques concrètes qui ont déjà lieu et qui vont s’intensifier, telles que la violence policière contre les travailleurs en général ; les attaques contre les immigrés, les transsexuels, les gays, les Noirs et autres groupes par des gangs fascistes ; les comités de soutien aux chômeurs et aux grèves, les groupes d’autodéfense pour les militants de gauche ; les associations de soutien mutuel entre les journalistes progressistes qui décrivent les violences que nous allons subir, etc. Tout cela me semble plus efficace que de toujours se concentrer sur la lutte contre la figure de Bolsonaro, ou sur une lutte abstraite pour la « Démocratie ». Dans ces luttes, nous devrons être capables de mobiliser les travailleurs indépendamment de leurs idéologies, y compris les électeurs de Bolssonaro et toute cette foule fatiguée, non sans raison, de cette démocratie.
Nous savons que, aussi habile que soit le gouvernement de Bolsonaro, les conditions de vie des travailleurs ne s’amélioreront pas, et que nous aurons des possibilités de les impliquer dans des luttes à travers des éléments concrets de leur réalité. Cependant, comme on pouvait s’y attendre, la gauche continue à diviser les travailleurs en fonction de leur choix électoral, en accusant les électeurs du capitaine d’être les responsables de la situation actuelle, plutôt que d’essayer de les amener à nos côtés. Une grande partie des travailleurs qui ont élu Bolsonaro, ou qui ont « favorisé son élection » (en s’abstenant de voter), pourraient se mettre de notre côté dans la lutte contre les assassinats commis par la police ou les groupes fascistes, par exemple. Mais la gauche les pousse de l’autre côté de la barricade, parce qu’elle les considère depuis longtemps comme complices de ces pratiques (le pire slogan ayant été « Ton vote tue les Noirs », qui ne donnait aucune possibilité aux travailleurs qui ne voulaient pas voter Haddad[6] de s’opposer aux meurtres des Afro-Brésiliens).
Les temps à venir ne seront pas totalement nouveaux, parce que la barbarie, l’individualisme, la guerre de tous contre tous, le harcèlement des travailleurs par leurs patrons, la militarisation sont là depuis longtemps, et le moment présent est beaucoup plus la conséquence de notre effondrement interne que la cause.
Il faut cependant considérer que les formes de pensée et les méthodes d’action déjà en place vont resurgir, avec l’intensification de la répression et de la persécution contre la gauche en général, dont on ne connaît pas encore la dimension.
Si nous pensons plus spécifiquement à notre sécurité, il me semble aussi intéressant de prendre ses distances avec les symboles, les modes de pensée et le vocabulaire de la gauche.
A ce propos, je me souviens d’une interview de Waldemar Rossi, militant de l’opposition syndicale dans le métallurgie de São Paulo, dans laquelle il disait que le fait de ressembler à un militant syndical, à un « travailleur luttant pour de meilleures conditions de vie », et non à un militant d’un courant ou d’un parti de gauche, était une meilleure protection contre la répression patronale. Il racontait une grève, en 1964, qu’il avait aidé à organiser dans l’entreprise où il travaillait, et où la police politique (la DOPS) avait été appelée par le propriétaire de l’entreprise. Après avoir interrogé les grévistes, les flics avaient expliqué au patron qu’il devait résoudre son problème avec ses salariés, qu’il s’agissait d’un problème purement « économique », sans relation avec les « gauchistes ».
Avec Bolsonaro au gouvernement, cette « identité de gauche » sera de plus en plus persécutée et nous aurons de moins en moins de possibilités de nous défendre au moyen d’instances démocratiques et symboliques pour empêcher la barbarie des forces de l’ordre.
C’est pourquoi, au lieu de proclamer nos valeurs, je pense que nous devrions adopter l’attitude inverse, nous mélanger à la classe, redevenir des individus ordinaires, nous engager dans des luttes plus silencieuses, qui apparaissent moins bruyamment, mais qui mobilisent à nouveau les travailleurs et les impliquent dans un projet de leur propre classe. Nous devons renforcer nos relations dans la vie quotidienne pour qu’elles deviennent encore plus intenses, les liens d’amitié et de solidarité avec les autres travailleurs, que ce soit au boulot, à l’université, dans la rue ou ailleurs, afin de mettre en œuvre notre pouvoir réel – même s’il est encore fragile pour le moment – et éviter, par exemple, le licenciement ou la persécution d’un collègue, le harcèlement des patrons contre un travailleur, et préserver les quelques conditions de travail qui nous restent, etc.
Les militants de gauche isolés deviendront une cible de plus en plus facile pour la répression, tandis que les travailleurs appréciés sur leurs lieux de travail, entourés de groupes de travailleurs qui les soutiennent, de personnes organisées pour les protéger, qui sont connus dans leur quartier, dans les églises qu’ils fréquentent, etc. mobiliseront plus de gens et compliqueront la tâche des exploiteurs et des gouvernants. Historiquement, c’est l’organisation de la classe qui protège de la répression les travailleurs les plus engagés dans la lutte contre le capitalisme (ceux qu’il est convenu d’appeler les « militants du mouvement ouvrier ») et non l’inverse.
Nous avons une seule certitude : nous ne vivrons pas des temps faciles, mais la lutte des classes n’a jamais été un long fleuve tranquille. Nous devrons continuer à nous battre, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen. S’il y a une leçon que nous pouvons tirer de cette élection de Bolsonaro, c’est que l’histoire n’est pas un conte de féées. C’est en gardant la tête froide et les pieds sur terre, rivés dans les réalités de la lutte des classes, sans désespérer, et en redoublant d’attention, que nous devons continuer.
Notes
[1] Cf. les deux posts de Joao Bernardo sur le site de Passa Palavra traduits en annexe (NdT).
[2] Ele não fut le slogan de la campagne féministe contre les propos racistes, homophobes et misogynes de Bolsonaro qui rassembla plus de 3,8 millions de personnes sur Facebook mais aussi beaucoup de monde dans les rues. On pourrait traduire par « Surtout pas lui ! » (NdT)
[3] Allusion aux communautés organisées d’esclaves en fuite, ou « quilombos », qui servent de modèle aujourd’hui à des espaces d’auto-organisation des Afro-Brésiliens, NdT.
[4] La « bataille de la Place de Sé » ou le « débandade des poules vertes » (surnom péjoratif donné aux milices fascistes de Plìnìo Salgado, qui portaient une chemise verte) se déroula le 7 octobre 1934, à São Paulo, et opposa les différentes forces de gauche, d’un côté, et la police et les fascistes de l’autre. Les 8000 fascistes et leurs 400 hommes armés durent abandonner le terrain et s’enfuir après de durs affrontements. Cet événement fait partie des références des antifascistes brésiliens (NdT).
[5] L’Action intégraliste brésilienne fut fondée en 1932 et regroupait différents courants d’extrême droite et profascistes. Cette formation soutint Vargas jusqu’en novembre 1937, date où elle fut dissoute par ce dictateur qui organisa deux coups d’Etat victorieux en 1930 et 1934 et régna sur le Brésil jusqu’en 1954 en utilisant aussi l’arme des élections en 1950 (NdT).
[6] Candidat du Parti des travailleurs aux élections de 2018. Il remplaça Lula, celui-ci étant emprisonné depuis avril 2018 (NdT).
[7] https://passapalavra.info/2018/10/123045/ Cet article analysait en détail le plan de gouvernement de Bolsonaro en matière de droit du travail et du système de protection sociale (NdT).
[8] http://passapalavra.info/2018/10/123037 .
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