Récit d’une d’une traque aux gilets jaunes ordinaire

Samedi 29 décembre 2018 – acte 7 - Toulouse

"À cet instant l’espace dans le quel je me trouve ne comporte qu’une seule dimension ; et celle-ci n’a que deux directions : l’une, les casques, les énormes boucliers, les voix violentes, les matraques ; l’autre, ces personnes qui semblent s’engouffrer désespérément dans une brèche. Je n’ai même pas besoin de réfléchir pour savoir de quel coté courir. Je me retrouve écrasé par la masse de gens effrayés dans laquelle je vois les visages déformés de terreur."

Je me décide à partir à la manif, assez tard, vers 15h45.

Temps nuageux. Je me dirige vers le centre ville, vers une avenue que je savais empruntée par les manifestant samedi dernier.

Personne : les voitures circulent normalement, pas l’ombre d’un gilet à l’horizon ni trace d’une quelconque manifestation. J’envoie un message à une amie que je devais rejoindre. Je reçois sa réponse quelques minutes plus tard : elle me situe l’endroit, c’est à 5 minutes d’ici, je pars la rejoindre.

Même arrivé à destination, c’est plutôt calme coté manifestants. Avec surprise j’aperçois tout de même un énorme barrage de camions de CRS bien tassé qui bloque la place, mais il ne se passe pas grand chose.

Mes yeux commencent à me piquer. Je réalise alors qu’une atmosphère irritante envahi la place. Les CRS ont du lâcher les lacrymogènes quelques minutes plus tôt et je suis dans les gaz incolores en train de se dégager. Une famille passe, le pas rapide, un enfant pleure, sa mère lui demande d’accélérer, tenant elle-même dans les mains une poussette. J’appelle une dernière fois mon amie pour la retrouver en parcourant la place, que le cortège commence déjà a quitter doucement. C’est bon, elle me fait signe, je la rejoins.

Pas la grande forme. Elle me propose d’aller plutôt se poser dans un bar à jeux, elle est fatiguée. Mais moi j’aimerais bien manifester, je suis venu pour ça. Elle m’explique alors la situation : « ouais mais ils sont hyper agressifs. À peine on est arrivé ici qu’ils nous ont gazés direct. Ils m’ont pété les lunettes de piscine en 2 secondes. Un CRS m’a dit Mme donnez moi vos lunettes. Je les mises au cou, puis quitte à m’étrangler il les a chopé et les a arraché en 2. ». On commence à se faire gazer et quelques explosions se sont entendre, on va plus loin pour discuter.

« J’ai envie de manifester mais j’ai pas envie de me prendre des coups de lacrymo, j’ai pas envie de finir comme notre pote avec un plâtre. Tu te rend pas compte, ils ont sorti le canon à eau direct, alors qu’on avait rien cassé, rien du tout. Là maintenant les manifestants sont un peu plus énervés. Les CRS arrêtent pas de nous poursuivre dans toutes les rues. »

J’insiste un petit peu parce que je ne veux pas me retrouver tout seul, mais sans grand succès. Je la comprends, on se dit au revoir. Je dois dire en effet que n’avais pas vraiment conscience de la violence policière inouïe à laquelle je devais m’attendre.

Il est environ 16h30 et je rattrape donc le cortège de manifestants qui se sont déjà quasiment tous tous insérés dans une rue, laissant derrière eux les gaz embaumant la place. Je reste un peu à l’écart du groupe, en queue de cortège, notamment pour éviter de me faire bousculer dans un mouvement de foule. On se retrouve au bout de quelques minutes au milieu d’une avenue et je peux enfin circuler plus librement et me rendre compte du nombre qu’on est : une bonne centaine.

On descend l’avenue jusqu’au bout, puis on fait demi-tour : les tirs de lacrymos sont trop violents.

On s’enfuit donc dans une rue pas très loin, pour déboucher sur une allée piétonne, qu’on remonte jusqu’à un pont où nous attend un barrage de CRS qui en bloque l’accès. Ils sont cela dit calmes et se contentent de tenir position, pas de quoi s’en méfier : on descend donc tranquillement dans le sens opposé, jusqu’à une petite place où j’ai le plaisir de croiser un ami street-medic : on s’échange quelques nouvelles, puis je continue, il semble attendre des gens.

On s’attend un peu là pour se regrouper. Certains en profitent pour s’aventurer dans la construction d’une petite barricade avec une barrière municipale et quelques bricoles trouvées dans les poubelles. On commence de nouveau à se faire gazer, on se décide donc à repartir dans une rue, je reste encore un peu en retrait.

Tandis que les CRS nous chargent derrière, les traditionnels « ne courrez pas » se font entendre et le cortège se faufile d’un pas rapide dans les rues pour échapper aux lacrymos. On débouche de nouveau sur l’avenue empruntée quelques instants plus tôt, où l’on retrouve un autre groupe de manifestants.

Malgré quelques tirs entendus au loin, l’ambiance est plutôt bon enfant. La largeur des avenues a l’avantage de pouvoir se repérer de loin : certains essaient de retrouver leur groupe d’amis perdus de vue dans l’empressement, d’autres - comme moi - auront la surprise de distinguer dans la foule quelques visages familiers dont ils ignoraient jusqu’alors les préférences politiques : et c’est de nouveau un prétexte pour discuter, échanger.

Quelques slogans sont criés, une personne fait péter de temps à autre des petits feux d’artifice qui projette des jolies couleurs. Au loin, des CRS envoient par erreur un tir de lacrymogène sur le balcon d’une caserne des pompiers : on rigole, on siffle, on applaudit.

De temps en temps on aide des voitures à faire demi-tour en leur expliquant qu’il sera difficile de traverser la foule et qu’ils peuvent recevoir des tirs de lacrymo.

On redescend l’avenue pour arriver à un rond point, quelques CRS sont postés à l’autre bout ; un climat un peu plus lourd se fait sentir : on entend le bruit sourd de l’hélico qui n’est pas très loin et des tirs un peu plus violents se font entendre, notamment quelques grenades de désencerclement qui lorsqu’elles explosent dans l’herbe verte laissent des traces de la taille d’une plaque d’égout.

On arrive cependant à tourner à droite au rond-point. On continue, les CRS sont derrière nous et les tirs de lacrymo sont toujours réguliers. Depuis le début, la plupart me semblent bien entendu totalement injustifiés au vu de l’ambiance plutôt pacifiste du cortège.

Les CRS continuent de nous suivre et de tirer sur nous. Les lacrymos sont très violents. On est de plus en plus serrés. Il faut essayer de ne pas courir pour ne pas générer des mouvements de foule. Mais au milieu des gaz lacrymogènes, qui te brûlent les yeux, t’irrite la gorge et le nez, t’empêche de respirer, où y rester une seconde de plus devient insupportable, ce n’est pas facile. À plusieurs moment je suis aveuglé par les gaz, je dois avancer les yeux presque fermés, en toussant et crachant, mais les CRS étant derrière je ne peux pas faire grand-chose pour me mettre à l’écart de cette situation.

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Un homme sort de chez lui pour voir ce qu’il se passe, on lui conseille de rentrer chez lui pour éviter les gaz. On se presse.

On continue d’avancer. Une jeune femme s’arrête un moment en se secouant le pied qui semble lui faire mal (sans-doute s’est-elle reçue une grenade lacrymo sur ce dernier), je lui demande si ça va : rien de grave, on continue.

De temps en temps ça redevient plutôt calme (hormis l’hélico qu’on entend constamment). Il n’y a trop de dégradations à ce moment, on essaie juste d’avancer et de sortir de ces petites rues qui sont de plus en plus étroites.

On débouche sur une rue un peu plus large où on s’attend un peu. Je vois deux manifestants allumer deux poubelles placées sur la route.

On prend à gauche. L’ambiance s’est reposée, on marche calmement. Selon la durée de mes enregistrements vidéos, un peu moins d’une heure s’est écoulée depuis que j’ai rejoint le cortège : il doit être autour de 17h30.

Au bout de quelques minutes, on entend et voit plusieurs grenades assourdissantes qui pètent au bout de la rue. Les manifestants font demi-tour vers moi, en courant pour certains. J’emboîte le pas dans leur direction.

Mais d’autres CRS nous attendent de l’autre coté de la rue, avec des fumigènes très denses. On s’engouffre donc dans la rue la plus proche (mais étroite) pour les éviter.

Je suis parmi les derniers. Arrivé au bout de la rue je vois un grand groupe qui passe dans la rue en face.

Je ne comprend pas trop ce qu’il se passe. Ah, si : c’était une partie du cortège qui était devant moi, qui avait pris à gauche mais qui ont été contraints de faire demi-tour probablement à cause des lacrymos, encore.

Je commence à réaliser que depuis une dizaine de minutes notre parcours est guidé uniquement par les fumigènes. Les CRS semblent nous emmener un peu où ils veulent. Avec l’hélico au dessus qui a une vue globale de la situation et qui peut guider les équipes au sol pour tenir des points stratégiques, ça semble en effet tout a fait faisable.

La foule est très dense, mais arrive cependant a marcher calmement pour ne pas générer des mouvement de foule. Mais arrivé à l’intersection, ça bouchonne.

J’avance un peu vers la droite mais d’autres CRS nous y attendent, ils tirent les lacrymos et chargent sur nous, d’un pas pressé. Ça crée un mouvement de foule, des gens commencent à s’agiter malgré les instructions « ne courrez pas » qu’on entend régulièrement. On se replie donc dans la rue d’où on venait, vu qu’il semble y avoir des groupes de CRS qui chargent d’un bout et l’autre de la rue qu’on voulait prendre. Ça s’agite beaucoup, la foule court et semble en panique, mais je ne peux pas trop voir les CRS charger d’où je suis.

Je me retrouve parmi les dernier. Ils avancent derrière moi au pas rapide. Ne pas courir. Ne pas courir. Si. Il faut courir : ils sont menaçant et je ressens très clairement un danger pour ma propre personne à ce moment. Je vois leurs casques, leur bouclier imposants. Très rapide. Trop rapide. Ils sont là. Ils sont très violents.

Au milieu de la rue, ça bouchonne. On est de plus en plus serrés. Je ne comprend pas ce qu’il se passe. Ah. Je viens de comprendre. Un autre groupe de CRS doit nous attendre de l’autre coté de la rue. Nous ne sommes plus qu’un gros groupe très dense au milieu de la rue. Les CRS sont juste derrière moi. On se retrouve totalement bloqués. N’importe quel passant se trouvant dans la rue à ce moment aurait été pris au piège aussi.

Quelques personnes crient « oh, oh ! » pour calmer le jeu, d’autres lèvent les mains en l’air pour signifier qu’on ne peut simplement rien faire.

Un homme essaie de négocier : « allez les gars, on va trouver une solution, on est bloqués là… » en tendant le plat de ses mains devant les CRS. L’un d’eux profite de ces mains tendues naïvement pour en attraper une, et la tirer violemment vers leur groupe. Il disparaît derrière ces casques et ces boucliers, possiblement pour se faire frapper.

Ils continuent de pousser avec leurs boucliers alors qu’il était très évident qu’on ne pouvait pas se dégager. Ils arrachent lunettes et masques de protection à leur portée et commencent à donner des coups de matraque à plusieurs personnes.

Mais ils continuent de nous foncer dessus. J’entends quelques tirs. Je suis terrifié.

Certains poussent violemment, d’autres donnent des coups de matraque ou même des coups de poings. D’autres se contentent d’arracher lunettes et masques alors même qu’il nous tassent volontairement dans ce brouillard épais.

Je retrouverai le lendemain au moins une demi-douzaine de grenades lacrymo en face de cette maison. Il n’y avait pas de fumigènes lors de notre premier passage dans la rue : cela signifie que tout ce qui se trouve ici a été tiré « dans le tas », sur nous, foule compacte et sans défense, probablement en tir tendu pour la plupart.

J’entends leur voix puissante et agressive, je ne comprend pas ce qu’ils disent ni pourquoi ils nous crient dessus. Ils sont terrifiants. Alors que pendant toute la manif j’arrivais à marcher calmement même entouré de fumigènes, je me sens paniquer à ce moment. Je me serre sur les autres, même si de toute évidence ce n’est pas ça qui va débloquer la situation. Mon cœur s’agite très vite. Ils semblent invulnérables, avec leur casques avec visière, leurs énormes boucliers translucides, leurs épaisses épaulettes et autres équipements protecteurs. Nous on n’a que nos avants-bras pour se protéger des coups.

À cet instant l’espace dans le quel je me trouve ne comporte qu’une seule dimension ; et celle-ci n’a que deux directions : l’une, les casques, les énormes boucliers, les voix violentes, les matraques ; l’autre, ces personnes qui semblent s’engouffrer désespérément dans une brèche. Je n’ai même pas besoin de réfléchir pour savoir de quel coté courir. Je me retrouve écrasé par la masse de gens effrayés dans laquelle je vois les visages déformés de terreur.

Je reçois un coup de matraque. Je retourne la tête par réflexe, je pense qu’à ce moment je voulais vérifier si il y avait bien un humain derrière cette visière. Oui. Je distingue un visage à travers lequel je perçois une haine intense. L’espace d’un instant je croise ses yeux, des yeux de fureur, que ne comprend pas. On n’a rien fait, pourquoi toute cette haine dans ces yeux ? Je m’engouffre avec les autres vers cette seule issue. Un portail ouvert. Enfin, un endroit où passer, où s’éloigner de gens violents.

Je réalise alors qu’on est chez quelqu’un. Des personnes attendent là : je comprend qu’il n’y a pas d’issue. Mon cœur se calme un peu et je retrouve peu à peu mes esprits, du moins suffisamment pour me rendre compte qu’on est moins nombreux qu’avant, peut-être vingts ou trente. Les autres ont dû trouver un autre endroit où s’enfuir. Des personnes commencent à escalader les murs qui mène aux jardins voisins.

On tente de calmer quelques personnes très énervées afin qu’elles ne cassent rien. J’entends certains tousser, suffoquer, ou bien se plaindre des violences qui viennent de subir : « Putain il m’a mis un pin dans la gueule… ». Je m’en tire bien pour ma part, mis à part le fait que je crache mes poumons…

Je me retourne alors : ils sont toujours là. Ils attendent à l’entrée mais ils ne sont pas sur nous. C’est tout ce qui importe, je ne raisonne qu’à très court terme. J’attends quelques minutes, enfin je ne sais pas vraiment, le temps est très relatif dans mes souvenirs. Toujours le bruit sourd et puissant de l’hélicoptère, mais je n’y prête pas trop attention.

Une personne se tient le visage, à genoux face contre terre, une autre boite et m’explique qu’elle a reçu un tir de flashball dans le genou. Je lui demande si ça va. Je lui explique que j’ai le numéro de mon ami medic que je peux appeler si besoin, peut-être qu’ils pourraient faire venir quelques personnes ici. Il me dit que ça va a peu près. Je me dis que ça ne doit pas être un tir de flashball sinon il aurait bien plus mal. Probablement un tir tendu de grenade lacrymo.

Je retrouve peu à peu mes esprits. Ils sont toujours là et attendent. Ils se sont visiblement déjà séparés car ils ne sont que 3 ou 4, ils discutent, parlent avec d’autres personnes dans leurs talkies-walkies, reçoivent peut-être des instructions.

Ça ne sent pas bon. Ça ne sent pas bon du tout. Je me décide à me préparer à partir. Je me rapproche vers le fond du jardin, vers les personnes en train de grimper. Beaucoup sont déjà partis, je fais parti des derniers.

Il ne faut pas rester là. Je ne veux pas rester avec les CRS, ils sont très menaçants. Je me fous un peu de finir en garde à vue à ce moment, je veux juste protéger ma propre personne. Je sens qu’ils vont attaquer d’un instant à l’autre et que si je suis dans ce jardin à ce moment, je vais me faire tabasser. J’escalade un mur. Je reste debout dessus, j’aide quelqu’un à monter, je reste un peu pour regarder comment la situation évolue. Certains ont le vertige et peinent à escalader. Je réalise que la nuit tombe. J’ai le temps d’envoyer un message à mon amie qui était rentrée fatiguée, en expliquant qu’on s’est fait coincés. Je n’ai pas le temps de décrire davantage la situation : ça y est, ils entrent. J’ai peur. Je vois des lumières approcher, des grosses voix qui crient encore des choses que je ne comprend pas, d’une manière très violente, comme s’ils étaient en train de coincer un groupe terroriste. Je saute de l’autre coté du mur, à travers lequel je peux déjà entendre des cris. J’éteins mon téléphone.

Je pars au fond de la cour avec la personne que je viens d’aider. On se cache un moment, puis on avance vers un espace couvert : un petit garage ouvert accessible par la cour intérieure. Il y a environ une vingtaine de personnes dans la cour, certains d’eux observent sous la porte du garage qui donne sur la rue. On nous fait signe de faire silence.

Je retrouve un ami, ça me soulage un peu, on échange discrètement quelques phrases. Je comprends qu’il y a des gens derrière la porte du garage qui mène sur la rue. Je commence tout doucement à prendre conscience que nous ne sommes plus des manifestants. Nous sommes un groupe de personnes présent sur une propriété privée.

Au bout de quelques minutes la porte du garage bouge violemment par l’extérieur. Les gens autour de moi commencent à courir. Je m’enfuis également. Ça court dans tous les sens. J’entends la porte s’ouvrir et les CRS crier avec leurs voix puissantes. On se bouscule vers une issue. Chacun part où il peut, là où leurs quelques moyens de raisonner à cet instant leur suggère.

Je prends pour ma part un escalier sur ma gauche. On monte très vite, il mène à un petit balcon. Au bout, on peut franchir quelque chose qui mène à une surface horizontale. Un toit de terrasse, plat, sans tuiles, rien qu’on pourrait casser. Je m’y aventure.

Des gens qui attendent aux fenêtres. D’autres sautent du toit, qui donne sur un jardin. Je décide d’attendre avec les autres aux fenêtres. Nous sommes plus que cinq. Il y a de la lumière à l’intérieur : au travers je distingue un couloir éclairé. On toque aux fenêtres. Frénétiquement. En me retournant je vois les CRS qui occupent le jardin où nous étions. Certains d’entre eux forment une petite ligne avec leur grands boucliers, ils crient des choses, agrippent violemment des gens, il y a des cris, quelques uns s’allongent dans l’herbe face contre terre. Il ne faut pas rester là. Il faut s’échapper.

On continue de toquer, plus frénétiquement encore. Je ne réalise pas qu’à ce moment, cet enchaînement d’événements m’ont réduit, hors contexte, au stade de voyou sur le toit d’un inconnu. Je n’ai rien fait moi, j’essaie juste d’échapper à un danger, c’est moi la victime dans l’histoire, pourtant. Mais par l’intérieur de la fenêtre, rien ne bouge. C’est éclairé mais tout calme.

J’entends des mots dans le désordre venant des personnes autour de moi, dont certains d’entre eux semblent exprimer l’idée qu’il y avait des gens à l’intérieur qui nous ont vus et sont repartis. Qu’ils ont prévenus la police. Je ne comprend pas cette réaction. Au moment où j’essaie de comprendre, dans ma peau de simple manifestant qui s’est fait serré par des personnes très menaçantes et organisées, mes pensées se dirigent vers ce que mon quota de points godwin m’empêchent de décrire ici.

Une puissante lumière nous éclaire de l’autre coté. Je ne vois rien : on m’aveugle, mais je comprend que d’autres CRS encore, sont dans cette direction. La lumière dure plusieurs dizaines de secondes ou plusieurs minutes, puis cesse au bout d’un moment. On ne sait pas quoi faire. Les CRS dans le jardin où nous étions ne semblent pas nous avoir vus. Si. Ils nous éclairent aussi.

On attend un certain temps. Au bout d’un moment, trois personnes du groupe se décident à descendre dans le jardin devant nous. Je reste. Je pense à ce moment que c’est mieux, parce que je pense que les CRS ne viendront pas nous chercher sur le toit et que ce dernier me permet d’avoir un peu plus de vue sur la situation et peut-être plus de chances de m’échapper du bon coté si ça se bouscule.

Je reste là encore quelques minutes, avec l’unique personne qui reste. Il faut faire quelque chose. Mais on ne sait pas quoi faire. Au bout d’un moment la personne avec moi m’explique qu’elle souhaite se rendre. Cette idée ne traverse pas du tout mon esprit pour ma part, je ne veux pas la suivre. Je ne veux pas me rapprocher vers ces hommes menaçants. Je ne leur fait pas confiance, quel que soit le contexte dans lequel il m’attrapent, ils me tabasseront.

Je le vois partir, il se dirige vers eux, leur explique qu’il n’a rien fait. Ils lui demandent s’il s’était retrouvé là par hasard.

Je n’arrive pas a réfléchir suffisamment pour démêler cette phase, mais je me ferai la réflexion bien plus tard que non ce n’était pas un hasard, qu’on manifestait et qu’on n’avait pas beaucoup de choix pour échapper aux coups de matraques et que le hasard n’intervenait pas dans ce choix, seul l’instinct de survie intervenait.

Je me décide à descendre aussi. Je m’avance dans le jardin et je vois une personne à travers la clôture qui semble habiter là, il ne m’a pas vu. J’hésite à lui dire que je suis bloqué ici, mais je ne sais plus trop pourquoi je ne l’ai pas fait. Au lieu de ça j’avance calmement. Je n’ai pas eu vraiment conscience à ce moment que c’était une très bonne idée de ne rien dire : en ma nouvelle qualité de voyou malgré moi qui essaie de se cacher, il n’aurait pas compris. Pourtant ça me semblait très évident pour moi à ce moment, que le danger c’était les flics, et que nous on voulait juste pouvoir s’échapper sans trop de coups.

Je m’insère dans des feuillages. Je m’aperçois qu’un homme attendait ici, sans bruit, assez discrètement pour que je m’en rende compte que quand il est tout près de moi. Il pose lentement un index devant sa bouche.

Je m’assois. On attend tous les deux. C’est calme. Je retrouve peu à peu mes esprits. Ça ne semble plus trop menaçant. J’échange quelques phrases à voix basse avec mon nouveau compagnon. Je lui explique que j’étais sur le toit. Lui non. Il me dit de chuchoter, il y a toujours des gens de l’autre coté de clôture qui sépare les deux jardins. Le voisin se plaint à des personnes qui sont sur le toit de sa maison, en leur disant qu’ils vont casser des tuiles : ils répondent qu’ils font attention. À ce moment j’ai retrouvé suffisamment mes esprits pour essayer de m’imaginer à la place des propriétaires. Effectivement de leur point de vue tout doit être différent.

Pendant ce temps, selon un autre témoignage d’une personne du groupe, les CRS, après avoir fait allongé par terre les manifestants et embarqué certains d’entre eux pour des motifs quelconques, auraient fait une petite photo souvenir de groupe (le premier rang assis, le deuxième genou le troisième debout), en civil, matraque à la main. Ils se félicitaient d’une bonne chasse, comme quoi il s’étaient régalés à taper sur la tête des gilets jaunes, tout en criant des insultes et provocations envers ceux immobilisés au sol à coté d’eux.

Je profite de cette pause pour ouvrir mon sac et laisser sur place mes lunettes et quelques flacons de sérum physiologique. Il parait que ce serait un prétexte suffisant pour m’amener en garde à vue. Je trouve cela ridicule et en soit je m’en fout un peu de la garde à vue car je n’ai pas grand chose à me reprocher, mais je ne veux pas que la soirée se poursuive. Je ne veux pas retourner devant des gens effrayants qui vont me poser plein de questions comme si j’avais fait une grosse bêtise. Je veux juste rentrer chez moi.

On entend de nouveau l’hélicoptère au dessus de nous, probablement en train de localiser les personnes sur les toits. Mais nous on est cachés à travers les feuilles. J’apprendrai plus tard par d’autres témoignages qu’il ne se serait pas contenté de localiser les manifestant, mais aurait lâché également des lacrymos dans les jardins pour que ceux qui s’y étaient cachés en sortent.

J’entends un bruit d’explosion. On attend encore, immobiles, pour ne pas se faire repérer. Il fait froid, on est frigorifiés, assis là à ne pas bouger.

Une personne que je considérais être encore à ce moment un manifestant passe devant nous sans nous voir et fait demi tour, constatant probablement qu’il n’y a pas d’issue. Je n’indique pas ma présence, peur de me faire repérer. Une autre. Des personnes discutent juste à coté. On entend un lointain chuchotement “venez par ici !” qui ne s’adressait pas à nous. J’apprendrai plus tard qu’il s’agissait d’un propriétaire voisin qui aidait certaines personnes à sortir.

Selon différents témoignages recueillis par la suite, plusieurs groupes auraient demandé à des résidents s’ils pouvaient se cacher chez eux le temps que ça se calme, en leur expliquant qu’on voulait les tuer. Mais la majorité avaient peur et refusaient en hurlant, même contre de l’argent. Une personne âgée aurait cachée une vingtaine de personnes dans son salon en échange de quelques billets. Je pense que j’aurais en effet donné tout ce que j’avais sur moi pour sortir au plus vite de cette situation.

Mon compagnon me dit qu’il entend des gens manifester. Je ne les entend pas. On discute un peu à voix basse, on s’échange nos prénoms. Au bout d’un certain temps, ça semble bien plus calme : on n’entend plus rien. Lentement, mon compagnon se risque à sortir des feuillages. Je le suis calmement, on observe si il y a des gens dans les parages. On ouvre un petit apprenti, rien. On pense que des personnes étaient cachées là et qu’elle sont parties au moment où on a entendu le venez par ici.

On s’approche d’un mur, derrière ça semble un peu dégagé. Je monte sur un tas de bois - mince, je fais tomber quelques une ou deux bûches. Mais il faut y aller, on y est presque. On saute tous les deux derrière. Un parking. On se dirige vers la sortie qui donne sur la rue. Ça y est. On y est. On est dans la rue, enfin. On se regarde, on sourit, on s’enlace. Tirés d’affaire.

On peut respirer. On marche, personne dans les rues, on peut parler maintenant de manière normale. Tirés d’affaire.

On se dirige vers un feu de bois autour duquel se trouve plusieurs personnes. On se pause un peu atour du feu, ça réchauffe, on a très froid. On débriefe un peu, je rallume mon téléphone pour prévenir mon amie pour qu’elle ne s’inquiète pas plus, je lui expliquerai mais peut-être pas ce soir.

On quitte tous les deux cet endroit chaleureux pour rentrer chez nous, épuisés par la soirée. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est mais l’heure d’envoi des messages indiquait 19h15 environ.

On finit par se séparer quelques minutes plus tard. Je finis de rentrer seul. Je réalise qu’un orteil me fait mal et j’ai mal à l’estomac : je me dis que c’est probablement les lacrymos. Je comprendrai le lendemain que c’était plutôt dû au choc psychologique. J’essaie de me remémorer l’enchaînement des événements de la soirée. Je n’étais pas venu pour tout ça. J’étais sorti manifester. Il faut que j’écrive tout ça.

J’ai rédigé la plus grande partie du texte ci-dessus le soir-même, de suite après être arrivé chez moi.

C’est un moyen de me calmer et à ce moment je suis encore sur le choc de tout ce que je viens de vivre. Je fais ensuite à manger pour au moins deux personnes, je mange tout, puis j’ouvre une bouteille de vin que je siffle presque en entière en quelques dizaines de minutes. Ça aide a me calmer.

J’écoute un peu de musique, regarde des vidéos, glandouille un peu sur les réseaux sociaux, juste pour m’occuper, je ne vois pas ce que je peux faire d’autre. J’ai le regard vide.

Je me réveille en sursaut à 7h du matin. Il y a des lumières qui s’agitent dans la chambre. Oh, il y a le feu ! Non. C’est moi qui déraille. C’est juste mon pc qui diffuse encore des vidéo, je me suis endormi devant. Je n’aurais dormi que quelques heures.

Je prend une douche, j’ai encore le regard vide et mal à l’estomac. Je sors vers 10h pour retourner sur les lieux, notamment pour prendre des photos et me remémorer les événements en passant dans les même rues.

J’ai peur des gens autour de moi. Je me demande s’ils ne vont pas tout d’un coup se jeter sur moi tous en même temps pour me tabasser sans aucune raison. Pour moi ce n’est pas plus incohérent que tout ce qui s’est passé la veille.

J’annule plusieurs trucs de prévu, notamment une randonnée, incapable de faire quoi que ce soit.

Je marche, je mange un peu dans une boulangerie, je marche, je me pose pour prendre un chocolat chaud, je demande à une amie si je peux passer chez elle, ce qu’elle accepte, je la retrouve.

Sans que je ne dise quoi que ce soit, on s’enlace, au moins une minute. Je ferme les yeux. Ça me fait beaucoup de bien de retrouver une personne sur qui compter. Une personne humaine, qui ne va pas me tabasser sans raison. J’imagine qu’elle comprend qu’il s’est passé quelque chose. Je lui explique, elle est choquée. On discute un peu en écoutant de la musique, on se fait une soupe.

Je repars en fin d’après midi, je marche encore un peu dans les rues pour me calmer.

J’appelle un autre ami, street-medic, pour savoir si je peux passer chez lui, pas de problème, j’y vais.

Je lui raconte aussi. Il n’était pas très loin et m’explique sa version, avec notamment sont point de vue medic.

Il y a eu de nombreux blessés sur cette zone. Apparemment ils auraient fait du tir au pigeon à coups de flash-ball sur quelques manifestants qui tentaient de s’échapper au dessus d’un mur (qui devait faire deux mètres). Deux sont touchés, dont un s’est reçu un tir dans l’œil et est à l’hôpital à l’heur où j’écris ces lignes. Il a perdu son œil.

Un autre a le crane fêlé : un CRS l’aurait forcé à retirer son casque de vélo, explosé le casque par terre en sautant dessus, puis a donné un violent coup de matraque sur la tête. Il est lui aussi à l’hôpital. J’étais tombé le matin même sur le casque, cassé en de nombreux morceaux.

En entendant tout ça, je craque. J’éclate en sanglot. Je repense à toute cette violence de la veille, à cette haine insensée qui me terrifie. À cette folie sanguinaire gratuite. Je sens sa main réconfortante sur mon épaule. On passe l’autre partie de la soirée à discuter et refaire le monde, ce qui me permet de me changer un peu les idées.

Je trouverai le lendemain une vidéo où l’on voit bien le déroulement des événements (le cameraman rejoint notre groupe de manifestants à partir de 9’50" et on se fait prendre en tenaille à 13’50") :

https://www.facebook.com/Nfcamedia/videos/756938141339243/

Il y a également quelques articles concernant l’homme blessé à l’œil : https://actu.fr/occitanie/toulouse_31555/gilets-jaunes-manifestant-grievement-blesse-oeil-enquete-ouverte_20623333.html

Voilà je voulais apporter mon témoignage en espérant qu’il soit utile, en tout cas l’écrire m’a beaucoup aidé a surmonter cet événement. On voit beaucoup d’images aujourd’hui et pas beaucoup de témoignages écrits. En regardant les images de violences policières, beaucoup sont tentés de dire que les manifestants ont probablement provoqué ces violences en premier. C’est faux. L’état policier crée la haine et le chaos à partir de rien.

Merci à tous ceux qui m’ont apporté leur soutien. Et courage à tous ceux qui ont vécu des expériences similaires, je suis de tout cœur avec vous.

Manifestant n°143.

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  • 17 janvier 2019

    Il faut absolument flouter les photos de cet article ça peut mettre des personnes en danger ! Et insister pour que les personnes mettant des photos floutent les visages, surtout dans des moments sensibles et pour des personnes des situations incriminantes, et ne pas publier tant que c’est pas fait !

    Bon courage pour la suite et cimer pour l’énergie que vous mettez, faut plus qu’on laisse passer ça

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