Un féminisme 2.0 ?
C’est avec vous que je me suis construit, que les premières bribes de ma pensée politique ont émergé. Longtemps, vous avez été un soutien, une force, un idéal. Ce qui est le plus paradoxal, c’est que j’ai la certitude que sans vous, je ne serais pas qui je suis aujourd’hui. Vous m’avez permis de m’affranchir, de me libérer des injonctions patriarcales, des rôles qui m’étaient imposés, de par mon assignation. Vous m’avez appris que mon corps m’appartenait, que ma sexualité était mienne, que ma colère pouvait être une force, une arme de lutte contre nos oppresseurs. Aujourd’hui, les enjeux sont inversés. Vous êtes passées de l’autre côté, du côté des classes dominantEs, du côté de celleux qui me font violence, et ma colère se dirige contre vous, vous, les féministes cis.
Certaines d’entre vous me considèrent comme un traitre. Comme un oppresseur même. Parce que depuis quelques mois, de la barbe pousse sur mon visage, que ma voix est devenue plus grave et ma mâchoire plus carrée, que mes pronoms sont désormais masculins, et que je me définis comme mec trans.
Certaines pensent que je devrais quitter les espaces en non-mixité, que je ne suis plus concerné par le patriarcat, que je deviens l’ennemi, en raison de critères terriblement arbitraires comme la densité des poils sous mon nez ou la tonalité de ma voix. Même critères absurdes utilisés contre les personnes trans AMAB (assigned male at birth) pour nier leurs identités, les assimiler à des infiltréEs de la classe dominante, et les traiter comme telLEs, sans remise en question aucune de la violence exercée, vos privilèges cis agissant comme des œillères camouflant l’étendu des maux que vous perpétrez.
Et c’est bien pour ça que je ressens aujourd’hui tant de colère à votre égard. Pour ce féminisme cis-centré qui refuse de nous laisser bénéficier d’un espace qui nous revient légitiment. Qui prône trop souvent une prétendue alliance et ouverture qui en réalité n’est rien d’autre qu’une inclusion sous conditions ; nous pouvons faire partie de vos espaces, vous côtoyez, tant que nous avons l’air innoffensifVEs. Il est possible pour vous de faire briller votre rage, d’en user, de la transformer en force, de la rendre visible. Pour nous, c’est impossible, ce serait avoir l’air trop " masculinE", correspondre à la classe des " hommes", des " oppresseurs".
Nous, les personnes trans, AMAB ou AFAB, que nous ayons de la barbe, des seins, un pénis, un dicklit, un clitoris, un torse plat, des poils, un corps imberbe, un cis-passing, un passing trans, pas de passing du tout, les ovaires retirées, des menstruations, des muscles sayants, des cheveux courts, des cheveux longs, du verni sur les ongles, du rouge à lèvres sur la bouche, des talons à nos pieds ou de vielles baskets, une voix de baryton, des gestes délicats, des comportements affirmés ou inhibés, nous serons TOUSTES TOUJOURS oppriméEs par le patriarcat.
Le patriarcat est un système de pouvoir qui permet la suprématie des hommes cisgenres. C’est un système qui existe et se perpétue grâce aux oppressions exercées sur les autres classes de genre. Ainsi, c’est la violence exercée sur les minoriséEs qui permet aux hommes cisgenres de se maintenir dans leur classe dominante et de bénéficier de fait, d’un nombre incalculable de privilèges.
Les violences exercées par la classe des hommes cisgenres sur les classes de genre minorisées sont à la fois économiques, sociales, interpersonnelles, psychologiques et sexuelles. Et ce sont bien ces violences qui déterminent une classe d’individuEs comme oppressive, non pas des attitudes ou des attributs physiques !
Partant sur ce constat, est-ce bien nous, les personnes trans, qui débordons de privilèges et exerçons sur vous une posture de pouvoir ?
Quand on se fait suivre dans la rue et insulter parce que notre passing n’est pas bon ?
Quand toute démarche administrative (recherche d’emploi, location d’appartement, CAF, papiers divers…) devient une épreuve et nous expose à la violence et au rejet parce que notre visage et/ou notre prénom d’usage/ et/ou notre expression de genre ne corresponds pas à ce qui est marqué sur nos papiers ?
Quand nous vivons des ruptures familiales à répétition parce que nous sommes d’abjectes erreurs de la nature ?
Quant à la moindre altercation nous sommes habitéEs par la crainte qu’on découvre qu’on est trans et qu’on a peur pour notre vie et notre intégrité physique ?
Quand nous n’avons pas le moindre modèle, la moindre représentation médiatique ou culturelle pour nous aider à nous construire ?
Quand nous redoutons le moment de nous déshabiller devant unE amantE ?
Quand aller chez le médecin revient à accepter de vivre humiliation, jugements et maltraitances ?
Quand on est psychiatriséEs de force dans nos parcours de transition ?
Quand certainEs d’entre nous sont obligéEs de renoncer à leurs terres, à leurs vies, et se condamnent à l’exil à perpétuité pour pouvoir vivre en cohérence avec leur identité ?
Quand les viols correctifs et les meurtres sont une punition à nos existences ?
Quand vous fétichisez les mecs trans, que vous vous affirmez "gouine" et que vos listes de conquêtes comprennent exclusivement des personnes transmasculines ?
Quand vous vous définissez comme "gouine" et trouvez inimaginable de relationner avec une meuf trans ?
Quand les personnes transféminines ne cispassent pas et que vous vous permettez nier leurs identités en les réassignant de force ?
Quand les personnes transféminines placard se voient interdire l’accès aux seuls espaces qui leurs permettraient d’explorer leurs identités ?
Quand les personnes trans ayant trop d’attributs physiques socialement associés à la masculinité subissent regards méprisants et interrogatoires violents lors des évènements ou des manifestations féministes ?
Quand dans tous les espaces "féministes" les corps représentés sont des corps de meufs cis ?
Quand la lutte antipatriarcale est associée à des vulves ou des pénis coupés et violentés ?
Quand les personnes transféminines sont contraintes au silence et doivent taire leurs opinions sous peine d’être considéréEs comme "l’oppresseur" et traitéEs comme tel ?
Quand les personnes transmasculines sont obligéEs de ne pas paraître trop "gars" sous peine d’être perçuEs comme l’ennemi ?
Quand vous parlez de réunions ou d’évènements entre " femmes " alors que le principe de la non mixité est d’avoir des espaces ou les rapports de dominations sont limités ?
Quand vous parlez "des mecs" comme de vos ennemis sans spécifier qu’il s’agit de mecs cisgenres ?
A quand un féminisme 2.0 ? Un féminisme revisité qui prendrait en compte la violence du patriarcat sur l’ensemble de nos identités ? Qui ne nous essentialiserait plus ? Qui ne serait pas réductible à nos attributs physiques ? Est-il utopiste d’envisager vous voir en position d’alliées ? De voir appliquer un féminisme véritablement intersectionnel qui considérerait vos privilèges cis, nos réalités et nos oppressions ?
Dans l’espoir que vos privilèges ne vous aveuglent plus.
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