Repris sur le site de la CREA.
Toulouse, juillet 2013
« La nuit, de manière générale, correspond au temps de l’absence de règles. On fuit un monde fatiguant, bruyant, enfermant dans des systèmes. Les gens se sentent libres, vivants. […] On croit que tout est permis. Il n’y a plus de règles, plus d’interdits, plus de barrières, donc plus de droit. On a le sentiment que la nuit nie le droit, on l’oublie volontairement. Tout est plus violent la nuit : le face-à-face, la fuite éventuelle, l’humanité ou la sévérité. Tout est plus pur aussi. Les noctambules diront qu’ils ont le sentiment que tout est possible la nuit. Les policiers le diront également. »
Michel Felkay, Donner sa vie au quotidien. Travail de policie en BAC, L’Harmattan, 2003., p104. M.Felkay est commissaire de police, chargé d’une BAC de nuit.
“I’m not free but I’m working on it”
“Je ne suis pas libre mais j’y travaille”
Stevie Wonder
Le quartier Arnaud Bernard est le dernier quartier populaire du centre-ville de Toulouse. Situé entre le quartier d’affaires (Compans Cafferelli) et la luxueuse Mairie du Capitole, nourri de l’immigration populaire nord africaine, ce quartier ne correspond pas aux perspectives du grand projet de métropole européenne. “On sent bien qu’on fait tâche”, c’est le sentiment partagé par tous ceux qui fréquentent cette place et lui donnent son caractère populaire. Le quartier est donc visé comme priorité en matière de rénovation urbaine par les politiques, les entreprises et les médias locaux. Cette rénovation urbaine est basée sur des déplacements de population – les plus en galère – pour laisser place à des quartiers bourgeois, c’est bien une guerre aux pauvres : harcèlement policier, chasse aux “gibiers” sans papiers, destruction culturelle du quartier, programme de vidéo-surveillance massif, droit de décision de la mairie sur l’installation des commerces au nom de “la mixité”… Arnaud Bernard est ainsi désigné comme “zone criminogène” par la préfecture, ce qui autorise la police à y contrôler qui elle veut, quand elle veut en utilisant les méthodes qu‘elle veut. Sur cette place, les classes populaires en général, les Noirs et les Arabes en particulier, ont pour lot quotidien rafles, extorsions, chantages et brutalisations de la part de la police.
Dans la nuit du 22 juin 2013, la place s’anime et la fête échauffe les esprits des flics qui regardent et encadrent de loin, n’osant pas s’attaquer à autant de monde mais cherchant quelques proies à ramener au poste : des Mises A Disposition (MAD), c’est-à-dire des bons points pour leurs carrières. Au fil de la soirée, le quartier se vide peu à peu. Au milieu de la nuit, vers 3h du matin, un groupe d’amis dont X. fait partie, composé en grande partie de basanés et ayant tous en commun les traits du style vestimentaire populaire, tentent de calmer une altercation dans la rue. Surgissent des hommes qui selon les témoins surveillaient la scène depuis un moment. L’un d’eux saisit par la gorge le plus basané du groupe : Y., le colle contre le mur en l’insultant, lui confisquant en plus ses papiers. Y. n’a jamais pu récupérer son titre de séjour. Cette technique policière porte un préjudice terrible et semble bien banalisée dans ce quartier comme dans tant d’autres.
Rien n’indiquait alors qu’il s’agissait de policiers. Les récits des témoins l’assurent : ces hommes étaient habillés en civil (jeans, baskets, sweat…), ne portaient pas de brassard « police » et ne se sont à aucun moment signalés comme tels. Le groupe d’amis saisit qu’il sagit de la police lorsque trois de ces hommes se jettent sur X. Ils le clouent au sol (il fait 1m70 et 70 kg), frappant ainsi une première fois sa tête contre le bitume et lui mettent les menottes dans le dos. Écrasé au niveau de la poitrine par le poids de trois policiers, il semble s’étouffer. Effrayés par la brutalisation des policiers et entendant les suffocations de X., ses amis tentent de calmer les policiers. Ils se font insulter (“faites la taire cette connasse !”…) et taper à coups de matraque. Les nombreux hématomes qu ils portent et la cheville foulée de Z, l’une d’entre elles.eux en témoignent.
À chaque fois que X. tente de faire savoir qu il s’asphyxie, les policiers renforcent la compression.
Au bout de quelques minutes, X. semble KO, toujours maintenu au sol sur le ventre, visage à terre et menotté dans le dos, il est relevé par la chaine des pinces par un policier. Le policier applique ainsi toute la force nécessaire pour relever ces 70 kg en tirant sur les menottes, elles-mêmes serrées au maximum. La douleur est telle que les hurlements de X. effraient la foule qui assiste à la scène. Son poignet gauche se fracture à deux endroits différents et des contusions restent toujours visibles à l’emplacement des menottes. Le policier le traine sur une dizaine de mètres en direction de leur voiture. Au moment de le faire entrer sur la banquette arrière, il envoie cogner sa tête contre la carrosserie avant de l’y jeter. Direction le commissariat, en attendant, dans la voiture, X. reçoit insultes et claques de la part des policiers. Même procédé au moment de sortir de la voiture, un policier le tire de toute force par la chaine des menottes, son poignet est déjà fracturé, puis lui cogne la tête contre la carrosserie. Toujours menotté au dos, il le pousse de dos et par derrière à l intérieur du commissariat. Au passage d’un couloir, un policier place sa main derrière la nuque de X. et projette sa tête contre le mur. Il est fait de même par un agent de police pour ouvrir une lourde porte battante, on y envoie la tête de X s’éclater contre la paroi. Puis il est jeté au sol, sur le carrelage d’un couloir, face contre terre. Une fois encore sa tête frappe le sol.
X. est laissé là, probablement une heure. À de nombreuses reprises, il hurle de douleur, supplie que quelqu’un lui desserre les menottes ne serait-ce que d’un cran. Il reçoit comme réponse des insultes et du mépris.
Il entend par la suite les policiers faire des remarques sur lui en consultant son dossier. X. est engagé dans la CREA (Campagne pour la Réquisition, l’Entraide et l’Autogestion) ainsi que dans les luttes contre les violences policières. Reconnu comme tel par les policiers, il reçoit des coups de pieds dans les côtes.
Nous savons à quel point la police sert à écraser toute forme de lutte.
Plusieurs fois, il suffoque et se relâche complètement pour arriver à respirer. Aucun policier en civil ou en uniforme, ni gradé ni auxiliaire, ne cherche à savoir s’il est vivant ou mort, ne s’inquiète de sa situation de santé, ne le relève ou ne l’assied sur un banc. C’est l’ensemble des policiers de ce commissariat qui s’est alors rendu coupable de non-assistance à personne en danger. L’absence de réaction de chacun des fonctionnaires de cette institution face à cette scène démontre bien que ces méthodes sont banalisées et normalisées. Plusieurs policiers ont passé X. à tabac, tous les policiers d’un commissariat l’ont laissé proche de l’agonie, l’Etat en est pleinement responsable.
Au bout de plusieurs heures, un policier finit par relever X. en empoignant de nouveau la chaîne des menottes, il hurle encore, son poignet le faisant atrocement souffrir.
Finalement, une équipe de jour composée de nationaux en uniforme l’embarque vers l’hôpital. Il est admis à 6h14 aux urgences selon son « bulletin de situation » délivré par le CHU de Purpan. Ces policiers le refilent à des infirmier.e.s.
Durant cette nuit au commissariat, à aucun moment ne lui fut signifié de garde-à-vue, ni proposé d’avocat ni de médecin. Bien sûr, il n’a pas été auditionné car il aurait été bien évidemment impossible de l‘interroger dans cet état devant une caméra et un avocat. Aux alentours de 10h, X. apprend des policiers qui l’ont amené à l’hôpital qu’il était jusqu’à présent en garde-à-vue alors même qu’ils lui signifient que cette dernière est “terminée”. Ces policiers le laissent alors à l’hôpital sans aucun document attestant ni son arrestation ni son passage au commissariat.
X. est par la suite opéré par l’équipe du service de traumatologie qui certifie et décrit les lésions suivantes : fracture trans-scapho-péri-lunaire au niveau de son poignet gauche, contusion de la cheville droite, traumatisme facial avec hématome de l’hémi-face droite, œdème péri-orbitaire, et plaie quasi-transfixiante de la lèvre inférieure. Il lui est également certifié que ses lésions entraînent une incapacité temporaire totale de 60 jours, une incapacité provisoire partielle de 8 jours, et cela “sous réserve de complications”.
Après trois jours passés à l’hôpital, le 24 juin, à sa sortie, X. se rend au service de la médecine légale. Le médecin légiste découvre qu’il a aussi le tympan percé et atteste d’une longue liste de traumatismes et de blessures (voir en fin de texte) :
Ces traumatismes physiques, les séquelles psychologiques et leurs souvenirs perdureront longtemps après les faits.
Cette histoire n’est pas celle de “brebis galeuses” au sein de la police ou de quelques “mauvais” policiers mais bel et bien de l’institution policière. Il n’y a pas “d’accidents” ni de “bavures”. Ce sont les méthodes habituelles d’intervention et de gestion des interpellés par la police dans ce quartier, méthodes qui ont été appliquées sans retenue sur X. Ce sont les techniques normales de chasse et d’écrasement des pauvres menées par la police toute l’année dans tous les quartiers populaires de France et en particulier dans ceux qu’elle doit nettoyer pour faire la place aux bourgeois. Par la suite et dans la même logique, le 17 juillet 2013, à l’endroit exact où X. avait été arrêté un mois auparavant, de nombreux policiers parmi lesquels des équipes de la BAC et des CRS venus en renfort ont employé lacrymogènes et flashball pour disperser des habitants révoltés suite à une descente de police devant la salle de prière musulmane de la rue de l’Hirondelle, en plein Ramadan.
X. a eu beaucoup de chance malgré tout : il n’a pas été tué, contrairement à tant d’autres hommes généralement plus “basanés”. Pour les 6 premiers mois de l’année 2012, pas moins de 12 vies avaient été volées par la police, principalement des pauvres, des Noirs et des Arabes. X. n’a pas succombé à une clef d’étranglement comme Hakim Ajimi tué à Grasse en 2008, menotté et écrasé par la BAC. X. n’est pas mort suite aux coups des policiers comme Ali Ziri à Argenteuil. Il n’a pas pris une balle policière dans le dos comme Amine Bentounsi à Meaux, Il n’a pas été mortellement blessé dans un véhicule de police comme Liamine Dieng à Paris, ni tazé, gazé et tabassé comme Mahamadou Marega à Colombes. A la différence de Yassin Aibeche, Lahoucine Aït Omghar, Zyed Benna, Mohammed Ben Maamar, Wissam El Yamni, Jamal Ghermaoui, El Mahjoub Gmili, Nabil Mabtoul, Youcef Mahdi, Sofiane Mostefaoui, Lakhamy Samoura, Tina Sebaa, Moushin Sehhouli, Abou Bakari Tandia, Bouna Traoré et tant d’autres X. est en vie et se remet progressivement de ses blessures. Que toutes celles et ceux, tué.e.s par la police et la prison reposent en paix. Solidarité complète avec les luttes des familles et des proches pour la dignité, la justice et la vérité.
Au vu de la façon dont ils et elles sont traitées, nous savons qu’il n ‘y a rien à gagner du côté de l’institution judiciaire. Nous pensons aussi à Trayvon Martin, à sa famille et à ses proches aux États-Unis. Ici comme là-bas, nous faisons face aux mêmes systèmes. L’immense majorité des procès, de longues et exténuantes batailles menées par les familles des personnes agressées et/ou tuées par la police, n’aboutissent qu’à des non-lieux pour les forces de l’ordre, les confortant ainsi dans leurs méthodes d’actions et leur férocité.
Nous savons par avance que nous ne gagnerons rien en portant plainte contre les policiers qui ont tabassé X. mais nous voulons démasquer et dénoncer publiquement le fonctionnement de la police dans nos quartiers populaires, entre autres à Arnaud Bernard. En solidarité avec celles et ceux qui, privés de papiers et/ou enchainés par leurs conditions ne peuvent faire entendre leurs voix et traîner en justice ceux qui les agressent, les harcèlent et les humilient continuellement. Nous avons décidé de porter plainte car ce récit est celui du quotidien ici. Pour ne pas laisser le silence et les médias recouvrir les violences policières, pour faire entendre nos voix.
Solidarité avec toutes les insoumissions quotidiennes, toutes les résistances et les révoltes face à la police, ici et partout !
Des proches, des ami.e.s et des camarades de X., Y. et Z.,
des membres de la CREA, des gens d’Arnaud Bernard et des personnes solidaires.
complements article