Où sont les utopies

Un texte qui questionne la place des personnes handies dans les imaginaires militants présent et futur.

Où sont les utopies crip ?

Bonne question hein ? On se connaît pas, mais perso, j’ai jamais lu de fiction utopiques alternatives incluant des gens comme moi. J’entends par là des personnes qui ne sont pas valides, qui ne peuvent pas s’adapter ou assurer leur survie par leurs propres moyens. La vérité, c’est que c’est possible pour personne, mais certain·es sont mieux équipé·es que d’autres. Je sais très bien ce qui arrive aux gens comme moi selon la collapsologie ou les scénarios dystopiques. Dans le « meilleur » des cas, j’ai le droit à une euthanasie en règle avant que tout parte en vrille, dans le pire, je finis d’une manière plus ou moins génocidaire sous la main d’une forme cruelle d’autorité.

Dans le monde post-révolutionnaire, capitaliste ou autoritaire : je disparais, tout simplement. Je n’existe plus dans ces futurs, comme j’existe à peine dans ce présent. Si vous lisez sur ces idéaux dans lesquels les gens se projettent, militant·e·s ou gens ordinaires, je n’en fais pas partie. Au mieux, je suis un ajout de dernière minute.

Quand des gens comme moi demandent « Et nous » ? Que deviendront celleux qui ne pourront pas cultiver leur propre nourriture ? celleux qui ne peuvent pas vivre seul·e·s dans la foret. Qu’est-ce qui se passera pour celleux qui ont besoin de médicaments pour rester en vie ? Que devenons-nous dans ce futur radieux ? Là, il existe deux types de réponses :

Commençons par l’honnête :
« Désolé, mais la seule raison pour laquelle vous êtes en vie, c’est cette société foireuse, et c’est un prix absurdement élevé à payer, vu toute la souffrance que ça implique. Dans le futur que nous construisons, il n’y a pas de place pour la maladie ou la faiblesse, c’est comme ça. Tu meurs quand tu tombes malade et tu te caches dans la forêt quand tu es trop vieux/vieille pour suivre le groupe. » Bien sûr, les choses sont généralement dites avec plus de tact, et ces discours sont partagés entre des gens qui n’imaginent pas une seconde qu’iels pourraient être les plus faibles. Parce qu’iels gardent la forme, évitent les aliments industriels, ne sont ni trop gros ni trop minces et n’attrapent jamais froid. Habituellement, iels n’ont pas de mauvaises intentions envers les personnes handicapées. Iels peuvent même savoir une chose ou deux sur le validisme. Rares sont celleux qui auraient le culot de me dire en face : « je pense que ta vie ne vaut rien ». C’est plus subtil, comme refuser de se masquer au milieu d’une pandémie parce que « les libertés individuelles », considérer l’accessibilité comme une option, ou éviter stratégiquement les gens comme moi.

À l’autre bout, on a la réponse hypocrite : « bien sûr qu’il y a une place pour vous dans ce monde. On construira des systèmes de soutien, pour apporter à chacun·e l’assistance dont iel a besoin. Personne ne sera laissé derrière. Le projet d’avenir qu’on a, il est d’abord à propos de convergences des luttes, d’inclusion, et de care. Bon ok, vous n’êtes jamais représenté·e·s dans nos utopies, mais c’est parce qu’on a oublié, déso. Mais sentez-vous libre de contribuer à l’améliorer hein ! Et le moment venu, bien sûr qu’on trouvera des solutions ! »

15% de la population mondiale, et si facilement oubliable ? Regardez autour de vous, regardez les groupes dont vous faites partie. Combien de personnes handicapées sont réellement impliquées ? Il est peut-être là le nœud du problème. Combien de ces événements militants sont vraiment accessibles ? Combien de fois j’ai vu des orgas se congratuler à ce propos, alors qu’en réalité, c’était le strict minimum sur une échelle d’attentes au ras des pâquerettes. Pourquoi ne pas commencer maintenant ? Quand on a encore la capacité et le « confort » pour le faire ? Pourquoi on arriverait comme par magie à quelque chose dans le futur, alors qu’on en est incapable dans le présent ? Pourquoi faut-il attendre la catastrophe pour construire un système de soutien efficace ? Sauf la forte conviction que ce sont toujours les problèmes des autres dans les deux raisonnements.

Chaque jour, des personnes sont brutalisées et handicapées par la violence policière, mais à chaque fois, les systèmes de soutien se montent comme à partir de rien. À croire que c’est quelque chose d’exceptionnel qui ne s’était jamais produit auparavant. Bien sûr, ces systèmes de soutien ne sont réservés qu’à celleux qui ont fait partie du groupe, qui se sont sacrifiés pour la lutte. Pour les crips, exclu·e·s au seul motif qu’iels ne peuvent pas se conformer à l’idéal validiste du militant, tant pis. Et n’essayez même pas de faire semblant de ne pas savoir à quoi je fais référence. On peut avoir des beaux discours sur le travail de soin, le burn-out militant ou la préservation, à la fin, celleux qui ne peuvent pas suivre le rythme de la majorité efficace sont exclu·e·s. Il y a un terme pour ça : l’eugénisme, et oui, c’est un problème, peu importe comme on l’enrobe pour ne pas dire son nom. Ça m’est vraiment égal que votre idéologie soit libérale, anarchiste ou communiste, si en fin de compte, j’arrive pas à faire de différence avec le fascisme quand on parle de la communauté des handi·e·s.

Il n’y a pas de « monde d’après », on ne construit pas à partir d’une page blanche. Ce qui nous manque maintenant, nous manquera plus tard. J’ai choisi ici de ne parler que des crip, mais dans de nombreux cas, cela s’applique à un tas d’autres minorités. Il n’y a pas d’après-monde sans handicap. Peu importe à quel point vous pensez être en sécurité maintenant, nous respirons toustes le même air pollué, buvons la même eau toxique. Nous devrons toustes faire face à des incendies, des inondations ou des tempêtes. Penser que la plupart des gens passeront leur vie en parfaite santé est un déni complet de la réalité vers laquelle nous nous dirigeons. Et un monde hostile aux personnes handicapées n’est généralement pas si accueillant pour les personnes âgées et les enfants. Ça fait plus beaucoup de monde, non ? C’est quoi la différence entre une utopie totalitaire, et n’importe quelle autre si seuls les forts, les puissants arrivent à vivre une vie décente ?

Parce que nous avons été habitué·e·s à naviguer dans un monde hostile avec nos corps et nos esprits foutus, on a acquis des connaissances qui sont précieuses et qui pourraient profiter à tant de monde. Pourtant, on est encore exclu·e·s de la plupart des cercles politiques et de réflexions. Le déni doit cesser, afin que nous puissions réellement commencer à construire une sorte de coopération sans la peur (réelle ou hypothétique) d’être rejeté la seconde où nous montrons un signe de faiblesse. Et oui, ça commence par rendre vos espace moins inhospitalier pour les crips comme moi. Pourquoi on commencerait pas à les créer là, maintenant ces bulles de futurs auxquels on croit, au milieu du chaos ? De toute façon, j’ai pas votre espérance de vie pour attendre des jours meilleurs.

P.-S.

Ce texte est disponible en format brochure, traduit en français et anglais :

PDF - 242.3 ko
UtopieCrip_BrochurePage
PDF - 251.4 ko
UtopiesCrip_BrochureLivret

Proposer un complément d'info

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un-e administratrice/administrateur du site. Nous rappelons que les compléments d’information n’ont pas vocation à être des lieux de débat. Ne seront publiées que des informations factuelles.

Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Qui êtes-vous ?
  • Votre email, facultatif (si vous souhaitez pouvoir être contacté-e par l'équipe de Iaata)

Publiez !

Comment publier sur IAATA?

IAATA est ouvert à la publication. La proposition d’article se fait à travers l’interface privée du site. Quelques infos rapides pour comprendre comment y accéder et procéder ! Si vous rencontrez le moindre problème, n’hésitez pas à nous contacter.