« C’est ça la gentrification, non ? » disait un habitant de la cité bleue dans le faubourg des Minimes à Toulouse, pour parler des expulsions et des destructions à venir. Loyers plus chers, changement de population, lieux branchés, changement d’ambiance et flicage généralisé sont en général les maux associés au phénomène. Ça n’en reste pas moins mystérieux, comme une fatalité naturelle, inévitable. Un gros mot qui ne dit rien de comment faire face. Essayons de tracer un tableau plus précis où la question du logement servira plus spécifiquement de boussole.
Une ville pour les cols blancs
C’est d’abord une histoire de population. En 1999, on comptait sur Toulouse 46,3% d’ouvriers et d’employés contre 18,4% de cadres et professions libérales. Près de 20 ans plus tard, les premiers ont chuté à 35,7% et le nombre des seconds a doublé et représente près du tiers de la population, avec des revenus deux fois plus élevés [1]. C’est un fait : Toulouse s’est embourgeoisée. C’est très visible dans certains quartiers où les maisons individuelles, au décès de leurs occupant.es, voient l’arrivée d’un foyer plus aisé. Les faubourgs des Minimes, St Michel ou Bonnefoy connaissent cette transformation diffuse. D’autant que l’immobilier est plus accessible en première et deuxième couronne [2] ce qui renvoie les ménages plus modestes vers les périphéries. Une sorte de phénomène « naturel » du capitalisme [3], conséquence d’une évolution de l’emploi et de la marchandisation du sol, mais qui résulte aussi d’un travail de gentrification spécifique où les pouvoirs publics jouent un rôle important.
Reléguer le prolo en périphérie, de gré ou de force
Ce que la mairie investit en pavés et caméras au centre-ville se mesure dans les faubourgs et les quartiers en délaissement et mépris. Ainsi, si on a tendance à voir dans les bars à salade et les cafés branchés des marqueurs de gentrification, c’est ailleurs que les effets les plus important se font sentir. La gentrification n’est pas une simple transformation des commerces mais une réduction de l’espace disponible, intérieur et extérieur, pour les classes populaires. Moins de logements, moins d’espace pour vivre, de dehors où être légitime… C’est une politique agressive de réduction des habitats à loyers accessibles (privé ou public) qui disperse et efface les classes populaires, expulsées des périphéries qui leur avaient été assignées dans les décennies précédentes.
Sous couvert de projets de « renouvellement urbain », on détruit beaucoup et on reconstruit un peu avec de l’accession à la propriété. Non seulement il y a moins de logements, mais ils sont moins accessibles aux plus pauvres. Les habitant-es sont priés d’aller voir ailleurs, avec une bonne dose de mépris au passage. Des habitant-es de la Reynerie mobilisés depuis des années pour pouvoir rester dans leur quartier et, pourquoi pas, profiter des programmes de rénovation, se sont entendu dire par un adjoint au Maire que le projet urbain permettait de « changer les têtes (…) changer les gens, changer la population » [4]. On ne saurait être plus clair. Les personnes dépendant du logement social sont soumises à de fortes pressions par les bailleurs qui usent à l’envi de la carotte d’un meilleur logement et du bâton de l’expulsion, mais aussi de la dégradation du cadre de vie par négligence et manque d’entretien. Dans le quartier des Minimes, à la cité bleue, près d’un tiers des logements vont être détruits et les personnes sont sommées de déguerpir. « On est délaissé, parce que les loyers sont pas chers, on ne rapporte pas de profit. Les caves sont pleines de rats. […] Y a pas de sous pour ici. Sans ça le quartier il est bien, la gare et le centre-ville sont pas loin. C’est dommage qu’on ne nous traite pas convenablement. On est des êtres humains » [5]. Le travail de gentrification ce n’est pas seulement de tout rendre propre, c’est aussi de laisser pourrir certains endroits : pas de pression sur les bailleurs, pas de contrôle du dépôt d’encombrants, peu ou pas de nettoyage sur la voirie. Il y a aussi une intensification de l’usage du sol. Il ne doit pas y avoir de vide, tout doit être « utile » et, bien entendu, l’utilité se mesure à l’aune d’une certaine consommation de l’espace. On construit dessus, on construit autour, on « valorise » : en l’attribuant à la promenade et aux loisirs. Ainsi, les plus pauvres, les sans-logis, voient leurs lieux de survie se raréfier.
À qui ça profite ?
La ville prospère et peut offrir des services de qualité, des équipements culturels modernes et la variété des commerces et leur dynamisme offrent de belles occasions de sortie. On ne va pas se mentir, c’est beau et agréable à vivre. Ainsi, la mairie construit une sorte de consensus urbain où la multiplication des services et la défense du patrimoine favorisent le statu quo. Les spéculateurs, les grosses entreprises immobilières et la bourgeoisie locale sont bien entendu les bénéficiaires directs du processus. Le commerce prospère par l’afflux d’une clientèle aisée et avide de consommations variées. Les pouvoirs publics profitent d’une augmentation continue de la taxe foncière. Et les promoteurs construisent des « produits immobiliers » toujours plus onéreux [6]. Évidemment, tous les biens immobiliers prennent de la valeur. Et que les propriétaires valorisent la « mixité » de leur quartier et en déplorent la « gentrification » ou qu’ils s’en félicitent, cela ne change rien à la situation. « J’ai acheté y a 30 ans et maintenant ça vaut le double au moins », disait un propriétaire du quartier Bonnefoy pour justifier la passivité du quartier et, peut-être aussi, un peu la sienne, contre le projet TESO.
Peut-être que l’augmentation continue des loyers n’est pas encore suffisante pour que l’on s’en alarme. On se contente alors de fustiger tel ou tel événement artistique, un nouveau commerce ou une nouvelle guinguette qui ne sont que des conséquences d’un mal plus profond. Et nous n’arrivons pas encore à trouver les moyens de saisir l’ensemble du processus qui rend la ville peu à peu inaccessible à une fraction toujours plus importante de la population. Une formule qui nous permettrait d’allier à la fois la contestation de l’aménagement urbain et des projets de « rayonnement métropolitain » et les problématiques du logement. Cela impliquerait sans doute de prendre en compte les processus à l’œuvre dans différents quartiers et à différentes échelles de l’agglomération.
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