Beaucoup de critiques ont déjà été faites sur les Soulèvements de la Terre : leur composition avec la gauche, leur instrumentalisation des luttes locales et des gens en général, leur façon verticale de prendre les décisions (« transversalité » dans leur jargon), etc. Un peu moins sur le fait qu’ils sont en train de réhabiliter l’écologie politique – qui nous promet un nouveau monde de merde à coups de transitions énergétiques et digitales et dont les promesses d’hier sont les cauchemars d’aujourd’hui. Rien ne peut plus nous surprendre. Et pourtant…
Fin 2024, les Soulèvements de la Terre ont ainsi cosigné un texte intitulé « La lutte contre les licenciements dans l’industrie est une lutte écologiste », avec la CGT Total Energie Grandpuits, les Amis de la Terre et Extinction Rébellion. Le communiqué évoque « les plans de licenciements massifs dans les secteurs de la chimie, de la métallurgie et le commerce », citant au passage « Vencorex, Arcelor Mittal, Michelin, Auchan, Airbus, Valeo ». Autant d’entreprises dont la nocivité tant dans l’exploitation des gens que dans leur participation aux ravages industriels est évidente.
La moins connue est Vencorex. Que produit-elle ? Dans un texte appelant à la nationalisation de Vencorex, la CGT nous en dévoile quelques pépites : « De Vencorex dépend donc un grand nombre d’entreprises et parmi elles, certaines dont l’activité est stratégique et assure la souveraineté nationale dans les domaines de la défense, de l’industrie spatiale, du nucléaire ou du sanitaire. Le sel, extrait des mines de Hauterives par Vencorex est purifié sur la plateforme de Pont de Claix qui autoconsomme et en revend à Arkema (Jarrie). Ce sel français, de pureté inégalée, sert à la production de Chlore pour Arkema et à la production de perchlorate de sodium, source unique d’approvisionnement d’ArianeGroup pour la fabrication du propergol chargé dans les boosters d’Ariane 6 et dans les missiles stratégiques M51 équipant nos forces de dissuasion nationales. Le Chlore produit sur la plateforme de Jarrie sert, entre autres à la fabrication d’éponges de Zirconium par Framatome, utilisées dans les réacteurs nucléaires civils. De l’acide chloridrique produit par Vencorex dépend la production de Chlorure Ferrique, un agent de traitement pour la potabilité de l’eau fabriqué par Feralco, acteur majeur dans le domaine puisqu’il participe à l’approvisionnement en eau potable de plus de 130 millions de personnes en Europe ». Le nouveau slogan des Soulèvements serait-il « Désarmer l’empire Bolloré, mais armer la France » ?
Merci les Soulèvements de la Terre et ses acolytes de sauver cette industrie, ses emplois et ses très vertueuses activités… On sait depuis longtemps que tous les gauchistes – même repeints en vert – ont la fâcheuse tendance à porter des œillères et à ne pas voir ce qui contreviendrait à leur stratégie du moment. Mais là, quand même, ça pousse le bouchon un peu loin, non, surtout quand la chefferie gouvernementale appelle à entrer en « économie de guerre » et relance tous azimuts l’industrie nucléaire ?
Le communiqué continue en faisant la part belle à la défense de l’emploi, puisque « ce sont les mêmes qui licencient en masse et qui ravagent le monde, exposant au passage les travailleurs et leur santé au pire des pollutions. » L’ennemi de ton ennemi est ton ami. On est dans l’art de la guerre et la stratégie politicarde, pour ne pas dire militaire – mais l’une n’est-elle pas la continuité de l’autre ? Rien de bien inspirant pour qui considère que tous les moyens ne sont pas bons pour parvenir à ses fins… Mais rien de bien étonnant non plus venu des Soulèvements.
Il y a toutefois ici je crois une méconnaissance profonde du monde du travail dans le secteur industriel et des conflits internes dans les industries en déclin. C’est le cas par exemple du secteur de la pétrochimie, où les ouvriers représentent une certaine élite salariale en termes de condition de revenu. On commence souvent à plus de 2000e net et on peut finir souvent avec plus du double, le tout agrémenté de primes parfois rondelettes. Ce n’est pas le monde de la misère. C’est lié au caractère stratégique de ces industries pour les gens de pouvoir, qui préfèrent arroser plutôt que d’aller au conflit, mais cela tient surtout aux luttes que les ouvriers d’antan et d’aujourd’hui ont su mener, imposant un rapport de force avec le patronat. Bien loin de moi l’idée de leur reprocher. Mais ceci ne doit pas occulter les tendances très corpo dans ce secteur, relayées par les syndicats, CGT compris. On comprend pourquoi les salariés, qui travaillent parfois dans ces industries de père en fils, ne veulent pas que ça s’arrête et refusent les plans de licenciement – d’autant plus quand on leur propose à la place, par exemple, d’aller fabriquer des éoliennes à la chaîne pour à peine plus du SMIC. On comprend moins pourquoi des gens qui veulent sauver la planète, ou quelque chose dans le genre, se retrouvent là-dedans.
D’autant qu’il y a aussi des tas de salariés de ces industries qui privilégient de lutter pour partir avec le plus gros chèque possible et les meilleures conditions de reclassement envisageables. Histoire de pouvoir échapper un temps à la misère du turbin, mais aussi pour se reconvertir. Ce sont d’ailleurs souvent les générations entre 20 et 40 ans qui sont les plus ouvertes à changer de boulot, parce qu’ils ont bien conscience de contribuer au désastre ambiant. Et perso, je trouve que c’est plutôt ça la bonne perspective. Bien sûr que l’ouvrier n’a pas la même responsabilité que la direction ou l’actionnaire, mais il n’empêche que ces industries n’empoisonneraient pas la planète sans ouvriers pour faire le job. C’est toute la difficile question de l’emploi dans ces secteurs et dans le capitalisme en général. Or, il me semble que de fait il y a des emplois nuisibles et des industries désastreuses qui ne méritent pas d’être sauvés. Et pourquoi pas, même, critiquer le travail en général ?
Des personnes un tant soit peu soucieuses de cohérence essaieraient plutôt de se solidariser avec les gens cherchant à partir avec le maximum, qui en plus sont souvent en marge des bureaucraties syndicales et de tout leur côté chiant (proximité avec les directions, verticalité, refus du sabotage pour préserver l’outil de travail, etc.). S’associer avec la CGT dans ces industries au moment de plans de licenciement, c’est s’associer avec le syndicat qui défend idéologiquement l’emploi à tout prix, sans vraiment se soucier de la finalité de la production. Pour faire bien, elle peut d’ailleurs elle-aussi, comme le patronat, se donner bonne conscience en vantant les mérites d’une transition écolo à coups de panneaux solaires, voitures électriques et surtout centrales nucléaires. Aidez-nous à garder la boîte sous pavillon CGT et on vous promet un monde meilleur : un capitalisme à visage humain, un capitalisme vert, toutes les conneries dont on sait depuis longtemps qu’elles ne sont que des conneries. Et on évitera de parler du sujet de l’extractivisme nécessaire à ces plans foireux transitionnels, qui vide la planète, pollue à outrance, broie des vies et entretient des guerres partout dans le monde. Mais après tout, ça donnera des débouchés aux missiles qu’on continuera à produire sous label ‘’autogéré’’ (ou ‘’nationalisé’’).
Le communiqué relance aussi le vieux mythe autogestionnaire, déjà prôné par la CFDT dans les années 1970 et qui ne visait pas à en finir avec le capitalisme mais à infléchir ses côtés les plus contrariants – à l’aménager, en somme. Ainsi, le cartel d’organisations déclare que « nous pouvons dessiner une autre issue à la crise écologique et sociale, en socialisant sans rachat les usines condamnées à fermer sous le contrôle des travailleurs, afin de lancer leur reconversion écologique entre les mains de ceux qui en ont l’intérêt : les travailleurs et les habitants. » La socialisation des moyens de production est plutôt une chouette perspective – encore faudra-t-il se mettre d’accord avec la CGT qui dans le même temps appelle à une nationalisation de ces industries, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et encore faut-il s’entendre sur les moyens de production à socialiser.
Derrière ce vieux mythe autogestionnaire se cache surtout celui qu’il serait possible de reconvertir le tissu industriel pour le rendre écolo. Croire qu’un collectif ouvrier, même animé des meilleures intentions, pourra détourner les mêmes infrastructures de leur fonction première, c’est tout simplement prendre des vessies pour des lanternes et ne pas bien comprendre les tenants et les aboutissants des moyens de production actuels. Autogérer dans son coin, c’est de toute façon rester enchaîné aux contraintes du Capital. Sans en finir en même temps avec ces contraintes, et donc sans un élan révolutionnaire, les seules autogestions possibles sont dans des petites niches. Or, on n’autogère pas une usine comme on autogère sa petite maison de santé à la cambrousse avec une pote médecin et un compère infirmier ou sa petite épicerie bio…
Et de toute façon, loin d’être réappropriables, la plupart des infrastructures matérielles de nos sociétés – les autoroutes, les centres commerciaux, les nouvelles technologies de contrôle, l’industrie de l’armement, les mines industrielles, les centrales nucléaires et leurs déchets, etc. – peuvent être considérées comme des forces aliénantes en soi, par nature inappropriables dans une perspective émancipatrice (et garantissant la possibilité d’une vie saine). Il y a de toute façon derrière ce chant de convergence des luttes comme une petite musique rappelant que « le communisme, c’est le gouvernement des soviets plus l’électrification de tout le pays ». On se souvient de ce que ça a donné, merci bien !
Par cette formule prononcée en 1919 par Lénine, les bolcheviks se lançaient dans un vaste programme d’industrialisation en mettant aux pas paysans et paysannes, opposants et opposantes (y compris celles et ceux avec qui les bolcheviks avaient combattu les armées Tsaristes), et toutes celles et ceux qui étaient soupçonnés de tirer au flanc. Désormais les soviets (conseils ouvriers) sont mis au pas, gouvernés depuis Moscou par Lénine et sa garde rapprochée, à travers des plans quinquennaux et des commissaires du peuple. De fait, l’industrialisation n’est pas compatible avec le fait que les personnes décident elles-mêmes de la finalité de leurs activités ; elle est contradictoire avec l’autonomie. Comment se réunir pour décider ensemble quand il faut se hâter à produire et innover ? Et on pourrait prolonger la réflexion en s’intéressant de près aux processus nécessaires à l’activité industrielle, parcellisant les tâches à outrance, séparant et hiérarchisant entre concepteurs et producteurs, contraignant à suivre les cadences des machines. Il n’y a d’émancipation possible que sur les ruines de la société industrielle ! Donc merci de ne pas contribuer à son maintien…
Le capitalisme continue sa mutation. Et à chacune de ses mutations, il y en a qui veulent accompagner sa mutation, en sauvant les emplois, en le verdissant, voire en l’autogérant. Comme si autogérer de la merde était une chouette perspective. Ces luttes défensives pour préserver l’emploi se perdront comme souvent dans les méandres des contradictions de la recherche de croissance et de puissance et rateront l’essentiel : à quoi sert notre « force de travail » et faut-il assurer la pérennité de la société industrielle ? Résister aux conditions réelles et immédiates de l’exploitation ne doit surtout pas, comme le fait en général les syndicats et la gauche (Soulèvements compris), mettre des œillères sur les fondements de la domination et de l’exploitation. C’est comme ça qu’on peut vite finir à défendre les industries qui polluent au nom de l’écologie… Ou carrément des industries qui participent à la fabrication de la bombe atomique ! La cogestion de l’ordre existant empêche de toute façon de trouver les voies d’émancipation des dépendances aux systèmes techniques et bureaucratiques.
Je préfère cette vieille proposition anarchiste : détruire ce qui nous détruit, en finir avec la domination et l’exploitation, incluant cette vieille fonction économique qu’est le travail – ce qui demandera quelques bons efforts. Et il peut être tout à fait cohérent de se solidariser avec des grévistes pour qu’ils obtiennent le meilleur plan de départ possible et qu’ils ne soient pas emmerdés par les administrations de contrôle des chômeurs et chômeuses pendant et après leur reclassement, tout en contribuant de diverses manières à détruire ce qui nous détruit. Encore faut-il considérer la cohérence comme une boussole de l’agir.
Lǎohǔ
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