Sur le rôle des urnes ... Lettre ouverte aux anarchistes

Face à l’appel de groupes autonomes amis à ne pas voter le 30 juin, j’ai besoin, à titre personnel et à titre de possibilité de réflexion collective, de formuler une autre analyse. J’espère qu’elle nourrira un débat qui évoluera et aidera toutes les personnes qui refusent, contestent ou combattent l’existence et l’autorité de l’État à être plus lucides face à l’évolution de cette situation de merde, et à rester unis pour rendre un idéal anarchiste possible un jour, quels que soit nos choix individuels devant le bureau de vote dans quelques jours.

Ceci est une lettre ouverte aux anarchistes pour une réflexion collective contradictoire sur le rôle des urnes dans la situation actuelle.

Mettons-nous bien d’accord sur le cadre de cette discussion. L’idéal anarchiste désire un monde où aucun individu n’abdique son pouvoir politique à autrui comme ce sera le cas lors des élections qui s’annoncent. Ce sera une mascarade supplémentaire. Aucune élection n’a permis la destruction d’un État de la même manière qu’aucun État n’a garanti la liberté et la joie pour toutes et tous, bien au contraire. Détruisons l’État. Certes. Et d’ici là ? L’État, le fascisme et le capitalisme menacent de ne faire plus qu’un. Il est facile d’imaginer que l’arrivée du RN ce ne sera pas forcément pire en étant un mec cis blanc d’origine bourgeoise, ce ne sera pas forcément pire pour moi, mais quelles seront les conséquences d’une telle fusion ? Qui en subiront les violences en premier ? À quel degré ? Quels moyens d’actions et quels espaces auront nous alors en tant qu’aspirants anarchistes pour faire vivre notre idéal ?

On ne peut qu’imaginer, alors imaginons, échangeons là-dessus, partageons nos analyses, évaluons ce qui relève de la peur, ce qui relève du déni, dégager ce qui parait lucide. Il me semble pour ma part que les conditions matérielles d’une résistance à l’hydre capitalo-fasciste seront amoindries avec le Rhaine à l’éxecutif. Les partisans d’une haine et d’une violence revendiquée ont désormais un empire médiatique dédié à leurs idées grâce à Bolloré, ils ont su faire croire à la population qu’ils représentaient l’espoir d’un monde meilleur tout en proposant aux possédants de changer de stratégie pour maintenir l’ordre social : la domination, comme outil répressif mais pas seulement, aussi comme valeur fondamentale, comme culte, un nouveau Dieu idéal pour l’État et le Capital.

Le RN s’est opposé à toute taxation des plus riches et des surprofits des géants de l’énergie, a voté contre la revalorisation du Smic et l’indexation des salaires sur l’inflation, contre un salaire minimum européen, contre la rémunération des stagiaires, contre la protection des travailleurs précaires, contre la revalorisation du personnel soignant, contre la responsabilité environnementale des entreprises, contre le devoir de vigilance des multinationales. Il est pour l’accélération du nucléaire et contre celle des énergies renouvelables. Il a voté contre le pacte vert européen, pour l’accélération de la construction de mégabassines, pour la prolongation de l’utilisation des pesticides, s’est opposé à la diminution de l’élevage et veut supprimer les objectifs de décarbonation du secteur agricole. A voté pour la loi Kasbarian sur le logement – qui facilite les expulsions et criminalise les locataires en impayés de loyers ; et aussi contre l’accélération de la rénovation de l’habitat dégradé. Il refuse de lutter contre les discriminations, a voté contre les sanctions à la discrimination capillaire et a soutenu la très contestée loi Asile et immigration du gouvernement. Il est contre la proposition de loi visant à renforcer l’accès des femmes aux responsabilités dans la fonction publique, a comparé l’avortement à un génocide. Il est opposé à la lutte contre l’artificialisation des sols, il est contre un moratoire sur l’exploitation minière des fonds marins et a tenté de faire supprimer les zones à faible émission,…

A minima, il semble donc qu’en cas d’une prise de pouvoir du RN on risque une accélération sans aucune mesure avec ce qu’on a connu jusqu’ici de la casse sociale, du recul en matière de la libération des femmes, de la persécution des personnes « cheloues », qu’elles soient non blanches, LGBTQI+, handicapées, nomades, vegan, fichées S, une accélération de la destruction des écosystèmes et de nos ressources naturelles, de la prédation des biens communs, etc.

Je regarde ce que l’Histoire récente raconte quand des partis d’extrême droite appuyés par de riches milliardaires arrivent au pouvoir, comme le Fidesz en Hongrie en 2010, Modi en Inde en 2014, Droit et Justice en Pologne en 2015, l’Alliance Populaire en Turquie en 2018, Trump au États-Unis en 2017, Bolsonaro au Brésil en 2019, Fratelli d’Italia en Italie en 2022, Milei en Argentine en 2023,… Alors je vois la suppression du droit de réunion et la restauration de la peine de mort, je vois les emprisonnements sans jugement et les disparitions sans enquête, je vois l’embrigadement de la jeunesse, l’enseignement et la recherche bailloné⋅es, je vois les avortements clandestins, je vois les milices punitives et les massacres communautaires, je vois la corruption généralisée des administrations, etc.

Le risque est là, le risque est grand. Alors soyons scrupuleux, l’urgence exige de la méthode, s’il ne faut pas aller voter contre l’extrême droite que ce soit après avoir étudié sérieusement les enjeux en cours. Et si, dans la situation actuelle, la « gauche » parlementaire était un meilleur ennemi pour nous ? Leurs analyses post-électorales et leurs égos gonflés m’importeront peu si leur donner le pouvoir peut être un outil pour que d’autres, bien pires, ne le prennent pas et empêcher ainsi une dégringolade de notre capacité d’agir. Il ne s’agit pas d’aller voter pour résoudre nos problèmes, évidemment, le nombre de crevards corrompus, de va-t-en-guerre vaniteux et de bellâtres opportunistes abondent au sein de cette « gauche » de riches, mais d’aller voter parce que, là, maintenant, ce serait propice à l’extension de nos luttes. Parce que le risque est grand pour nous toustes, parce que nous aussi on est pris par surprise et qu’on est peut être pas prêts pour la clandestinité. Peut être ça vaut pas le coup, mais parlons-en, la situation mérite qu’on brandisse des arguments plus construits que de répéter un de nos vieux principes. Il n’y a pas de divinité de l’anarchie qui nous punira dans un outre-monde, il n’y a que notre conscience qui se débat dans un monde flou où on en fini pas de nettoyer la merde qui nous noie. Le monde n’est pas binaire, il évolue et se transforme toujours, le révolutionnaire qui se coupe de ce mouvement permanent, notamment par principe, risque de faire perdre de la justesse à son engagement. Je crois qu’il peut y avoir des situations exceptionnelles où un vote peut servir notre lutte. Je me souviens des camarades polonais qui se retrouvèrent en exil ou en prison suite à l’avènement de la droite nationaliste ultra-catholique dans leur pays et nous alertèrent sur l’impasse de la stratégie du pire. J’aimerai ne pas aller voter pour de bonnes raisons, parce que je trouverai que c’est la meilleure chose à faire aux vues de l’évolution du contexte social et politique et de l’idéal que je poursuit, et pas refuser de voter seulement par principe.

Que l’on vote ou pas, que le RN passe ou pas, il faudra de toutes façons continuer les combats. L’occupation de places par des débats, la réquisition d’usines par les salarié⋅es, le blocage de ronds points par des gilets jaunes, l’action directe, éduquer tout le monde, nourrir celleux qui ont faim avec des cantines auto-gérées, chercher les intersections entre les luttes comme pendant Nuit Debout ou la visite du « voyage pour la vie » des zapatistes du Chiapas, expérimenter l’autonomie collective partout où c’est possible comme sur les ZAD d’Oloron, de NDDL, de Roybon, de Sivens, de Gonesse, à l’Amassada, à Bure, aux Lentillères à Longo Maï et ailleurs, saboter l’appareil répressif et industriel par tous les moyens comme pour Lafarge, Atesco, la ferme des mille vaches, les méga-bassines, le TGV Lyon Turin, ou encore la ligne à Très Haute Tension dans les Hautes-Alpes, tout ça pour freiner l’engloutissement des écosystèmes, empêcher la marchandisation de l’activité humaine et l’abrutissement de l’humanité… Et oui, le système électoral participe à cet abrutissement politique que nous combattons.

Seule la rue et sa pression populaire pourront rendre du pouvoir au peuple, mais encore faut-il que le maximum de gens soit au rendez-vous pour que les villes se fassent retourner et que la peur change de camp. Combien seront prêt à descendre mettre le zbeul face à des milices fascistes et des balles réelles dans les rues (il y en déjà, me direz-vous… ) ? Nous ne gagnerons pas la rue avec l’extrême droite à Matignon, parce qu’il y aura l’armée dans la rue. Nous ne gagnerons pas la rue avec l’extrême droite à Matignon parce que celleux qu’on a vu se mobiliser dans ces premières manifs ce ne sont pas nous, anarchistes de tous poils, ni les syndicats de tous bords, ni aucun⋅e militant⋅es d’expérience. Ce sont les jeunes, comme toujours, qui sont sortis spontanément gueuler leur peur, leur rage, leur colère et tout ce qu’iels avaient envie de gueuler. Sans se protéger individuellement ou collectivement, masse enragée soumise à la violence policière pour la première fois, prête à se sacrifier pour rien, car un jeune qui meurt c’est de la peine d’abord, du gâchis ensuite.

Pourquoi se taper la répression d’un régime fasciste, pourquoi risquer des balles dans la nuque et des massacres d’étudiants, pourquoi se priver de l’occasion qui se présente de mettre les gauchos à l’Assemblée, que l’on pourra faire plus surement plier sans gâcher des vies innocentes ?
Pourquoi ne pas rejoindre, juste le temps de deux dimanche, cette « gauche » qui a certes tant trahi le peuple et tant tué d’anarchistes ? L’ennemi que l’on a en face peut permettre à nos luttes de prendre plus ou moins de l’ampleur, mais aussi à des femmes de continuer à se faire avorter, à des caissières de partir à la retraite avant le cancer, à des services publics de pas être vendus tout de suite, à des jeunes d’apprendre à se déplacer en manif, de continuer le combat … Non ?

Oui, on pourra toujours continuer la lutte, organiser la résistance et faire évoluer une situation sociopolitique quelle qu’elle soit vers les conditions d’une révolution sociale, on est d’accord, même avec les pires champions de la haine gratuite et violente au pouvoir il y aura toujours des humains pour se dresser en face, avec l’Autre comme valeur morale fondamentale, les mouvements sociaux qui ont abattus des dictatures violentes le prouvent. Mais ce n’est pas un argument pour abandonner la machine étatique aux partisans les plus dangereux de la suprématie blanche patriarcale conservatrice. Est-ce que ça vaut pas le coup d’essayer de les en empêcher par tous les moyens, même électoral ?

Macron pari gros, en faisant tapis il peut tout gagner, que ce soit ses meilleurs ennemis à Matignon ne serait pour lui pas bien grave et si c’est une Assemblée ingouvernable il pourrait déclencher l’article 16 qui lui donnerait les pleins pouvoirs. Mais il peut tout perdre en cas de victoire du front populaire, la face et le pouvoir. Les conditions matérielles pour une dynamique de masse en direction de l’idéal anarchiste sont loin d’être réunies, considérons l’avancée inexorable du capitalisme vers le préféré de ses régimes politiques autoritaires avec les yeux ouverts, ce n’est pas de notre victoire qu’il s’agit, mais de la défaite de la stratégie macroniste de l’opportunisme « républicain » et d’une gifle à l’extrême droite qui se la pète. Pour celleux qui y croyaient encore, les masques tombent quand les députés LR appellent par anticipation à voter pour l’extrême droite plutôt qu’à gauche au deuxième tour. Tout ça fait déjà du matos pour susciter du débat partout où on passe et démontrer que ce qui leur fait vraiment peur, à tous, c’est que le peuple se mette à faire de la politique (ce qui n’est d’ailleurs absolument pas le projet du nouveau front populaire). Si la « gauche » parlementaire passait au pouvoir le 7 juillet, il ne s’agirait certainement pas de notre révolution mais ne serait-ce pas une évolution vers un contexte politique qui serait plus propice à répandre nos luttes, à multiplier des pratiques et des idées émancipatrices ? C’est servi sur un plateau électoral, prenons le temps de réfléchir ensemble à tous nos moyens de peser dans la balance, il ne s’agit pas de trouver un consensus (il nous faudrait plusieurs vies) mais d’éclairer nos réflexions personnelles par la diversité de nos analyses, profiter du prétexte pour échauffer nos esprits, renforcer nos groupes et nous donner envie d’agir.

JV

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