Et la rue devient un privilège

Prendre la rue, l’occuper, s’y faire voir et s’y compter, une ressource incontournable pour les mouvements sociaux. À l’inverse, la tenir bien propre, la policer, est un objectif et un moyen du pouvoir. Bien entendu on a toutes et tous en tête les sbires correctement casqués, armés, qui gazent et matraquent pour dégager les récalcitrant.es. Il y a pourtant des mécanismes plus insidieux, plus quotidiens, qui participent tout autant au maintien de l’ordre.

On ne va pas se mentir, depuis 1995, j’ai usé le pavé du centre-ville de Toulouse. Cette année-là, lors de mes premières manifs, le premier sinistre droit dans ses bottes faisait face à la rue chaude comme la braise. C’était le plan Juppé et un sacré beau mouvement social. Je me souviens d’un chapelier qui bavait sur les grévistes fainéants qui nuisaient à son commerce. Le lendemain, sa vitrine avait été maculée d’œufs et lui-même en avait pris un ou deux, enfin je crois. C’était des manifs qui ne voulaient pas finir ailleurs qu’au Capitole, parce que « c’est là qu’on rigole ». Les étudiant.es avaient installé une catapulte à PQ trempé dans la colle, la façade de la mairie ressemblait à des chiottes de collège et pas mal de vitres avait explosé…

Cortège non gratta

Il y en eut beaucoup d’autres, des moments où l’on pouvait « emprunter » la rue d’Alsace- Lorraine, en plein centre, avec des cortèges bruyants et plus ou moins disciplinés. Cela a changé sans que l’on s’en rende vraiment compte. D’un coup, on s’est retrouvés avec une quasi interdiction du centre-ville et des barrages mobiles dressés par les flics le long des cortèges. En 2014, suite à la mort de Rémi Fraisse sur la ZAD du Testet, une série de manifs avaient eu lieu. Elles étaient pas mal agitées, avec un peu de casse et beaucoup de lacrymo. Cette succession de samedis mouvementés ne fût pas au goût des commerçants qui ont alors demandé « de ne plus autoriser les manifestations en hypercentre et de les dévier systématiquement sur une zone n’affectant pas le commerce du centre » [1], avec des menaces explicites : « Dans l’avenir, si vous et vos services n’étiez pas en mesure d’assurer la sécurité de nos biens et de nos clients, nous serions contraints de nous organiser pour défendre nous-mêmes la ZAD de l’hypercentre de Toulouse contre toute agression extérieure. » [2]. Si ces rodomontades n’ont jamais donné lieu à une organisation en milice, elles sont néanmoins l’expression d’un sentiment de propriété légitime. Et lors du mouvement des Gilets jaunes, rebelote : « Certains commerçants n’ont aujourd’hui plus rien à perdre et pourraient se faire justice eux-mêmes à force de perdre les nerfs. C’est un miracle s’il n’y a encore rien eu de grave à Toulouse. Le préfet est prévenu. » [3]. On pourrait rire de ces gesticulations si l’effet n’était pas si concret sur nos corps et nos espaces : la dispersion systématique des cortèges avec leur lot de violences et d’arrestations, l’effacement acharné des slogans et des traces des manifestations. Tout cela rend difficile la rencontre et l’élaboration de complicités, sans parler de la visibilité de nos présences et de nos revendications.

Et la rue elle est à qui ?

Pourtant, le moment de la manifestation n’est pas le terrain principal de la bataille pour l’occupation de l’espace. C’est plutôt le résultat de l’hégémonie commerçante, et l’histoire de la rue d’Alsace-Lorraine l’illustre parfaitement. À la fin du XIXème siècle, pour percer cette artère dans le tissu serré de la vieille ville, il a fallu l’imposer à la population. Pendant qu’il travaille à l’avancée d’un projet d’aménagement urbain, le maire d’alors, le Marquis de Campaigno, va tenter de réaliser une opération immobilière aussi juteuse que frauduleuse : le coquin s’arrange à l’avance avec un certain Caunes, fondé de pouvoir d’une banque belge, qui rachète à vil prix l’immobilier bientôt exproprié par la mairie. Si le coup a raté, le projet urbain a bien eu lieu malgré une enquête publique défavorable et un conseil municipal vent debout. L’État l’imposera, à la joie des promoteurs. Deux avenues de type haussmannien sont taillées dans la vieille ville de Toulouse, par la suite nommées dans un élan patriotique : rue d’Alsace-Lorraine et rue de Metz. C’est aussi le moment de la construction des premiers grands magasins, à l’image de ce qui se faisait alors à Paris : libre-service et prix fixe. Après des siècles de culture de l’épargne, il s’agissait au contraire de susciter le désir et de pousser à la consommation. C’est la première fois que l’on construisait un immeuble entièrement dédié au commerce, à l’endroit de l’actuel Primark.

Un aménagement de classe

Depuis, il a coulé de l’eau sous les ponts et de l’asphalte sur la chaussée. Les grandes surfaces ont mis les commerces du centre-ville à rude épreuve. La municipalité a pourtant multiplié la construction de parkings, elle a même rapproché la rocade du centre-ville, coupant des quartiers entiers du reste de la ville pour satisfaire les commerçant.es. Cela n’est jamais assez pour ces derniers : à la fin des années 2000, deux phases d’aménagements vont marquer profondément l’espace du centre. En 2007, une première phase a lieu : peinture au sol, élargissement des trottoirs, « partage des espaces » entre vélos, piétons, voitures et disposition de mobilier urbain provisoire. Le discours municipal est explicite : « Compte tenu des désagréments provoqués par les travaux [du métro], il est juste que la mairie fasse cette action en faveur des commerçants. » [4]. Pas moins de cinq associations regroupant 1682 commerces accompagnent le projet d’aménagement. C’est aussi la mise en place « expérimentale » de la vidéosurveillance en partenariat avec trois associations de commerçants. Quelque dix ans après, les caméras sont présentes de manière massive dans la ville (cf. page X). En 2010, la seconde phase confirme des aménagements qui préfigurent ce qui va bientôt s’étendre à l’ensemble du centre.

Espace réservé

C’est dans le même temps que des entraves aux manifestations apparaissent : d’abord des potelets mobiles empêchant le passage des véhicules, puis des potelets fixes, et enfin des bornes mobiles commandées par la police municipale, lui permettant de « réguler » l’accès au centre. L’aménagement de l’espace est ainsi une sorte de police discrète régissant ce qui peut avoir lieu et place, fixant les limites des possibles. D’autant que la multiplication des animations diverses et variées dilue toute présence dans un grand brouhaha.
Le chapelier est vengé : lui qui pestait contre cette présence envahissante et bruyante des manifestant.es. La rue d’aujourd’hui est réservée au commerce : proprement pavée et aménagée comme un catalogue Ikéa. On a voulu recréer des rues dans des hangars pour rendre les centres commerciaux plus conviviaux, en y favorisant la déambulation, en y installant du mobilier, avec des commerces du type bar, restaurant, etc. Nous voilà à l’étape d’après. La rue ressemble désormais à la fausse rue du centre commercial. La foule impersonnelle s’y presse aux heures d’ouverture et déserte quand tombe la nuit, restituant sa vérité à cet endroit : des vitrines froides qui regardent les quelques passant.es comme pour leur signifier qu’il est trop tard, que ce n’est pas l’heure !
En 2010, l’entreprise qui a posé les petits pavés gris de la rue d’Alsace-Lorraine avait un slogan : « et la rue devient un privilège ». Pour une fois qu’une pub n’est pas mensongère !

P.-S.

Article précédemment paru dans l’empaillé n°5 sous la signature JK

Notes

[1« Toulouse. Manifs des Zadistes : les commerçants du centre-ville prêts à l’autodéfense », La Dépêche, 02/03/15.

[2« Toulouse. Manif des Zadistes : les commerçants du centre-ville veulent créer leur zone à défendre », La Dépêche, 28/02/15.

[3« Acte VII des Gilets jaunes à Toulouse : les commerçants craignent de nouveaux débordements », ActuToulouse, 28/12/18.

[4Capitol Info, n°168, été 2007, p 24.

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