« Faute de soleil, sache mûrir dans la glace. »
Henri Michaux, Poteaux d’angle
« Nous disons les choses ainsi parce que nous les voyons ainsi et nous les voyons ainsi parce que nous avons appris à les dire ainsi. C’est le syndrome Pucinar. (Pucinar était un chat à moitié sauvage. Il était méchant parce qu’on se méfiait de lui et on se méfiait de lui parce qu’il était méchant.) »
Emmanuel Hocquard, Une grammaire de Tanger
Automne 2014. L’Etat français s’inquiète de la multiplication des Zones à Défendre sur le territoire. La situation devient plus qu’embarrassante lorsque la justice légitime l’opposition à l’implantation d’un Center Parcs dans les Chambaran et que l’opinion publique, émue par la mort d’un opposant au barrage de Sivens, semble pencher en faveur de la contestation. Pour Manuel Valls, il est urgent de réaffirmer l’autorité de l’Etat afin de rassurer les milieux d’affaires : rien ni personne n’empêchera la poursuite des grands projets lucratifs.
Hiver 2015. À Sivens, l’Etat s’est fait la main, sans résistance ou presque. La liquidation du Testet lui a servi de laboratoire pour adapter ses méthodes contre-insurrectionnelles à la nouvelle forme de contestation représentée par les Zad. En l’occurrence, le principal ingrédient du succès fut de s’appuyer sur d’autres forces que les forces de l’ordre : des milices, censées incarner « la population locale en colère » ou « les paysans » [1] – ce qui tient beaucoup à une particularité de la lutte de Sivens : s’opposer à un projet qui, dans le discours au moins, profiterait à « l’agriculture ».
les autorités mijotaient leur propre plan de sortie
À la mi-décembre, l’expulsion de Sivens se préparait déjà. Alors que les premières actions, très médiatisées localement, des « pro-barrage » avaient lieu, le préfet refusait la demande d’abrogation déposée par le Collectif Testet et FNE [2]. Ce qui revenait à cracher dans la main tendue par le rameau légaliste et citoyen du mouvement d’opposition, puisque cette demande d’abrogation, huée par d’autres composantes du mouvement, proposait une « sortie de crise » honorable aux autorités. Si elle avait été acceptée, le projet initial aurait été abandonné sans remise en cause du saccage entrepris à marche forcée par les autorités en septembre-octobre (alors qu’une demande d’annulation aurait pu conduire à déclarer ce saccage illégal – ce qui aurait eu d’autres conséquences juridiques, notamment pour les inculpés) [3]. En fait, les autorités mijotaient leur propre plan de sortie, un plan qui ne passerait pas par la « démocratie participative » et la cogestion de la crise avec les organisations écologistes et citoyennes, mais par l’activation des réseaux clientélistes inféodés aux élites départementales.
Mi-février, Ségolène Royal déclarait que le projet initial était abandonné, et le Collectif Testet chantait victoire dans les médias, avec ce que cela entraîne de démobilisation. Deux semaines plus tard, sous l’étendard des « brigades anti-pelluts » [4], de petits groupes bloquaient les accès routiers à la Zad deux week-ends d’affilée. Confortablement protégés dans leurs exactions – destruction de voiture d’opposants, menaces, vols de nourriture destinée à la Zad – par les gendarmes présents en nombre. C’est cette stratégie qui a été amplifiée pour l’expulsion, avec succès.
Alors certes, l’expulsion de la Zad de Sivens le 6 mars dernier a été proprement orchestrée par l’Etat et son parti. Mais qu’on se le dise, elle a aussi largement joué sur les contradictions – les oublis, les fatigues, les faiblesses – d’un mouvement hétéroclite qui peine à solidifier ses bases. Autrement dit, on s’est sacrément fait ratiboiser.
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