Lettre ouverte au comité de rédaction de la revue Z

A propos de l’article « Alors, vous avez gagné ? », paru dans le numéro 12 de la revue, p. 218 à 225. De la part d’autres Camilles à propos des expulsions/destructions/légalisations sur la (feu)ZAD notre dame des landes.

Bonjour,

Nos commentaires qui suivent à propos de l’article sur les luttes sur la ZAD de NDDL sont motivés par le fait que nous disposons de la connaissance de quelques faits, d’éléments d’analyse et d’une expérience sur place pour la période du printemps 2018. Nous sommes donc plus en mesure d’exercer notre esprit critique sur ce qui est affirmé dans l’article, que sur les autres sujets abordés dans ce numéro. Or, d’importantes omissions et un manque de contextualisation biaisent la compréhension de ces événements que peuvent s’en faire vos lecteurs et lectrices. Ce qui motive cette lettre ouverte.

Concernant le style choisi qui entrelace l’analyse et des propos recueillis, l’insistance mise sur le vécu de l’affrontement avec les forces répressives de l’État produit une mise en scène spectaculaire, renforcée par le choix des photos, qui repousse à l’arrière-plan les affrontements internes entre occupant-es et les intérêts en jeu. Ces antagonismes ne sont mentionnés qu’en passant et sont minimisés en parlant de « quelques coups de pioche » (p. 220) de la part d’opposant-es. Plus loin : « les conflits internes continuaient » (p. 225) : certes, mais sur quelles bases et de quelles manières ? Nous basant sur une déclaration d’intention éditoriale de la revue qui insistait sur la nécessité d’opérer une critique de la critique sociale et de tenter de comprendre les récupérations des luttes que le système capitaliste parvenait à effectuer, avec parfois la complicité objective des mouvements1, nous vous indiquons ci-dessous des faits omis dans l’article, omissions qui vont à l’encontre de cette intention. Le véritable sujet « d’enquête et de critique sociale » sur ces événements n’était pas l’opération militaire maintes fois décrite et de plusieurs points de vue. Cela aurait dû être la compréhension des mécanismes de confiscation de la lutte par une partie du mouvement au détriment et contre d’autres groupes ainsi que la neutralisation de la contestation par l’État avec l’appui de cette même partie du mouvement. Ceci est d’autant plus important que ces mécanismes sont à l’œuvre ici comme ailleurs.
En bref, le groupe d’occupant-es le mieux organisé et le mieux doté en ressources matérielles et sociales a évincé et dégoûté d’autres personnes ou groupes disposant de plus faibles moyens et a su anticiper et utiliser l’intervention de l’État pour se débarrasser des oppositions à leur stratégie en interne. Ce groupe dominant a utilisé des relais au sein de l’ensemble des occupant-es pour le servir directement ou pour représenter une opposition à la fois concurrente et complice.

Trois exemples d’omissions de faits induisant une analyse tronquée :

1) L’opération de « nettoyage » (vous écrivez aussi « libération », c’est le vocabulaire des soit-disant vainqueurs) de la D 281 n’a pas fait s’opposer deux stratégies, comme dans un débat avec facilitation et modération... : cela a été d’abord un coup de force où la violence physique et verbale a été présente, tout en organisant un filtrage aux accès de la route pour éviter la présence d’éventuels journalistes. Le groupe dominant du mouvement d’occupation, allié à leurs homologues des autres composantes (COPAIN, ACIPA, comités de soutien de la région), a fait valoir ses intérêts en intimidant, et menaçant à l’occasion, les opposant-es. D’autre part, et contrairement à ce que vous écrivez, ce n’est pas « rapidement » (après le 22 janvier 2018) que des occupant-es sont venu-es « asséner quelques coups de pioche sur le bitume » mais dans la nuit du 14 au 15 mars, soit plus d’un mois et demi après l’accueil de la préfète sur la route, désormais ouverte aux forces de répression.
L’épisode de la route des chicanes de l’hiver 2017-2018 ne peut donc se résumer dans les termes de l’article où « [...] les quelques kilomètres de la D 281, avec leurs bouts de barricades, leurs carcasses de voitures pleines d’herbes et leurs cabanes qui empiètent sur le macadam, ont tout d’un symbole » (p. 219). Cette description, c’est juste des cartes postales... . Les coups de pioche n’ont été qu’une des réponses à une confrontation sociale et politique d’une ampleur bien plus large et diverse. Pour la période évoquée dans l’article, le camp autogéré de reconstruction de Lama Fâché entre fin janvier et le début des expulsions, ainsi que le « off » de la « fête de la victoire » du 10 février 2018, ont constitué une critique en acte de la stratégie du groupe dominant, impliquant des dizaines d’occupant-es et des soutiens extérieurs. Cette stratégie mise en œuvre depuis des années et qui se concentrait et s’exacerbait sur cette portion de route, visait à renormaliser la zone, en commençant par la D 281. Et elle ne s’est pas déroulée sans susciter des ripostes. Dans la lutte interne entre occupant-es, la route des chicanes en représenta le point de fixation mais aussi l’arbre barricadier cachant la forêt des intérêts antagoniques.
Enfin, les opposant-es, désigné-es de manière sommaire comme considérant « qu’il ne faut faire aucune concession » (p. 219) se sont retrouvé-es bien seul-es pendant deux mois et demi face à la circulation des forces de répression , en repérage sur la route « libérée » par le mouvement et offerte à l’État par les partisan-es de la négociation comme une preuve de leur capacité à maîtriser l’ensemble des occupant-es. Comment faut-il appeler ce mélange de protestations mais aussi d’auto-limitation dont ont su faire preuve les opposant-es à la négociation face à ce genre de provocations, sinon une concession sous contrainte, alors qu’il était évident que cette route constituerait l’axe stratégique de l’offensive militaire ? Renversons le diagnostic pour être en accord avec les faits : c’est le parti de la soit-disant négociation qui n’a fait aucune concession à leurs opposant-es sur la Zad, tout en faisant concession sur concession à la préfecture !

2) Fait bien plus grave omis par l’article, l’une des personnes ayant déclaré avoir pris part à ces manifestations de « désaccord » (les coups de pioche dans le bitume) a été gazée par des personnes masquées, enlevée, mise dans un coffre de voiture et rouée de coups lui occasionnant plusieurs fractures. Elle fut ensuite jetée à peu de distance d’un hôpital psychiatrique d’une commune voisine. Le soir même de son agression, elle se présentait à l’AG en fauteuil roulant pour exiger, avec d’autres, au minimum une condamnation par l’ensemble du mouvement de ces méthodes dignes d’une milice de maintien de l’ordre. Mais ce fut elle qui fut prise à partie, certains leaders officiels du mouvement l’accusant de comportements irresponsables mettant en danger les négociations en cours. Par contre, la réunion des habitant-es du jeudi, dont s’était retiré depuis plusieurs mois le groupe dominant partisan des négociations, a validé un texte indiquant que « le niveau de violence des actes commis sur une personne cette semaine est inadmissible, choquant, et dépasse clairement les limites collectives de la ZAD » (paru dans le Zadnews du 26 mars au 2 avril 2018, p. 22).
Pour sans doute équilibrer les points de vue, vous renvoyez en note 9 à une brochure qui réunie des textes d’opposant-es aux négociations, ZADissidences 1. Pour des lectrices et lecteurs non averti-es, des allusions comme : « quelqu’un doit payer et se retrouver ligoté au petit matin dans un coffre puis fracturé suite aux coups » (p. 27) ne peut pas évoquer grand-chose, puisque ce texte a été écrit pour des personnes vivant sur la Zad et au courant de cette violence.
Mais il existe deux autres brochures « ZADissidences » disponibles sur le net. Et l’on trouve dans la brochure n° 2, parue le 7 juillet 2018, c’est-à-dire avant le bouclage de la revue, une prise de position de la légal team sur les actions de milice sur la ZAD, publiée d’ailleurs sur Indymedia Nantes dès le 30 Mars 2018. C’est le premier texte de cette brochure et il décrit les faits et les condamne sans appel. Les informations étaient donc disponibles avant la parution du numéro 12 de votre revue. Pourquoi ne pas avoir mentionné ce fait et ces références ; n’était-ce qu’un dommage collatéral ?

3) Enfin, vous indiquez en fin d’article que « [...]la majorité du mouvement se résout à jouer la manche administrative et consent à ce qu’elle refusait en février [...] » (p. 225). Non seulement des personnes vivant dans des lieux encore debout fin avril ont effectivement refusé cette stratégie, mais des projets agricoles ont inclus des parcelles où résidaient des occupant-es sans leur accord (par exemple au Rosier, à la Wardine et au Moulin de Rohanne) et les COP signées comportaient une autre clause que celles mentionnées dans l’article : elle obligeait le titulaire à « informer immédiatement l’État, par tout moyen, de toutes occupations par des tiers des Terrains (occupations ou constructions illicites, entreposage de matériaux, stationnement de véhicules, ...)2. Un intense travail de lobbying de la part du groupe dominant et de ses relais, dans ce contexte de pression militaire, a été mené en vue de parvenir à arracher à des récalcitrant-es leur adhésion ou leur non-opposition à la signature de fiches concernant leurs lieux de vie au prétexte d’une soit-disant interdépendance des différents projets.
En fait, la conjugaison de la répression militaire et de l’ensemble des pressions en interne ainsi que l’impossibilité de faire prendre en compte des points de vue et des intérêts divergents, ont contraint une grande partie des occupant-es à quitter la Zad dans les semaines et les mois qui ont suivi. Mais il y a toujours, à l’heure où cette lettre ouverte est écrite, des opposant-es à la négociation avec l’État qui vivent sur zone et tentent de résister au long processus de normalisation en cours3. Ils et elles invitent à de nouvelles « rencontres inter-terreauristes » à partir du 14 septembre à La Grée : https://nantes.indymedia.org/events/46280. Il serait donc plus exact de dire que seule une partie des occupant-es « se résout à jouer la manche administrative » en ayant su imposer de gré ou de force leur hégémonie au reste des occupant-es.

Nous ne voulons pas nous substituer aux membres de la rédaction pour le nécessaire complément d’enquête à réaliser mais nous vous signalons qu’il existe d’autres affirmations qui peuvent provenir d’imprécisions ou d’un manque de recoupement. Par exemple :
En note 10, concernant les membres de la délégation inter-composante : « Trois sont des occupant-es de la Zad élu-es grâce à un processus exceptionnel d’élection sans candidat élaboré sur la zone en février 2018. » (p. 221) : autre exemple de coup de force. C’est un long processus bureaucratique sur la forme (réunions nombreuses et toujours cadrées) qui a exclu la question, fondamentale dans toute lutte, de la nécessité et de la légitimité d’une représentation et de porte-paroles. Cette « élection sans candidat » se décrirait plus simplement comme un mélange de traditionnel copinage et de recrutement participatif innovant. Passant outre les oppositions, deux membres représentaient la pluralité genrée des occupant-es. Et pourquoi un troisième ? Parce que le groupe dominant a imposé en plus son candidat !
Le mercredi 11 avril : « Les tracteurs affluent pour défendre la zone » (p. 221) : affluer ? Défendre ? Une quinzaine de tracteurs stationnaient ce jour-là près des Fosses Noires, retirés avant l’avancée éclair des militaires dans l’après-midi jusqu’à La Saulce. Une quarantaine de tracteurs (mais moins de chauffeurs...) ont été présents sur zone pendant cette période et affectés à des tâches d’intendance ou de représentation.
Le jeudi 12 avril : « Les dons sont réceptionnés à la Grée... » (p. 221) Point de suspension en effet ! L’essentiel des dons furent réceptionnés dans un lieu central et ensuite péniblement acheminés dans les lieux périphériques. Ce lieu central du point de vue des dominants, c’est-à-dire médiatique et officiel, fut Bellevue en 2018, comme ce fut le cas de La Vacherie en 2012.
Le mardi 17 avril : « [...] d’autres réfléchissent à la possibilité d’acheter collectivement du terrain pour continuer d’y vivre et de produire autrement. » (p. 225) : les gages donnés concernant les cadres administratifs et les normes agricoles pour les projets individuels sur la Zad contredisent cette prétention affichée de « produire autrement ».
« [...] la victoire sera de faire de ces terres une machine de guerre communiste » (p. 225) : pour des commentaires, nous laissons la place à des spécialistes du marketing politique... !

Au vu des personnes nommées dans les REMERCIEMENTS (p. 231) « qui font vivre la Zad et qui ont pris le temps de la raconter », et qui sont membres du groupe dominant ou ses alliées, les graves omissions indiquées ci-dessus, proviennent soit d’un « oubli » de leur part et donc invitent le comité de rédaction à un complément d’enquête en élargissant la palette de leurs informateurs et informatrices ; soit c’est malgré ou plutôt à cause de la connaissance de ces faits que ces graves omissions ont été délibérément effectuées.

Dans les deux cas, nous vous demandons, non pas un droit de réponse ce qui supposerait une ou plusieurs voix autorisées (c’est l’apanage des vainqueurs auto-proclamés) mais un complément d’enquête, incluant au moins les trois points mentionnés plus haut, une enquête centrée sur les rapport de domination au sein des luttes pour être à la hauteur de vos intentions éditoriales. Car, comme vous l’indiquez à propos de la grammaire des genres en page 2 de couverture4, et pour étendre la remarque à d’autres rapports de domination et d’exploitation, notamment de classes, nous avons été heurté-es par vos façons bizarres de décrire certains rapports sociaux et déçu-es d’en trouver d’autres trop « normaux » à vos yeux... Nous vous incitons à tenter « d’un numéro à l’autre, de faire de mieux en mieux » (p. 2 de couverture). Ce complément d’enquête, à paraître donc dans le numéro 13, pourra mentionner aussi un ensemble de textes accessibles sur internet permettant aux lecteurs et lectrices d’aller plus loin par elles et eux-mêmes, comme par exemple ceux-ci, exprimant différents points de vue :

Textes :

Merci de votre attention,
D’autres Camilles

P.-S.

L’article est paru initialement sur indymedia Nantes

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