Taggeurs ou ennemis de classe ?

« Imagine un instant que tous les tagueurs lâchent leurs noms pour s’occuper avec leurs armes, que sont la peinture et les slogans, des pantins fascistes qui nous gouvernent… Les rues, les voies de chemins de fer et les trains n’auraient-ils pas plus belle allure encore ? »
Le tagueur Dirty Handz, interviewé par Nantes Révoltée, hiver 2022.

Samedi 9 avril, veille de l’élection présidentielle qui portera une nouvelle fois l’extrême droite au second tour, l’artiste Elle-s ou iel-s, prend ses bombes de peinture. Elle va recouvrir un mur tout près de la gare, très visible puisque situé en haut d’un chantier sur une des grandes artères de la ville, dans un quartier populaire en pleine gentrification, le faubourg Bonnefoy.

Ici, s’étale le spectacle d’immeubles à moitié dévastés d’où ont été chassé les familles pauvres et créolisées. Y subsiste sur les ruines des vestiges de cette vie récente : devantures de commerce suspendues au vide, morceaux de jouets, vêtements ou ustensiles de cuisine éparpillés entre les gravats. Certains appartements que frôlent les bulldozers sont encore habités. Le quartier entier est devenu un chantier.

Ici, la politique est une question de vie ou de mort.
Ici prendre la parole, c’est vivre, c’est résister.

Le samedi 9 avril, Elle-s ou Iel-s écrit en lettres blanches de 1m sur fond noir, sur le mur le plus visible de son quartier dévasté : « Si Tu ne t’occupes pas de politique, la politique s’occupe de Toi »

Pendant qu’elle peint une voiture passe en contre bas. Elle n’en voit pas les occupants. Mais elle entend distinctement les insultes sexistes hurlées depuis la fenêtre par 2 ou 3 hommes. Seulement ça, des insultes sexistes.

Il fait beau. Elle est occupée à peindre tranquillement. Elle pense que ce sont des fascistes. Elle sait que ce sont des lâches et qu’ils n’escaladeront pas la barrière pour aller la voir. Ils ne franchiront pas les 20 m de dénivelé et elle connaît par cœur son quartier. Elle continue à peindre, indifférente. Ils partent.

Elle ne pense pas aux tagueurs. Elle connaît les règles. C’est eux qui avaient recouvert son tag la première fois, avec des tags bricolés, au bout de quelques semaines. Pour recouvrir le mur à nouveau, il faut faire plus grand et propre, par respect. Elle s’y emploie.

De toute façon, ça n’a aucun rapport avec une guerre d’individus ou de territoire. C’est un message politique dont la signature importe peu, destiné aux habitant-e-s du quartier, par une artiste du quartier. Elle se dit que les tagueurs ne sont pas des ennemis, qu’ils comprendront l’urgence et l’importance de cette parole, cette citation qui va bien au-delà de la personne qui l’écrit. Elle pense que les tagueurs recouvriront le mur tôt ou tard. Parce que la rue appartient à tout le monde.

Mais la voiture revient. A nouveau, des hommes aux visages indistincts, l’abreuvent d’insultes sexistes, de loin, derrière la barrière. Ça dure 5 minutes, elle met ses écouteurs. Gros son. Il fait beau. Elle s’en fout. Elle songe que décidément les fachos sont vraiment des minables.

Elle ne pense toujours pas aux tagueurs. Elle ne se dit pas qu’uniquement préoccupés par leur égo et leur guerre de territoire, ils se précipiteront pour recouvrir ce qu’elle a peint. Elle se dit qu’ils savent lire, qu’ils comprendront, qu’ils attendront quelques jours.

Pourtant, en moins de 24h, et après avoir agressé non son auteure mais sa porte-parole, le message est effacé, censuré, plus brutalement que ne l’aurait fait la police ou les services de la mairie.

Il est recouvert par 2 énormes CP5 et USK. Terme métaphysique, acronyme ou nom de crew. Cerveau reptilien et testostérone. Un petit clan privé, de privilégiés, drapé dans l’impunité, étalant la banalité de sa connerie décomplexée.

Qu’est devenu le graffiti ? Qui sont ces censeurs qui capitalisent, privatisent des espaces, un médium, un art, un outil d’expression et d’émancipation ? Qui sont ces hommes qui insultent à plusieurs, dans l’anonymat une femme seule qui œuvre en plein jour, à visage découvert dans son propre quartier auprès de sa communauté en lutte ? Les quartiers populaires ont-ils le droit de s’exprimer ? Les tagueurs sont-ils nos ennemis de classe ?

Notre droit à occuper la parole et l’espace politique est inaliénable. Nous ne sommes pas concerné-e-s pas les guéguerres grotesques et les défis que se lancent de petites virilités fragiles. Nous nous occupons d’art et de politique avec ou sans autorisation, dans notre quartier.
Ici et maintenant.

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