Chaque hiver – en fait chaque année – la situation devient de plus en plus catastrophique : des familles sont jetées à la rue, vivent sur des trottoirs, dans des hôtels borgnes ou des baraquements de fortune dans les lieux les plus insalubres… Rien qu’à Toulouse, en novembre dernier, un travailleur social pouvait affirmer que, par une nuit de grand froid, le Samu social avait été dans l’impossibilité de proposer le moindre logement à 182 personnes dont une cinquantaine d’enfants pour lesquels l’État n’avait donc eu aucune solution à proposer (« La Dépêche », 19 novembre 2013). Interrogée sur ce point, la préfecture avançait le chiffre ridicule de « 35 places » de créées et la perspective de 25 autres en osant affirmer « … mais nous n’avons pas encore trouvé les appartements pour loger des familles ». Un comble de cynisme, comme si la préfecture ne savait pas qu’au moment même des centaines d’appartements sociaux en parfait état étaient systématiquement détruits dans le quartier de La Reynerie… malgré l’opposition des habitants concernés et dans le silence étourdissant des politiques, des médias, des grandes associations et autres responsables. La parole à des habitants de La Reynerie [1].
Quand vous assistez à toutes ces démolitions, quel est votre sentiment ?
_ « Le premier sentiment, celui qui saisit les habitants, et toute personne un peu sensée, c’est celui d’un énorme gaspillage. Les immeubles de Reynerie destinés à la démolition avaient fait l’objet d’une réhabilitation il y a une dizaine d’années. Tout avait été vérifié et remis en état après l’explosion d’AZF en 2010 [2]. Les appartements sont spacieux, des T4 de 90 m², des T5 de 100 m², conçus pour les familles, avec de grands balcons, 2 points d’eau pour les T5… A quoi rime de casser ça ? Le gouvernement, tous les responsables politiques nous rebattent les oreilles des économies à réaliser, de la nécessité de se serrer la ceinture, et ils dépensent des millions payés par les impôts pour casser des appartements habitables ! »
_ « Démolir, c’est aussi et surtout un coût humain. Que les personnes qui souhaitent partir ou changer de logement puissent le faire, c’est normal. Il ne devrait pas y avoir besoin de démolir leur logement pour le leur permettre. Mais pour les autres, ceux qui ne souhaitent pas déménager, pour un tas de raisons, ce déplacement forcé est désastreux. Et en premier lieu pour les personnes âgées, contraintes de quitter dans la précipitation un logement qu’elles habitent depuis une trentaine d’années. Certains en meurent. »
_ « Le logement, c’est vraiment le dernier rempart contre la misère. Parce que c’est un toit, mais aussi parce que c’est un lieu où se poser, un lieu ou vivre ensemble, un « chez soi ». En être chassé, devoir en partir sans l’avoir décidé, c’est très difficile à assumer. Il faut tout recommencer, sans préparation. C’est pourquoi un des mots d’ordre des habitants contre la démolition était « partir ou rester, c’est à nous de décider ». Certains habitants en sont à leur troisième déménagement imposé pour cause de destruction de leur ancien immeuble ! »
Pourquoi cette casse ?
_ « Les prétextes invoqués pour ces destructions sont essentiellement : la déshumanisation supposée liée aux tours d’immeubles - autrement dit « la faute au béton » -, la « ghettoïsation » des quartiers populaires, et en particulier la part importante d’habitants colorés, d’origine étrangère. »
Qu’en est-il réellement de la valeur de ces arguments ?
_ « Les barres Gluk et Messager contre la destruction desquelles nous nous battons sont dans le quartier de La Reynerie, au Mirail, élément du projet urbanistique de l’architecte Candilis [3], étudié et visité par des élèves architectes du monde entier. Les appartements sont spacieux, confortables (par exemple, une salle d’eau et une salle de bain pour un T5 ou un T6), le cadre est paysager (lac de Reynerie), les infrastructures sociales et culturelles fonctionnent très bien. Les charges comprennent l’eau et le chauffage collectif, fourni par la combustion des ordures ménagères. On est loin de la caricature du quartier champignon, construit dans l’urgence sans planification ni réflexion. »
_ « La justification par exemple, pour détruire la barre Gluck est « aérer le quartier » en plantant un bosquet à sa place. Notons que pour installer le chantier de démolition, il a d’abord fallu raser plusieurs grands et beaux arbres plantés aux abords des cages d’escaliers. »
« On voit bien qu’il s’agit là d’un prétexte. L’architecte Candilis a élaboré son projet en tenant compte des futurs habitants. La préfecture et la marie, elles, dans leur Grand projet de ville (GPV), ne tiennent compte que de l’intérêt des promoteurs. Par exemple, les barres seront détruites, mais il est prévu la construction d’une tour de 10 étages d’appartements plus petits en surface (20 m² carrés de moins pour un T4) mais en accession à la propriété pour la moitié. »
« Dans les années 80, pour justifier un abandon complet de certains quartiers qui devenaient plus pauvres, on nous a parlé de problème d’architecture, de problèmes liés au béton, etc. Autant de mensonges qui permettaient de faire oublier l’essentiel, ce qui arrivait aux gens concernés : le chômage de masse qui se développait, la précarité qui se mettait en place peu à peu. Ce discours s’est aussi racialisé : on nous a parlé d’intégration, de problèmes à propos de gens depuis longtemps en France ou même pour des jeunes français. Aujourd’hui, maintenant que tout est racialisé (« Dis moi ton origine, je te dirai qui tu es, ce que tu vaux... »), pour faire accepter les délogements et l’éloignement des plus pauvres et des plus précaires, on nous parle d’un "bon urbanisme". »
« Pour nous, il ne s’agit pas d’urbanisme, de réflexion sur la ville, mais tout simplement de l’application d’une politique violente et méprisante à l’encontre de toute une partie de la population considérée comme de la poussière que l’on peut déplacer sans conséquences. »
Et la rengaine sur la mixité sociale ?
« Soyons clairs : les gens se logent là où ils peuvent le faire financièrement, là où les loyers et les charges sont abordables, là aussi où ils savent pouvoir créer des liens, bénéficier du soutien de la famille et d’amis. Les habitants des quartiers populaires sont majoritairement des personnes aux revenus modestes, des familles ouvrières, en précarité financière. Et alors ? Les habitants de Saint-Georges [4] ou de Neuilly [5] sont majoritairement des familles riches ou au moins à l’aise financièrement. Personne ne trouve ça anormal. »
« Ce qui crée l’effet ghetto n’est pas que les gens se regroupent selon leurs origines sociales ou autres, c’est le fait qu’ils ne soient pas considérés et qu’ils ne se considèrent pas comme étant de la ville à égalité avec les autres habitants. C’est le fait qu’ils soient rejetés en raison de leurs origines, de leurs supposées différences. Et qu’ils intègrent ce rejet. »
« Qu’on arrête de nous bassiner avec la mixité sociale. Les gens ont des modes de vie liés à leurs revenus. Un quartier conçu uniquement pour le gens aisés se videra au fur et à mesure de ses habitants les plus modestes car il ne leur sera plus adapté : les commerces, les services par exemple, ne sont pas les mêmes selon qu’ils s’adressent à une clientèle aisée ou à une clientèle modeste. Il est vrai que les quartiers populaires sont des lieux où existent encore des solidarités fortes entre les gens et que cela ne plaît pas à tout le monde. La pseudo « mixité sociale » tant vantée vise aussi à détruire cette solidarité : les gens déplacés se retrouvent déracinés, sans attaches, sans histoire, avec tout un réseau à reconstruire sans garantie de réussite. »
Justement, pour les gens qui ont déjà été obligés de partir, ça se passe comment ?
« Pour ceux-là, le bilan n’est pas souvent positif : même si le loyer reste équivalent - ce qui est rarement le cas -, les charges sont presque toujours plus élevées, et en particulier le chauffage. Il est difficile de payer, et même en faisant très attention, certains n’y arrivent pas. Tout est plus cher dans les nouveaux quartiers, conçus pour une population plus aisée. A Reynerie, les magasins sont plutôt bon marché, la solidarité fonctionne. Mais ailleurs, les gens sont seuls, isolés, ils ne peuvent pas compter sur les voisins pour les dépanner, garder les enfants, etc. Sans parler dur regard de certains habitants sur les nouveaux venus du Mirail. Beaucoup d’anciens habitants cherchent à revenir parce qu’ils ne s’en sortent plus dans leur nouveau logement. Il ne s’agit pas de communautarisme, mais de solidarité. Aucun des arguments avancés pour détruire ces centaines de logement sociaux en bon état (et parfois en parfait état) n’est crédible.
Dans le fond…
Dans le fond, le « Grand projet de ville » (GPV), qui programme toutes ces démolitions, consiste en vérité à chasser les plus pauvres du quartier, afin de récupérer du terrain pour les promoteurs et y installer des « moins pauvres » dans des appartements plus petits, plus chers, dont un tiers seulement sera en logement social, le reste étant en accession à la propriété. Des responsables politiques, des urbanistes, des architectes disent en réunion que leur travail est de « changer de population ». »
« A Toulouse, les quartiers populaires se trouvent encore en ville, bien desservis par les transports en commun. C’est une chance et une aide importante pour les habitants : plus on est précaire, plus on a besoin d’être proche des lieux de travail, des agences d’intérim, des écoles, des services sociaux... plus on a besoin de pouvoir se déplacer facilement. Cependant, une ville qui a des quartiers populaires en son centre ne donne pas l’image lisse et branchée attachée aux villes modernes. Les quartiers populaires restent des lieux inquiétants, où les émeutes sont encore possibles, et puis « cachez ces pauvres que je ne saurais voir... ». Autant de raisons pour tenter d’éloigner les plus pauvres de la ville proprement dite. »
« C’est aussi une façon de ne pas traiter les problèmes réels que rencontrent les habitants de ces quartiers : misère, exclusion, trafics, etc. Tous points sur lesquels il y a des choses à faire immédiatement pour améliorer le quotidien. »
La propagande officielle présente le GPV comme le gage d’une ville heureuse et prétend que tout se fait dans la « concertation ».
« Le « Grand projet de ville », c’est donc le projet d’une ville « heureuse », proprette et festive, entre gens de bonne compagnie. Comme le disent les délogés de Gluck : « La mairie projette de belles images de La Reynerie en 2016, mais c’est sans nous, nous n’y serons plus ». Et qu’on ne vienne pas nous opposer l’argument du soi-disant « intérêt général », comme le font la mairie et la préfecture : si elles avaient réellement ce souci, elles ne détruiraient pas de beaux appartements surtout en période de crise : elles veilleraient plutôt à loger tout le monde, plutôt que de gaspiller l’argent des impôts dans des destructions inutiles et de manifester leur total mépris des personnes déplacées et des personnes à la rue ou mal logées. En fait, avec cet argument, elles essaient de culpabiliser ceux qui s’opposent aux destructions et de les désigner comme des ennemis des autres habitants. Traiter la question du logement, c’est se poser la question de quelle ville on veut, et mettre en place une pensée/action à partir des habitants eux-mêmes, sur leur place, leur reconnaissance, leur prise en compte, indépendamment de leur origine sociale ou « ethnique ». Des experts dans ces domaines peuvent donc décider de se mettre au service de ce travail plutôt que contre les gens.
« La concertation n’est qu’un prétexte pour dire qu’on les a consultés, mais nous ne sommes pas les acteurs des changements en fonction de nos besoins, de nos désirs, à partir de nos idées - parce que nous en avons ! Ne sommes-nous pas les mieux placés pour savoir ce dont nous avons besoin ? Dans quel type de logement nous voulons vivre et de quel quartier nous rêvons ? Nous sommes capables de réfléchir, nous sommes riches d’expériences, de savoir-faire, de savoir-vivre, beaucoup de gens à l’extérieur nous envient notre façon de vivre en société à la manière d’un village, nous avons des idées concernant les lieux, les équipements, l’environnement, les travaux, la convivialité, le partage... A côté de tous ces problèmes très graves, il y a aussi celui de l’urgence, lui aussi vital.
« Un logement, un « chez soi », ce n’est pas simplement avoir un toit sur la tête. C’est bien plus que cela : c’est un lieu où se poser, ou « rentrer », ou retrouver les siens. C’est un élément fondamental de stabilité, qui permet de se projeter, d’inscrire les enfants à l’école, de se laver, de cuisiner, de travailler, d’avoir une vie sociale... C’est la fin de l’errance, la possibilité de se sentir d’ici, d’en être réellement. De ce point de vue, ce n’est pas un hasard si depuis la destruction largement médiatisée de « La Jungle », campement des réfugiés de Calais, dans tous les campements déclarés illicites de Roms ou de sans-papiers, l’évacuation s’accompagne d’une destruction méthodique par les bulldozers des cabanes et des effets personnels que les occupants n’ont pas pu emporter. Il s’agit de supprimer toute réalité de ce « chez soi » que les habitants de ces campements réussissent à recréer malgré les difficultés de leurs conditions de vie. »
« Poser la question de la crise du logement uniquement par le biais de construire des réponses d’urgence, même si c’est nécessaire, ne permet pas de traiter la question sur le fond : la précarisation continue, même pour les familles qui sont un moment mises à l’abri. L’urgence n’est en réalité que l’aboutissement d’un long processus qui démarre bien plut tôt, et qu’on ne peut résoudre ou même aborder si on ne réfléchit pas au problème en profondeur en prenant les gens en compte avant, bien avant la rupture de la rue, ou de l’expulsion. Il s’agit par exemple de réfléchir aux situations de toutes les personnes mal logées, dans des conditions d’insalubrité, de surpeuplement, de toutes les personnes qui risquent de perdre leur logement, et de ceux qui sont hébergés provisoirement dans la famille, chez des amis ou dans des structures sociales ou des squats... La question de l’urgence se pose au bout du processus, quand les gens n’ont plus rien, ont tout épuisé.
_ « Alors comment poser les choses avant d’en arriver à la situation d’urgence ? Est-ce que cela est possible, faisable ? Quel travail engager pour cela ? Au-delà de l’urgence la « question du logement » recouvre des situations diverses, dont le point commun réside dans la précarité des personnes concernées. Il y a les gens à la rue, là intervient l’urgence. Il y a ceux qui ont un logement précaire (personnes hébergées, personnes avec très peu de ressources, sans) et craignent de ne pas pouvoir le garder ; les personnes mal logées, dans des appartements insalubres, trop petits, surpeuplés... ceux qui ont été délogés par le GPV et la destruction de leur appartement, et qui se retrouvent dans un logement éloigné, avec des charges élevées, et en difficulté financière ; tous ceux qui ont des ressources très faibles, et qui ne sont pas éligibles au logement social (Rmistes, chômeurs, jeunes précaires, sans-papiers...). Jusqu’à présent, les « Politiques de la ville » successives ont eu comme objectif de casser les barres et les tours des quartiers populaires et d’en disperser la population au maximum. »
« Le problème de ces politiques, c’est qu’on a reconstruit sur des ruines ou construit des habitations avec des loyers qui ne correspondent plus aux HLM. C’est la libéralisation dans tous les secteurs. Les ex-HLM n’échappent pas à la dérégulation subie sur le plan socio-économique. Ces politiques sont imposées d’en haut, les habitantes et habitants n’ont pas droit à la parole. » Au total, le GPV…
« C’est une véritable gifle pour toutes les personnes mal logées ou à la rue : plutôt que de les loger, la mairie et la préfecture détruisent, sans aucune nécessité objective, des logements sociaux vides et habitables immédiatement, en ville, dans un quartier avec toutes les commodités de transport et de services. La démolition pour ces familles, c’est un acte d’une extrême violence, qui les renvoie au néant, qui leur signifie qu’ils ne comptent pas. »
_ « Il n’est pas possible aujourd’hui à Toulouse de prétendre se mobiliser pour le droit au logement de chacun, contre la misère et tout ce qui la favorise, sans prendre position contre la démolition de centaines de logements sociaux salubres dans le cadre du GPV. Vous qui lisez cet article, nous vous invitons à y réfléchir, à en discuter, à faire savoir votre position. Pour notre part, nous continuons à travailler à un moratoire sur les démolitions, travail ouvert à qui souhaite s’y associer. »
Article tiré du site de la CNT-AIT
Les informations "officielles" sur le GPV
complements article