Tu t’intéresses à ce qui se passe en Palestine depuis longtemps, sans pour autant être un militant pro-palestinien. Qu’est-ce qu’une critique tournée vers la révolution a à dire de ce qui se joue là-bas ?
Je dirais que la première chose, c’est de considérer qu’il n’y a pas deux camps, l’un palestinien et l’autre israélien. Ces gens vivent dans un même État et dans une même économie. Au sein de ce même ensemble, disons israélo-palestinien – mais qui relève entièrement d’Israël –, les classes sociales non seulement s’inscrivent dans des différences de statuts juridiques sur la base de critères ethno-religieux, mais sont « zonées ». La bande de Gaza a progressivement été constituées en « réserve-prison » dans laquelle sont fixés deux millions de prolétaires renvoyés aux marges du capital israélien. Mais ce dernier demeure leur maître en dernier instance. Les Gazaouis utilisent la monnaie israélienne, consomment des marchandises israéliennes, ont des pièces d’identités émises par Israël.
La « guerre » actuelle correspond en fait à une situation de militarisation extrême de la guerre de classe.
Une « terre pour deux peuples », une telle grille de la situation en Israël-Palestine est aberrante. Nulle part dans le monde, la terre n’appartient aux peuples. Elle appartient aux propriétaires. Tout ça peut sembler très théorique, mais l’existence même des rapports sociaux viennent renvoyer cette idée des « camps » à ceux à qui elle appartient : les dirigeants.
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Les camps de réfugiés de Cisjordanie, qu’on pourrait considérer comme le cœur battant de la « Palestine », continuent d’être des banlieues de Tel-Aviv. J’ai passé des soirées à écouter des travailleurs journaliers d’un de ces camps raconter comment l’ethnicisation de la force de travail se déployait sur les chantiers de la capitale israélienne : les promoteurs juifs ashkénazes, les prestataires Palestiniens de 1948 pour le passage de la main-d’œuvre des Territoires occupés, les contremaîtres juifs séfarades eux aussi arabophones, etc. Et puis tous les autres prolétaires importés : les Thaïlandais, les Chinois, les Africains, qui, sans-papiers, sont en réalité ceux dont la situation est la pire. Tout ça ne peut pas se mélanger, car chaque groupe a un statut et une place distincte dans les rapports de production. Mais ces mondes ne sont pas poreux, ils sont emboîtés, se regardent, se connaissent.
Des dizaines de Thaïlandais exploités dans l’agriculture sur le pourtour de la bande de Gaza se sont retrouvés tués et enlevés par le Hamas. Maintenant, les patrons israéliens retiennent leurs salaires d’autres pour les forcer à travailler en zone de guerre. Toute critique sociale un peu conséquente doit, dans le cadre de ce qui se passe en Israël-Palestine, intégrer aussi le point de vue des travailleurs thaïlandais. Ce pays n’a pas davantage vocation à appartenir aux prolétaires palestiniens qu’aux travailleurs thaïlandais.
N’est-ce pas un peu botter en touche que de tenter de passer au-dessus de la « question nationale » en Israël-Palestine ?
Israël est parvenu à produire une situation unique au monde : l’intégration d’un prolétariat lui-même ethnicisé (« juif ») à l’État, contre le reste du prolétariat, également ethnicisé (« arabe »). L’État israélien a organisé l’accumulation d’un capital « national » en un temps record, il a organisé l’importation d’un prolétariat « national » et s’est érigé en gardien de l’existence et de la reproduction de ce dernier, menacé qu’il serait dans son existence même par une autre frange prolétarienne (« palestinienne »). Mais si l’on déchausse les lunettes de la fantasmagorie de « l’État garant de l’existence des gens », il apparaît que le prolétariat juif d’Israël constitue une sorte de butin de guerre aux mains de l’État.
Ce n’est pas le cas du côté du prolétariat palestinien, au sein duquel les dynamiques de lutte ont conservé une certaine autonomie, cohabitant de manière complexe avec les logiques instrumentales de leur encadrement politique nationaliste.
Cela peut sembler contre-intuitif, mais je pense qu’il faut considérer que le Hamas est un sous-traitant d’Israël pour la gestion du prolétariat de la bande de Gaza. Comme je le disais, ce dernier, en dernière instance, « relève » du capital national israélien. Tant que celui-ci n’a pas fait le choix d’autoriser le développement d’une autre entité capitaliste, « palestinienne », à ses côtés, le prolétariat gazaoui, même parqué, est inscrit dans ses circuits. Or, cette situation ne peut se passer d’une formation sociale externalisée chargée de la régulation des encagés – il n’y a pas de prison sans matons.
Ce qui se passe n’est pas une guerre inter-impérialiste. C’est essentiellement une « affaire interne », dans laquelle les camps « nationaux » sont un écran de fumée. Dans les événements actuels, il n’y a pas de lutte prolétarienne. La militarisation des antagonismes produite de concert par le Hamas et la classe dirigeante israélienne, produit une « résistance » qui ne contient aucune logique de lutte prolétarienne autonome, même balbutiante.
Ce n’est pas une guerre, mais c’est une gestion du prolétariat surnuméraire avec des moyens militaires qui sont ceux de la guerre totale, de la part d’un État démocratique, civilisé, appartenant au bloc central de l’accumulation. Ces milliers de morts-là me semblent avoir un sens particulier. Ils dessinent une image terrifiante de l’avenir – des crises du capitalisme à venir.
Mais une gestion du prolétariat surnuméraire par voie de tapis de bombes qui, dans la manière dont elle est regardée comme légitime par l’ensemble des États centraux de l’espace capitaliste, inscrit, je crois, ce qui se passe actuellement dans une offensive globale. En France, ce caractère global est particulièrement saillant : on est entré dans une phase où même des formulations politiques derrière des mots d’ordres humanistes sont réprimées – dès lors qu’elles pourraient rencontrer une activité de rue des classes dangereuses. Il n’y a pas d’ « importation » du conflit. Il y a une offensive globale. En ce sens, la lutte, pour nous en France, se joue bel et bien ici, contre la France. Nous avons notre propre nation à trahir, toujours, dès que c’est possible.
Qu’est-ce que le Hamas a à gagner à une telle situation ?
Avant le 7 octobre, mon idée de la situation était la suivante. D’un côté, une offensive de l’extrême-droite coloniale, à la fois pour annexer la Cisjordanie et s’emparer des leviers de l’État israélien. De l’autre, deux appareils d’États palestiniens, vivant exclusivement de rentes, ayant seulement intérêt à se reproduire en tant que tels. J’avais en tête que ces pouvoirs étaient sur la défensive, et que ce à quoi ils se préparaient avant tout, c’était à affronter une perte de contrôle sur les populations à leur charge, à la fois à Gaza et en Cisjordanie.
Parmi mes interlocuteurs en Cisjordanie, qu’ils soient universitaires de gauche ou sous-prolétaires armés, tout le monde me disait il y a quelques mois : « Le Hamas ne soutient pas la résistance sur le terrain. Il pense à ses propres intérêts. »
Et de fait, le Hamas ne s’est pas comporté en organisation de lutte, mais en structure militaire, en État. Mais son opération a ceci de particulier qu’elle contenait nécessairement la perspective d’une riposte israélienne face à laquelle il serait en situation d’imposante infériorité. Le Hamas se comporte en État mais sans les moyens d’un État, et il sacrifie une partie des intérêts d’une partie de son appareil et de sa base sociale à Gaza, dans l’espoir d’avoir davantage à l’avenir. Nombre des chefs vont, par ailleurs, perdre la vie dans cette affaire.
L’opération du 7 octobre constitue, de la part d’une classe dominante, un comportement étonnant, mais qui s’explique avant tout, je pense, par les contradictions qui traversent le Hamas lui-même. C’est une hypothèse, mais il n’est pas inenvisageable que l’opération du 7 octobre ait été conçue par la branche armée du Hamas, sans grande concertation avec la direction politique. (On peut aussi imaginer que l’ampleur de la brèche qui s’est ouverte dans le mur ait surpris les concepteurs de l’attaque eux-mêmes, qui peut-être cherchaient à mener une sorte d’opération-suicide, sans s’attendre à un tel effondrement militaire israélien, qui a ouvert la porte à des massacres de grande ampleur.)
L’opération du Hamas ne relève en rien d’un délire millénariste fanatique. C’est un pari risqué, mais qui peut porter ses fruits. Les options entre les mains d’Israël sont réduites. Il y a la voie de la négociation, celle de la guerre régionale et pas grand-chose entre les deux. Mais ça demeure un pari, car il n’est pas sûr que l’État et le capital israélien vont faire le choix d’une stabilisation.
Dans tous les cas, l’étape « massacre » par tapis de tombes est inévitable, mais ça c’est une autre question, elle ne pose en rien souci aux dirigeants, évidemment.
Tu dis que le Hamas se comporte en État, mais sans en avoir les moyens. Tu dis aussi que s’il sacrifie certains de ses intérêts, c’est pour en avoir davantage par la suite. Est-ce que tu peux préciser ?
Tout simplement être reconnu dans le cadre de négociations. Sans doute pas en vue d’un accord de paix, on n’en est pas là et, en réalité, je pense que ni le Hamas ni Israël n’ont d’intérêt pour un accord global. Mais l’éradication du Hamas, du point de vue israélien, n’est pas sérieusement envisageable. En montrant sa capacité militaire, le Hamas cherche à se montrer incontournable dans le rapport de force régional.
L’échec de la reprise des négociations entre l’Iran et les États-Unis ces dernières années démontre que l’heure n’est pas aux « solutions ». Pour le Hamas, il s’agit, tout le monde le dit, de gripper la solution américaine d’un accord israélo-saoudien. Ce qu’il a à gagner dans l’affaire, c’est d’abord s’imposer comme interlocuteur aux pays arabes de la région, c’est poursuivre la marginalisation de l’OLP [Organisation de libération de la Palestine, dont fait partie le Fatah, mais aussi le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP)] en Cisjordanie et au Liban. C’est conquérir des petits marchés de la représentation palestinienne au détriment de son concurrent de l’OLP.
Les intérêts en jeu sont-ils vraiment aussi étroits ?
Je ne sais pas bien comment répondre à cette question. Évidemment, cette opération militaire et la guerre qu’elle enclenche doivent aussi être regardés dans un contexte mondial où les canaux de régulation capitaliste sont en train de se casser la gueule.
La guerre est toujours, je crois, une tentative de solution à crise de la valorisation capitaliste, comme opération de désaccumulation. Mais elle est aussi l’expression du bouleversement de l’équilibre qui préside au rapport État-capital. Elle est un moment de crise où le contrôle du capital, du capital global, sur l’État se desserre au profit de l’accaparement de l’État par certains secteurs capitalistes particuliers, voire de clans, de politiciens. La guerre entre capitalistes n’est pas seulement une guerre entre impérialismes. Elle met aux prises des acteurs multiples, qui, en l’absence de garde-fous, vont parfois faire des paris risqués, jouer une carte pour tenter de profiter d’un bouleversement des forces en présence. C’est à un engrenage de ce type qu’on assiste depuis la guerre en Ukraine. Les fronts gelés se réveillent : on a eu le Karabagh, maintenant c’est Gaza.
Les états-majors avancent, tentent des plans, testent les résistances, se jettent à l’eau. C’est ce qu’ils ont spontanément envie de faire, tout le temps. Ce qui nous surprend depuis deux ans, c’est à quel point les garde-fous qui les retenaient semblent sauter.
Quelle est la nature de la domination du Hamas sur les gens à Gaza ? Comment assoit-il son pouvoir ; quels gains ses chefs en retirent-ils ; quels liens (ouverts ou non) entretiennent-ils avec Israël ?
Le Hamas est un mouvement issu de la mouvance des Frères musulmans. Comme un peu partout dans le monde arabe, il se développe dans les années 1970-1980 au sein de la petite bourgeoisie palestinienne, dans les Territoires et dans la diaspora. Depuis son entrée dans la lutte contre Israël à la faveur de la première Intifada, cette base sociale s’est élargie à des segments plus prolétariens, avant que le contrôle du territoire gazaoui et sa militarisation ne change profondément sa nature. Il s’est retrouvé, comme on l’a dit, dans la position d’un appareil d’État, avec la nécessité d’intégrer beaucoup d’intérêts catégoriels divers et antagonistes, de jongler entre eux, de les arbitrer. Et, parallèlement, comme Gaza n’est pas un vrai État, le Hamas s’est aussi transformé en un parti-milice, comparable au Hezbollah au Liban.
Cette double évolution a une dimension contradictoire. J’émets l’hypothèse que la guerre actuelle marque en quelque sorte la victoire de la deuxième logique sur la première. La branche armée l’a emporté sur l’appareil d’État ; les circuits rentiers militaires (en provenance d’Iran) l’ont emporté sur les circuits rentiers civils (en provenance du Qatar).
Le Hamas est un mouvement interclassiste, ce qui explique ses mouvements erratiques. La bourgeoisie commerçante de Cisjordanie a fini par s’y reconnaître massivement au mitan des années 2000 : le mouvement a gagné les élections législatives de 2006 en tant que parti de l’ordre : il promettait de mettre fin au chaos sécuritaire, de faire taire les armes, de combattre la corruption, de développer un appareil d’État probe, assurant l’ordre social, avec une redistribution sociale basé sur la charité. Il apparaissait, paradoxalement, comme le parti anti-Intifada, et la majorité des notables des deux centres économiques de Cisjordanie, Naplouse et Hébron, se sont rangés à ses côtés à l’époque, tout en demeurant liés à des intérêts économiques jordaniens. Le Hamas a gagné les mêmes élections législatives à Gaza, mas en y mettant en avant des mots d’ordres de résistance et d’embrigadement militaire qui visaient le lumpenprolétariat des camps de réfugiés. Non dans une logique de soulèvement ou de mouvement social, mais de clientélisme militaire. Contrairement à la Cisjordanie, il n’y a pas à Gaza de bourgeoisie marchande et urbaine.
L’interclassisme, depuis, n’a pas explosé. Le Hamas continue de manier des logiques de mobilisations contraires. Le chef de sa branche armée, Mohammad Deif, est une sorte d’icône mythique, un rescapé de moult tentatives d’assassinat ciblés. Il est érigé en James Bond pour parler aux ados des camps de réfugiés, tandis que des leaders en costards traînent dans les hôtels 5 étoiles du Qatar et mangent toutes sortes de bonnes choses avec des ministres et des capitalistes du monde arabe ou turc. Et si c’est la frange Mohammad Deif qui lance une opération comme celle du 7 octobre, la frange costard-cravate la laisse faire parce qu’elle nourrit de secrets espoirs d’en récolter les fruits dans les couloirs diplomatiques.
Je suis plus circonspect quant à ce qu’en pense la bourgeoisie compradore de Gaza-city, alors que ses villas se font raser par les bombes.
Quelles sont les caractéristiques de l’exploitation des prolétaires à Gaza ?
J’ai passé pas mal de temps en Cisjordanie, mais je ne connais pas directement la bande de Gaza. Du fait de sa situation politique et géographique, collé à un espace d’intense accumulation capitaliste, on pourrait dire que Gaza est une grosse « poubelle » d’Israël. Mais même dans les poubelles des capitalistes il y a des divisions sociales.
C’est une sorte de ghetto, en somme ? Concrètement, est-ce que les prolétaires gazaouis ont du travail (formel ou non), ou faut-il les tenir majoritairement pour des surnuméraires ?
« Surnuméraires », dans le sens où le travail à Gaza ne permet presque nulle part d’accumulation capitaliste. Les capitaux qui circulent à Gaza proviennent essentiellement de rentes (et encore, ce sont de bien petites rentes) : rente de l’aide extérieure (Iran et Qatar), rentes de situations de monopoles (les tunnels). Les profits générés ne découlent pas de l’exploitation du travail par des capitalistes. La reproduction des prolétaires et la valorisation sont deux processus distincts, comme dirait l’autre. Les patrons sont dans leur écrasante majorité petits et l’État ne régule rien.
Gaza un espace complètement à l’écart des circuits de valorisation capitalistes, comme bien d’autres périphéries du monde. Il n’y a pas de « bourgeoisie nationale », car il n’y a pas de capitaux gazaouis. Il n’y a pas non plus de « bourgeoisie traditionnelle » comme en Cisjordanie ou à Jérusalem – ces vieilles familles assises sur un capital marchand et foncier poussiéreux mais encore efficient dans les rapports sociaux. En revanche, il y a bien à Gaza une forme de nouvelle bourgeoisie « compradore », assise sur des rentes de circulation. Ce n’est pas une classe au sens strict, c’est une formation sociale qui tire des revenus massifs de sa position d’intermédiaire dans les échanges avec les capitalistes étrangers (par opposition à une bourgeoisie ayant des intérêts dans le développement de l’économie nationale).
Une partie de cette bourgeoisie coïncide avec l’appareil politique du Hamas, car les capitaux qui circulent sont largement issus d’une rente de nature géopolitique, ils proviennent d’États tels que le Qatar ou l’Iran. Mais il y a aussi d’autres rentes, par exemple liées à la circulation frontalière avec l’Égypte. Des fortunes se sont bâties autours des tunnels de contrebandes, et là on est plutôt dans la figure du féodal mondialisé – typiquement un rapport patrons-travailleurs. Il y a eu en 2007 d’intenses affrontements armés entre des formations sociales claniques et l’appareil politico-militaire du Hamas à Rafah, dans le sud de la bande, avec pour enjeu la taxation de la circulation des marchandises.
Le Hamas, au contraire de l’Autorité palestinienne (AP), n’est pas en charge des services publics, ce n’est pas lui qui paie les salaires : ceux-ci sont toujours à la charge de l’AP. C’est d’ailleurs un enjeu de chantage permanent : régulièrement, l’AP coupe ou réduit les salaires des fonctionnaires de Gaza pour affaiblir le Hamas.
Régulièrement aussi, et sans doute en partie en conséquence, il y a des mobilisations « sociales », qui réclament la dignité – typiquement l’eau, l’électricité, les salaires. Le Hamas les réprime, plus ou moins violemment, avec une certaine retenue néanmoins qui laisse penser qu’il fait attention à ne pas jeter de l’huile sur le feu. La présente offensive militaire fait suite à un épisode de ce type qui s’est déroulé cet été. On peut facilement imaginer qu’il y a un lien, ou en tout cas une logique, qui lie ces deux types d’événements.
La contestation du Hamas-gestionnaire et le soutien au Hamas-combattant ne sont pas du tout antagonistes. Le premier s’attaque à votre dignité, tandis que le second la venge. Sans le Hamas-combattant, le Hamas-gestionnaire aurait sans doute à affronter une contestation plus importante à Gaza.
Tu dis que tu « connais » mieux la Cisjordanie que Gaza. Entre ces deux territoires, y a-t-il d’importantes différences ou au contraire assiste-t-on à deux variantes d’une même logique ?
La bande de Gaza est depuis longtemps cette « poubelle » à surnuméraires que j’évoquais plus haut. Un minuscule territoire vers lequel ont été poussé en 1947-1948 un flot de réfugiés, qui a submergé la population locale, essentiellement paysanne. Il n’y a aucune ressource là-bas. En Cisjordanie, la formation de classe est différente, avec des villes et des notables. Et il y a des ressources agricoles et hydrauliques, qu’Israël s’accapare. Les salaires sont deux fois plus élevés, il y a quelques industries, qui reposent sur une intégration relative entre la classe compradore de l’AP et le capital israélien. Le Fatah, qui gouverne les villes, est un parti qui n’a plus de cohérence sociale. En 2006, il a perdu les élections contre le Hamas. En 2007, il a fait un coup de force, soutenu par Israël et les États-Unis, pour conserver les leviers de la puissance publique dans les villes de Cisjordanie, « abandonnant » Gaza au Hamas. Depuis, il n’a plus de légitimité basée sur une quelconque forme de procédure démocratique. Son pouvoir repose sur la coopération avec Israël, dissimulée derrière des discours nationalistes qui sonnent creux. Il gouverne des enclaves séparées les unes des autres, toujours plus encerclées par la colonisation, dans lesquelles l’armée israélienne pénètre régulièrement. Quant au prolétariat de Cisjordanie, il est plus intégré que celui de Gaza au capital israélien. Beaucoup de travailleurs palestiniens de Cisjordanie bossent, légalement ou illégalement, sur le territoire israélien ou dans les colonies. Ils ont des liens économiques avec les Palestiniens de 1948, dotés de la citoyenneté israélienne ; ils parlent souvent hébreu.
Que se passe-t-il en Cisjordanie actuellement ? Que fait le Fatah ? Existe-t-il des forces sociales ou politiques qui aient un caractère plus ou moins prolétarien, qui pourraient se renforcer dans le moment de la crise ?
La bande de Gaza me semble pour l’instant perdue du point de vue des possibles quant à une activité prolétarienne. Il en va autrement dans les villes de Cisjordanie, où la lutte inter-palestinienne pour le contrôle politique chemine depuis des années avec des manifestations autonomes de la lutte des classes. Le contrôle social est assuré conjointement par un appareil sécuritaire tenu par des capitalistes compradores tributaires d’Israël et des baronnies urbaines liées à la Jordanie. La cohérence de cette classe ne cesse de se déliter, le Fatah ne régule plus rien, et tout le monde essaie de se tailler son fief au détriment des autres. L’événement attendu qui était censé clarifier tout ça était la mort du dinosaure paranoïaque Mahmoud Abbas, mais les choses vont nécessairement s’accélérer.
Le Hamas, depuis quinze ans, est entré en dormance en Cisjordanie. Aucune activité publique ni militaire directe. Il entretient des loyautés, mais discrètement. Les groupes armés qui ont réapparu dans le Nord (Naplouse, Jénine, Tulkarem) ne lui sont pas liés. Cette passivité donnait l’impression que le Hamas avait entériné la situation et ne voulait pas briser le statu quo. Au sein des groupes armés des camps de réfugiés, cela lui donnait mauvaise presse : il était le revers du Fatah, que de la gueule, des intérêts politiques distincts de ceux du peuple. Et là, cette opération : ça change clairement la donne en termes de perception. Le blason, qu’on le veuille ou non, va s’en trouver sacrément redoré. Déjà, on voit le drapeau hamsaoui agité un peu partout dans les manifs, ce qui était inimaginable il y a un mois. Le Hamas va-t-il directement contester le pouvoir à l’AP en Cisjordanie ? C’est peu probable, du fait que ses activités sont étroitement surveillées non seulement par l’AP mais aussi par Israël, et les enclaves palestiniennes de Cisjordanie ne forment pas un territoire cohérent, il ne peut être tenu militairement sans négocier la chose avec l’armée israélienne. Mais il peut changer de stratégie, soutenir d’une manière ou d’une autres les activités des groupes armés.
Quoi qu’il en soit, les choses vont nécessairement bouger. L’AP va avoir du mal à maintenir sa mainmise sécuritaire. La cohérence de la classe politico-sécuritaire va être soumise à rude épreuve.
L’armée et les colons, parallèlement à l’offensive sur Gaza, ont lancé une série d’attaques en Cisjordanie. Cette offensive va s’intensifier, avec son lot de massacres, plus circonscrits qu’à Gaza, mais aussi sans doute plus « auto-organisés ».
Il y a donc toutes les raisons d’être inquiet. Mais j’ai quelque part aussi l’espoir qu’un espace de lutte autonome se renforce et balaie la chape de plomb faite de répression et de clientélisme produite par l’AP depuis 15-20 ans – qu’un écroulement des forces de sécurité palestiniennes permette l’explosion sociale attendue depuis des années. Les rapports de classe en Cisjordanie sont d’une violence exceptionnelle. La bourgeoisie de Cisjordanie a longtemps profité de la situation de coopération avec Israël, elle s’est gavée, il serait bon qu’elle serre un peu les fesses.
Depuis un moment il y a une contestation sociale en Israël, contre Netanyahou et en particulier sa réforme de la justice. Quelles conséquences ces luttes ont-elles (si elles en ont) dans la situation actuelle ? Dans quelle mesure les résistances « civiles » de la population israélienne (par exemple les récentes luttes contre la réforme de la justice) expriment-elles de telles aspirations ?
La guerre me semble aussi être le symptôme de la perte de cohérence de la classe capitaliste ; et en même temps l’unité militaire vient dissimuler cette perte de cohérence. L’écroulement militaire israélien du 7 octobre semble largement découler de la lutte qui traverse la classe capitaliste israélienne et qui, pour la première fois, a atteint l’institution militaire. La lutte, ces derniers mois, a été intense et s’est déversée dans la rue. Le vieil Israël, ashkénaze, bourgeois, laïc et militaire, qui accumule verticalement à Tel-Aviv, s’est affronté à l’extrême-droite au pouvoir, séfarade, revancharde et qui accumule horizontalement dans les collines de Cisjordanie. Mais dans ces manifs, rien de prolétarien n’a jamais débordé. Pire : rien de démocratique, au sens « civil », comme tu dis. Le prolétariat en Israël, qui subit pourtant un niveau d’exploitation élevé, est muselé par son intégration existentielle à l’État militaire.
L’union nationale guerrière vient provisoirement mettre cette lutte au sein de la classe dominante israélienne sous le tapis : pour noyer Gaza sous un tapis de bombes, tout le monde est d’accord ; et pour instaurer une chape de plomb sécuritaire aussi. Depuis la mobilisation générale, la chasse à l’ennemi intérieur est ouverte. Elle concerne les poignées de gauchistes qui subsistent, mais aussi et surtout le prolétariat musulman (les Palestiniens de 1948), dont le moindre mouvement de solidarité envers les victimes des bombardements indiscriminés est traqué. Que se passera-t-il dans quelques mois ? La guerre va-t-elle entraîner un alignement de la classe dominante sur le parti des colons ? Celui-ci, pour être méprisé pour son arriération religieuse par la majorité de la bourgeoisie, n’en est pas moins le plus en phase avec une mobilisation tournée vers la chasse à l’Arabe qui n’est sans doute pas prête de cesser.
Penses-tu que la grille d’analyse purement coloniale est opérante pour définir les rapports entre Israël et le prolétariat palestinien ?
Oui et non, évidemment.
On est dans une situation où ce qui est en jeu, c’est moins l’exploitation d’une force de travail indigène que la gestion d’une population prolétarienne excédentaire, dans des proportions uniques au sein des centres d’accumulation capitalistes. Pour chaque travailleur avec un contrat de travail en Israël, il y en a un autre maintenu dans une des grandes banlieues fermées que constituent les centres de peuplement sous juridiction palestinienne : la bande de Gaza et les villes de Cisjordanie. Ça fait près de cinq millions de prolétaires parqués à quelques kilomètres de Tel-Aviv, invisibles, vivant de la vente de leur force de travail au jour le jour, gardés par des soldats pour qu’ils ne sortent pas de leurs cages.
Ce grand enfermement, cette opération de séparation entre prolétaires utiles et prolétaires surnuméraires sur une base ethnico-religieuse, débute en même temps que s’amorce le processus de paix, qui est en réalité un processus d’externalisation du contrôle social des surnuméraires. Auparavant, dans les années 1970-1980, les Palestiniens étaient massivement employés par le capital israélien.
En ce sens, le terme « colonial » est quelque peu impropre pour désigner le rapport social qui a cours depuis le début des années 1990 en Israël-Palestine. Il a en outre le désavantage d’entériner une opposition entre deux formations nationales, qui sont en réalité produites et reproduites ensemble. Prolétaires palestiniens et israéliens sont les segmentations d’un même ensemble. Ce qui se joue depuis le 7 octobre doit être regardé comme une négociation par la violence entre le sous-traitant gazaoui et son employeur israélien. Cela doit en ce sens être nettement distingué de l’activité de lutte des prolétaires palestiniens, face à laquelle les sous-traitants du Hamas et de l’AP sont en première ligne. Elle qui n’a jamais cessé, mais à laquelle l’embrigadement nationaliste va porter un sale coup, en tout cas à Gaza.
Au-delà de toute considération morale, le terme de « résistance », qui renvoie à l’imaginaire colonial, me semble impropre pour désigner l’opération militaire du 7 octobre : les intérêts du Hamas ne sont pas ceux des prolétaires, ils ne sont pas ceux – pour reprendre le vocable en vigueur – du « peuple palestinien ». Les prolétaires de Gaza, quel que soit le résultat de cette négociation, seront les grands sacrifiés – ils le sont déjà. Actuellement, si Israël se sentait pousser les ailes de se débarrasser de son sous-traitant, cela voudrait dire qu’il se sent les ailes de se débarrasser de ses prolétaires surnuméraires gazaouis. L’un ne peut aller sans l’autre.
Mais d’un autre côté, je pense qu’on ne peut pas se passer d’une grille d’analyse basée sur le colonial.
Israël hérite de cette logique européenne qui consiste à « animaliser » la force de travail sur la base de critères raciaux, à tracer une barrière entre monde civilisé et monde pré-civilisé. Ce paradigme agit à plein régime en Israël, et de manière assumée. Présentement, on massacre les Gazaouis selon cette logique : on les noie sous les bombes sans autre objectif politique que de les « calmer », de rappeler la hiérarchie qui sépare les groupes humains dans cette région du monde. Un chien mord, on abat la meute.
Il faut rappeler que ces frontières entre le civilisé et l’animal sont mouvantes. Elles ont été, et demeurent, agissantes au sein même de la citoyenneté israélienne juive. Les juifs arabes (mizrahis) ou éthiopiens (fallashas) étaient longtemps du mauvais côté de la barrière, et constituaient des sortes de supplétifs indigènes utilisés pour calmer d’autres indigènes.
Le colonial, comme héritage de la période coloniale à proprement parler, génère une sorte d’économie « pulsionnelle » autour de laquelle se noue la construction des catégories sociales – et c’est d’ailleurs juste l’image grossie de ce qui se passe dans l’ensemble de la « forteresse » constituée par les pays centraux de l’accumulation capitaliste, on le voit avec le transfert immédiat de la « guerre de civilisation » en France.
La dynamique actuelle, et sa logique de mise en réserve des prolétaires surnuméraires, charrie un torrent d’affects construits sur l’humiliation. Devant l’impossibilité d’intervenir collectivement sur le rapport social, l’impuissance produit une logique de ressentiment double : recherche de reconnaissance d’un côté, de vengeance de l’autre.
C’est parce qu’ils n’ont pas de bourgeoisie sur laquelle ils s’appuient, parce qu’ils n’ont pas de prolétariat qu’ils exploitent eux-mêmes, que des politiciens comme ceux du Hamas sont amenés à s’appuyer sur l’exploitation de ces affects, dont ils deviennent l’incarnation – faute de mieux, faute de plus.
Pour en revenir à Israël, si l’on considère que l’accumulation capitaliste repose largement sur « l’économie de guerre » permanente + sur l’appropriation foncière + sur l’exploitation du prolétariat palestinien plus ou moins formel, faut-il considérer comme résolument impossible toute « solution » (ex. : « à deux États ») ?
À partir des années 1990, quand Israël veut se débarrasser de la gestion de la main d’œuvre palestinienne des Territoires, il la confie à un sous-traitant, l’Autorité palestinienne. Mais Israël ne respecte pas le contrat qui était censé conduire à une forme de souveraineté symbolique. Il maltraite son sous-traitant. Alors le sous-traitant se révolte : c’est la deuxième Intifada, où se mêle une lutte de l’AP contre son employeur et une lutte prolétarienne tous azimuts, contre Israël et contre le sous-traitant, mais qui se révèle étouffée par la triangulation. À l’issue de cette séquence historique, la sous-traitance de l’AP se scinde. Un sous-traitant maltraité mais docile en Cisjordanie ; un autre maltraité et remuant à Gaza. Le Hamas a beau être traité en ennemi, le fait est qu’Israël, dans ce contexte, ne peut se passer de sous-traitant.
Revenons rapidement sur ce processus et son échec. Pourquoi les capitalistes n’ont pas saisi la « paix » qui consistait à soutenir un « processus national » palestinien à Gaza et en Cisjordanie ? Ce qui leur tendait alors les bras, c’était l’ouverture d’un marché régional avec les pays alentours, la possibilité d’investissements dans des pays où la main d’œuvre est bon marché. Il aurait suffi de laisser à l’Autorité les attributs d’un État-croupion, financé à bout de bras par des donneurs extérieurs, qui serait demeuré un marché captif. La réponse à cette question pour moi n’est pas tranchée. J’émets deux hypothèses. La première est celle du poids du capital « militaire », soutenu par la rente militaire qui se déverse sur Israël en provenance des États-Unis. Ce capitalisme militaire, lié au secteur de la haute technologie, est internationalisé par-dessus la tête du marché régional. La deuxième hypothèse inscrit l’échec du processus de paix dans cette grande catastrophe qu’a constitué la tentative de remodelage du Moyen-Orient opéré par les États-Unis dans les années 2000. Ce serait alors dans l’attente de la fluidification de la circulation des capitaux dans la région par voie militaire qu’Israël se serait maintenu, avant de se figurer qu’il était possible d’avoir la sous-traitance sans avoir besoin de céder quoi que ce soit aux autorités en place dans les réserves palestiniennes. Cela a tenu près de vingt ans. Dans ce contexte a même fini par se dégager la perspective de l’ouverture de nouveaux marchés dans le monde arabe (les accords dits d’Abraham, et de nouvelles perspectives de pax americana avec l’Arabie saoudite), et c’est sans doute cette situation qui vient de voler en éclats. Ce qui s’est manifesté le 7 octobre, c’est que l’équation du beurre et de l’argent du beurre n’est pas tenable : il va falloir traiter avec les geôliers palestiniens des réserves palestiniennes pour contenir les ghettos-réserves constitués sur son territoire, ou s’en débarrasser, ce qui ouvrirait clairement une nouvelle page dans l’histoire de la violence capitaliste dans les pays du bloc d’accumulation central. Ce n’est pas impossible. Ça fait frémir.
L’idée de « peuple palestinien », pour passer outre les divisions sociales, n’en est-elle pas moins opératoire, y compris au sein des classes dominées ?
La critique sociale, c’est, je crois, avant tout la production de catégories permettant de penser les antagonismes en termes de contradiction sociales. Dans un contexte comme celui d’Israël-Palestine, cela peut sembler une opération qui vient tordre les catégories subjectives qui circulent, et sur la base desquels les affects de combat se construisent, sur ce qui est perçu comme identité.
L’idée de « peuple palestinien » comme catégorie opposée à « Israël », est évidemment efficiente à plein d’endroits : sur les papiers d’identité, et dans la plupart des esprits, aussi comme mode de légitimation pour des luttes prolétariennes.
Mais l’ethnicisation des rapports sociaux a une histoire, qui est d’abord celle des classes dominantes : c’est celle de la formation d’une bourgeoisie juive capitaliste venant éradiquer une bourgeoisie féodale-marchande arabe ; la fusion de cette bourgeoisie avec un État militaire, etc. Les prolétaires se retrouvent embarqués dans cette ethnicisation des antagonismes au sein de la classe dominante.
Il ne faut jamais perdre de vue que dans la « lutte palestinienne », y compris celle menée sous la bannière du Hamas, il faut lire avant tout une lutte menée par les classes sociales dominantes arabes – ou de ceux qui aspirent à les investir – pour leur intégration au capital israélien. Les intérêts des prolétaires, pour se retrouver parfois sous la bannière de la lutte nationale, sont, en dernière instance, contradictoires avec ceux de leur bourgeoisie.
Je pense qu’il y a une solidarité à apporter non pas à la « résistance palestinienne », mais aux luttes menées par les prolétaires contre les conditions d’existence qui leur sont faites. Or les prolétaires luttent sous les drapeaux qui s’offrent à eux. Ce n’est pas le drapeau qu’il faut regarder, mais bien les luttes eux-mêmes. Un drapeau palestinien, et même un drapeau du Fatah ou du Hamas, sont potentiellement des étendards de lutte, qui, selon les contextes, échappent aux gestionnaires politiques. Au demeurant, ce n’est pas parce que c’est des islamistes qu’il faut chier sur le Hamas, mais parce que c’est un appareil d’encadrement du prolétariat, un État en gestation.
Reste que cette critique sociale peut parfois apparaître comme incroyablement froide et éloignée d’un vécu de lutte qui mobilise d’autres catégories. La casquette que j’enfile pour parler matérialisme dialectique à froid n’est pas la même que lorsque la situation se déploie sous mes yeux, avec sa violence, ses luttes, ses subjectivités.
Dans un contexte aussi chargé en termes d’identifications, une critique matérialiste ne prend-elle pas le risque d’apparaître trop détachée ?
Il me semble que dans un tel contexte, il y a un enjeu à tenir, non pas une position, mais un point de vue, une méthode. Un regard révolutionnaire consiste d’abord à ne pas se laisser aveugler par l’autonomisation de catégories morales maniées par le gauche. J’en perçois deux qui, actuellement, menacent constamment, dans les conversations, d’écraser une pensée tournée vers la dialectique.
La première est le réflexe de la déploration sur le thème de « le prolétariat n’est pas comme on aimerait qu’il soit » : prolétaires musulmans antisémites, prolétaires juifs racistes. Outre que cette pensée – qui consiste à regarder l’intériorité du prolétaire depuis une position intellectuelle – est par nature bourgeoise, elle est particulièrement inappropriée dans une situation qui est celle d’un antagonisme où aucune forme d’autonomie prolétarienne ne se manifeste.
Ce qui se déploie actuellement est une logique d’embrigadement du prolétariat, d’une part, et de pur massacre de prolétaires surnuméraires de l’autre. Alors certains vont regretter le bon vieux temps où les formations politiques palestiniennes (et, de ce fait, suppute-t-on, le peuple lui-même) étaient de gauche. Il me semble que c’est idiot. L’idéologie des groupes politiques, dès lors qu’on considère que ceux-ci sont d’abord en lutte pour que leurs dirigeants s’érigent et se reproduisent en classe dirigeante, est secondaire. Quant aux méthodes, je voudrais simplement rappeler, par exemple, que c’est un commando du FDLP [Front démocratique de libération de la Palestine], une formation palestinienne idéologiquement d’extrême-gauche (et liée à des éléments de l’extrême-gauche israélienne), qui a commis le massacre de 22 enfants dans une école de Ma’alot en 1974.
Un deuxième réflexe de pensée problématique consiste à laisser la métaphysique s’introduire dans l’analyse. Cette pensée métaphysique est contenue dans l’idée de répétition, qui fige et sidère. Elle est à l’œuvre dans les élaborations autour des « massacres de juifs » ; mais aussi autour de la « tragédie palestinienne ». Ces élaborations, qui peut-être s’élaborent de manière autonome dans les tréfonds de la psyché, n’en sont pas moins des purs produits de la manière dont la pensée bourgeoisie déplace les rapports sociaux dans le ciel des idées.
Laissons tomber les histoires de farce et de tragédie. L’histoire ne se répète pas : les antagonismes qui se déploient sont avant tout des antagonismes actuels.
[Extraits du] Commentaire par RS sur l’entretien avec Emilio Minassian du 30 octobre 2023 publié sur Dndf le 2 novembre 2023
C’est un des très rares textes qui ne se limitent pas à faire de l’attaque du Hamas sur le territoire israélien et de la riposte israélienne une simple manifestation, un exemple, de la « crise mondiale » (stagnation capitaliste, suraccumulation, sous-consommation, surnuméraires, capital excédentaire, financiarisation etc.), mais analyse, en tenant compte de ce « cadre », la spécificité politique sociale, régionale des acteurs en présence et les caractères spécifiques de leur affrontement et de leur conduite (j’appelle « texte » l’ensemble des réponses de Minassian dans la mesure où elles sont très articulées et construites).
Avant de venir dans les « détails », l’analyse de Minassian (Min) repose sur une conception générale de la lutte de classe que ses propos les plus éclairants parfois et souvent contredisent.
La lutte de classe, même déclarée inexistante ou en dehors « du point de vue des possibles » comme à Gaza (contrairement selon Min à la situation en Cisjordanie) demeure le référent qui juge les circonstances sans comprendre que la lutte des classes n’est pas une pureté référentielle mais toujours circonstanciée ; Pour Min, il n’y a « lutte de classe que dans une activité dite « autonome » du prolétariat. Mais une telle chose n’existe que dans les projets et les pratiques des « autonomes ». Le prolétariat est toujours une classe se construisant comme « embarquée » (expression utilisée par Min) et c’est précisément parce qu’elle est embarquée qu’elle peut se retourner contre elle-même, c’est-à-dire son nécessaire embarquement.
La lutte de classe apparaît chez Min comme une sorte de norme conceptuelle. Mais cette norme n’est efficace que dans la seule mesure où on la considère comme un concept et non comme une vérité toujours là, même dans son absence (telle que purement conçue). La « lutte des classes » devient l’instance supérieure du jugement des faits. Mais ce jugement porte sur sa propre existence. C’est-à-dire que l’on ne produit pas une compréhension critique de la lutte des classes dans ce qu’elle est et dans ses termes existants, mais selon ce qu’elle pourrait être ou aurait pu être. Il faut avoir le concept, mais le considérer comme tel. On retrouve chez Min, toujours sous-jacent à l’exposition factuelle et à son analyse, les formalisant, la problématique convenue de la « radicalité » qui fait de la lutte des classes une sorte de substrat malmené par les circonstances, sans considérer que les « circonstances » sont sa seule existence.
Min affirme, dès les premières lignes : « il n’y a pas deux camps, l’un palestinien et l’autre israélien. Ces gens vivent dans un même Etat et dans une même économie ». Cependant « ce même ensemble », au sein duquel vivent les uns et les autres, « relève entièrement d’Israël ». Immédiatement on voit poindre les « deux camps » préalablement niés, d’autant plus que Min insiste (et on peut le suivre absolument) sur le fait que « les classes sociales non seulement s’inscrivent dans des différences de statut juridiques sur la base critères ethno-religieux, mais sont “zonées”. ». Min déclare immédiatement : « La “guerre” [guillemets dans le texte] actuelle correspond en fait à une situation de militarisation extrême de la guerre de classe ». S’il s’agit d’une « guerre de classe » et si les classes « s’inscrivent dans des différences de statut juridiques, etc. » et si « l’ensemble relève entièrement d’Israël », alors il y a « deux camps ». La pureté de la lutte de classe du-t-elle en souffrir. Peu après, Min insiste sur « l’ethnicisation de la force de travail » : « Tout ça ne peut pas se mélanger, car chaque groupe a un statut et une place distincte dans les rapports de production. ».
Il n’y a peut-être et certainement qu’un seul ensemble mais il y a « deux camps », encore une fois tant pis pour la pureté de la lutte des classes.
Contre la « grille de la situation en Israël-Palestine » d’ « une terre pour deux peuples », il est vrai comme le dit Min que « les rapports sociaux renvoient cette idée des “camps” à ceux à qui elle [la terre] appartient : les dirigeants. ». Il est bien beau de déclarer que : « Nulle part dans le monde, la terre n’appartient au peuples. Elle appartient aux propriétaires. » Il se trouve que beaucoup de ces propriétaires ou simplement exploitants sans titre de propriété se sont retrouvés dans des camps après 1948 et en Cisjordanie, après 1967, l’accaparement des terres par les colonies, la destruction des plantations d’oliviers et autres, soulèvent la colère et animent la lutte des Palestiniens. Il se trouve, qu’à des titres divers, le « peuple » peut être propriétaire. Il est vrai que si l’on revient aux premières « révoltes arabes » (c’est le terme de l’époque) en 1929 puis en 1936, sous le mandat britannique, contre la colonisation juive, elles sont tout autant dirigées contre cette dernière que contre les propriétaires (les effendis) qui, eux-mêmes sans titre de propriété formels (leurs possessions relevant de concessions du sultan) vendent les terres aux colons juifs. Il n’empêche que c’est une vision anachronique de la propriété foncière que de ne pas reconnaître que pour l’exploitant cette terre était la sienne et qu’il en est expulsé.
On peut toujours dire que « Ce pays n’a pas davantage vocation à appartenir aux prolétaires palestiniens qu’aux travailleurs thaïlandais » et on pourrait ajouter pourquoi pas guatémaltèques. C’est très joli, d’autant plus que c’est une tautologie (les prolétaires sont par définition sans propriété), mais c’est de la phrase.
Passons sur le « prolétariat juif d’Israël » comme « butin de guerre aux mains de l’Etat » et qui n’aurait conservé « aucune autonomie de dynamique des luttes », nous en arrivons au cœur de la problématique de Min, là où le texte est le plus intéressant, mais là également où Min se débat entre la « lutte de classe » et ses circonstances » son « embrigadement ». Et c’est justement parce que ses propres ambigüités théoriques recouvrent l’ambigüité des situations réelles que son texte est passionnant, parce que ce qui ressort c’est que lutte de classe et « embrigadement » ne sont pas des termes qui se contrediraient l’un l’autre (de la même façon que nous intégrons le niveau national quand nous parlons de « révolution russe » ou « allemande » ; la Commune de 1871 était-elle « nationaliste » ?)
« …du côté du prolétariat palestinien [au contraire de son homologue juif israélien] les dynamiques de lutte ont conservé une certaine autonomie, cohabitant de manière complexe avec les logiques instrumentales de leur encadrement politique nationaliste. »
C’est tout à fait exact mais ça fonctionne (ce que le concept de lutte de classe tel qu’envisagé par Min, demeurant dans la simple antinomie des termes, ne permet pas de comprendre) et les « camps nationaux » ne sont pas « un écran de fumée », sauf à considérer que cette fumée asphyxie bel et bien tous les acteurs.
« Dans les événements actuels, il n’y a pass de lutte prolétarienne » (Minassian), peut-être bien, mais le problème c’est qu’il y a des prolétaires en lutte. Sont-ils simplement embrigadés, détournés, enfumés ? « La militarisation des antagonismes produite de concert par le Hamas et la classe dirigeante israélienne, produit une résistance qui ne contient aucune logique de lutte prolétarienne autonome, même balbutiante. »
Que signifie l’expression : « la lutte de classe autonome du prolétariat » ? Quel est le sens et quels sont les présupposés (non interrogés) d’une telle proposition ?
Heureusement la lutte de classe est toujours peines de surdéterminations et de contradictions, c’est ce qui, dans son propre cours, peut l’amener à se retourner contre elle-même en tant que lutte de classe et reconnaître dans le fait nécessaire de lutter en tant que classe sa propre limite. Le dépassement des classes s’inscrit dans le cours de la lutte de classe dans la mesure où cette dernière n’est jamais « autonome ».
On retrouve une même vision « étapiste » de la formation d’une conjoncture révolutionnaire dans la « Postface » d’Intérêts matériels regroupant des textes de la revue italienne Il Lato Cattivo (éd. L’Asymétrie). Premier temps : la « lutte autonome » (Minassian) ou « l’affirmation du prolétariat » (ILC) ce qui est identique ; second temps ; la révolution/communisation.
Mais, il ne peut y avoir de remise en cause de la lutte du prolétariat « en tant que classe » (sa limite) que dans l’intrication de cette lutte dans ses surdéterminations qui à l’intérieur même de la lutte classe ne peuvent pas ne pas être. Peut-on imaginer une classse « pure » qui ne soit pas construite dans tout un réseau d’implications d’abord avec le capital et par là-même avec toutes sortes de rapports sociaux. C’est parce qu’elle est intrinsèquement construite dans et par des surdéterminations pouvant en elle devenir des contradictions (genre, race, nation, interclassisme …) que la lutte de classe devient sa propre limite et peut se dépasser [en ce qui concerne le genre – les femmes et les hommes- la contradiction interne à la lutte de classe redouble le fait que la contradiction prolétariat/capital n’est telle que par la contradiction hommes/femmes et réciproquement].
Toutes les surdéterminations envisageables ne sont en fait que l’existence même de l’implication réciproque entre le prolétariat et le capital, c’est-à-dire ce qui doit être aboli. C’est un processus interne dans la contradiction avec le capital et non pas des « étapes ».
Ce qui est essentiellement reproché à la bande de ploutocrates et bureaucrates corrompus jusqu’à l’os de l’Autorité palestinienne c’est leur enrichissement au milieu de la misère, mais c’est avant tout la source de leur enrichissement, c’est-à-dire ne pas avoir accompli ce qu’ils étaient censés faire : créer un Etat palestinien au lieu de collaborer de façon subordonnée avec Israël à toutes les répressions et tous les trafics. Considérer le nationalisme palestinien comme « embrigadement » de la lutte de classe des travailleurs palestiniens et qui plus est come ce qui les empêche de se retrouver avec les « prolétaires juifs israéliens » c’est considérer la lutte de classe à la fois comme une pureté conceptuelle et réellement existante ou devant exister comme telle dans les faits qui eux ne sont toujours que la coagulation de déterminations multiples et circonstancielles. Ce n’est que là que la lutte de classe existe, mais c’est aussi parce que nous en possédons le concept que nous pouvons en comprendre les conjonctures historiques et circonstancielles.
[...]
La disjonction en profondeur qui apparaît, dans la seconde Intifada, entre la population palestinienne et « l’Autorité » signifie que la question palestinienne abandonne son « enveloppe nationale », et n’est plus qu’un problème social qui dans la période actuelle se trouve ethnicisé. La seconde Intifada était-elle une lutte de classe ou une lutte ethnique, ce qu’elle semble être devenue ? La question est malheureusement fausse, il n’y a pas de contradiction entre les deux, les expressions religieuses et / ou raciales de la lutte contre Israël ne retirent rien au caractère prolétarien de cette lutte dussions-nous en souffrir. Dans la situation politique qui était née des changements de l’utilisation et de la reproduction de la main-d’œuvre palestinienne, la défense de la condition prolétarienne était ethnique parce qu’Israël le voulait et le voulait bien plus que l’OLP qui allait là à sa perte.
C’est la situation actuelle, l’extermination des Palestiniens de Gaza et le confinement de ceux de Cisjordanie sur des aires de plus en plus réduites et de plus en invivables qui éclaire et donne sens aux deux Intifadas. Dans les aires périphériques du capital (et pour les segments du prolétariat périphérisés à l’intérieur des aires centrales), la production ethnique des prolétaires surnuméraires est l’ultime forme de leur existence de prolétaires ou de l’impossible accession à la confirmation de cette identité dans la reproduction du capital. Comme partout, le prolétariat ne peut s’opposer au capital qu’en remettant en cause le mouvement dans lequel il est lui-même reproduit comme classe, ici en Palestine, l’ethnicisation est la forme pauvre et violente de la reconnaissance de la disparition de l’identité ouvrière ou de son impossible production.
Il ne suffit pas de dire que l’ethnicisation de la lutte de classe en est une limite si l’on ne dit pas comment cette limite existe et surtout comment en elle c’est la définition même du prolétariat comme classe qui apparaît dans la lutte de classe même comme une limite. Partout dans le monde où nous sommes entrés, le prolétariat ne peut lutter contre le capital, dans ses revendications les plus immédiates, sans que ses luttes ne dressent face à lui sa propre existence comme classe comme la limite de sa lutte. Dans l’islamisme ou le Hamas c’est sa propre existence qui se dresse face à lui, c’est le mode de production capitaliste, c’est-à-dire Israël, qui rappelle aux Gazaouis qu’ils sont des prolétaires, c’est-à-dire « de trop ».
Il est illusoire dans un avenir prévisible d’espérer une quelconque jonction entre les luttes du prolétariat israélien et du prolétariat palestinien. L’aggravation de la situation du prolétariat israélien et la quart-mondialisation du prolétariat palestinien appartiennent bien aux mêmes mutations du capitalisme israélien, mais cela ne nous donne pas pour autant les conditions de la moindre « solidarité » entre les deux, bien au contraire. Pour le prolétaire israélien, le palestinien au bas salaire qui était un danger social est devenu un danger physique. Pour le prolétaire palestinien, les avantages que l’Israélien peut conserver reposent sur son exploitation, sa relégation accrue et l’accaparement des territoires. Cette division nationaliste et de plus en plus ethnique du prolétariat ne sera pas dépassée par une simple extension des luttes de classe au Moyen-Orient ni même dans l’ensemble du monde occidental. Même si nous n’en sommes pas encore là, la montée en puissance de mouvements nationalistes à l’intérieur des classes ouvrières occidentales peut nous laisser imaginer des luttes ouvrières dont la solidarité internationale sera le cadet des soucis (c’est un euphémisme) et segmentant encore plus la classe. Dans le cadre de la Palestine, l’ethnicisation des luttes de classe, tant du côté juif que du côté palestinien, est bien la limite actuelle de la lutte de la classe ouvrière juive et de la classe ouvrière palestinienne, et elle apparaît bien comme limite dans cette non-jonction.
La lutte de la classe ouvrière ne peut pas dépasser cette limite ethnique en se développant comme luttes de la classe ouvrière aussi « autonomes » qu’elles soient car elles se constitueront toujours, par définition, à l’intérieur des catégories du mode de production capitaliste. La seule condition de ce dépassement réside en ce que la lutte de la classe ouvrière contre le capital s’attaque à sa propre existence comme classe, c’est-à-dire lorsque le prolétariat se transforme lui-même. L’ethnicisation de la lutte de classe est une forme extrême de la contradiction entre le prolétariat et le capital se situant au niveau de la reproduction du mode de production et mettant en jeu la production des classes elles-mêmes, en cela elle est une limite et une limite qui peut être dépassée. La disparition de toute confirmation d’une identité ouvrière et la disparition de tout projet de réorganisation sociale sur la base de ce qu’est la classe (même le nationalisme disparaît) entraîne que lutter en tant que classe devient la limite interne de la lutte de la classe. Dans les aires périphériques du mode de production capitaliste, la production par le prolétariat de toute son existence dans le capital, la coalescence entre l’existence de la classe et sa contradiction avec le capital a pour conséquence que la reproduction du capital est, en tant que reproduction même, la limite de toutes les luttes, mais cette limite générale de la période actuelle de la lutte de classe prend ici, de par l’absence de développement local des déterminations spécifiques de la subsomption réelle comme intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital (le ” compromis fordiste ”), la forme particulière de l’ethnicisation de la classe ouvrière et de son extermination quand elle devient surnuméraire. Dans les aires centrales ce sera l’appartenance citoyenne à la communauté nationale jusqu’à et y compris la « préférence nationale ».
Les travailleurs ont une patrie, c’est en se supprimant comme travailleurs qu’ils n’en ont plus.
Dans un mode de production capitaliste dont la forme de la mondialisation est en crise mondialisé et où aucun ” compromis “n’est envisageable entre le capital et un prolétariat mondial, la guerre civile ou la guerre externe devient le lieu de l’estimation, de la régulation et de la mise en place des rapports de force dans la lutte des classes et entre les classes dominantes se réinstallant nationalement. La violence devient un mode de régulation à toutes les échelles et entre tous ses acteurs de la reproduction du mode de production capitaliste.
Après avoir longuement exposé, de façon convaincante et pertinente, qu’il n’y avait dans les événements actuels à Gaza (la chose est moins évidente en Cisjordanie) aucune « autonomie », ni « balbutiements de luttes prolétariennes », Minassian à la fin de l’entretien déclare : « Je pense qu’il y a une solidarité à apporter non pas à la “résistance palestinienne”, mais aux luttes menées par les prolétaires conte les conditions d’existence qui leur sont faites. Or les prolétaires luttent sous les drapeaux qui s’offrent à eux [nous soulignons]. Ce n’est pas le drapeau qu’il faut regarder, mais bien les luttes elles-mêmes. Un drapeau palestinien, et même un drapeau du Fatah ou du Hamas sont potentiellement des étendards de lutte, qui selon les contextes échappent aux gestionnaires politiques. ».
Tout cela est parfaitement exact, mais comment Minassian va-t-il faire la distinction entre « les luttes menées par les prolétaires » et la « résistance palestinienne » quand ces mêmes prolétaires « reprennent les drapeaux ». Bien sûr, il y a comme critère le contenu des luttes, mais alors pourquoi ces luttes prennent ces drapeaux qui « s’offrent à eux » ? Faut-il dire à ces prolétaires qu’ils sont « embrigadés » » et qu’ils se trompent ou faut-il considérer que la lutte de classe est toujours pleine de contradictions par lesquelles elle existe, se développe et parfois grâce à elles les surmonte.
Dire, dans les circonstances présentes à Gaza ou en Cisjordanie qu’il n’y ni « autonomie », ni « balbutiements de luttes prolétariennes », c’est considérer que la lutte de classe n’existe que quand elle est conforme à nos concepts et conceptions théoriques ou idéologiques particulières. Il est remarquable que brusquement Minassian revienne sur une vision beaucoup plus relativiste et circonstanciée de la lutte de classe.
Nous sommes d’accord avec Minassian que ce qui menacerait fondamentalement la domination israélienne c’est la révolte du prolétariat palestinien contre ce qu’il nomme, à juste titre, les « sous-traitants » de cette domination, ce qui fut en partie l’objet de la seconde Intifada. Ce que « l’Autorité », à l’époque, a très rapidement cherché à étouffer en militarisant la révolte. Mais une telle perspective, dans son purisme, est-elle réaliste ? Comme le dit Minassian, le Hamas, le 7 octobre 2023, a plus agi en « structure militaire » (ajouter « en Etat » est une autre question) qu’en « organisation de lutte ». Depuis 2007 et les régulières opérations militaires israéliennes sur Gaza, peut-il exister une différence entre les deux en ce qui concerne la lutte contre la domination israélienne, tant qu’elle ne passe par celle contre ses « sous-traitants » ?
On ne peut que suivre la justesse de l’analyse de Minassian, quant au jeu entre le « Hamas combattant » et le « Hamas gestionnaire » ; quant à la nature de la domination du Hamas sur « les gens de Gaza » ; quant à sa politique jouant sur les intérêts divergents des Etats du Golfe (Iran compris) ; quant à sa stratégie vis-à-vis d’Israël dont la population de Gaza paye abominablement les frais, tout en ayant, semble-t-il redorer son blason à ses yeux. Mais c’est précisément cette dernière ambigüité que la problématique de Minassian ne peut qu’éluder sans reconnaître que ce « blason redoré » (aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie) ne pourrait être sans tout ce qui définit le Hamas. Comme le dit Minassian : « Devant l’impossibilité d’intervenir collectivement sur le rapport social [prolétaires surnuméraires], l’impuissance produit une logique de ressentiment double : recherche de reconnaissance d’un côté, de vengeance de l’autre. ».
[...]
Le nationalisme ou l’ethnicisation sont constitutifs de la lutte de classes. En France pour les émeutes de 2005 ou de 2023, parler seulement de jeunes prolétaires ou de surnuméraires sans considérer la racisation des émeutiers n’a aucun sens ; considérer la guerre civile au Soudan, en grande partie une lutte des classes, sans considérer les clivages ethniques qui la sous-tendent c’est se réfugier dans des abstractions qui ne feraient que s’habiller de formes imposées ; de même les présentes émeutes en Nouvelle Calédonie sont une lutte de classe qui met d’un côté des Kanaks et de l’autre des Caldoches et l’Etat français. On peut dénoncer comme Damen et Bilan, dans les années 1930, face à Bordiga, les luttes d’indépendance nationale, cela ne les empêche pas d’exister et d’embarquer avec elle les prolétaires. Encore une fois : la lutte de classe n’est jamais « pure » et c’est tant mieux.
[...]
RS
Nous avons reçu la réponse du camarade Minassian au commentaire de RS de la revue « Théorie Communiste » dans « Gaza 204 ». dndf
« Ouaip. Des choses dans le texte du camarade RS me semblent bien vues et d’autres me laissent plus perplexe (aux endroits où son texte commente le mien).
Je reconnais qu’il y a du normatif qui traîne dans la manière que j’ai (que j’ai eue) de me figurer les choses, en particulier dans la mise en avant d’un “il n’y a pas” (de lutte prolétarienne). C’est vrai que cette manière de penser ne va pas, et je suis d’autant plus reconnaissant au camarade RS de souligner la chose que ses remarques, quelque part, aident à combler un écart (si si) de positionnement dont je ne sais souvent que faire (un ultragauche franchouillard face à ce qu’il perçoit comme une forme de mystique nationale des “gens” là-bas).
Là où je pense être en porte-à-faux, c’est dans la manière dont RS pointe comme problématique “il y a” (des luttes autonomes). Là, c’est lui qui me semble poser quelque chose de normatif, de l’ordre de “tant que les prolétaires ne se suppriment pas leurs luttes reproduisent le rapport social”.
Au passage : par “autonomie”, je voulais, bien sûr, évoquer celle de luttes et non celle du prolétariat-en-tant-que-classe. Quelque chose de l’ordre de la “lutte dans la lutte”, contre l’encadrement, contre les hiérarchies au sein des directions politiques “nationales”, qui chemine à côté de la lutte entre fractions capitalistes. Ce n’est donc pas un “hors de l’embrigadement”, que je voulais pointer, mais du remue-ménage en son sein, la manifestation d’intérêts matériels divergents dans l’usage des drapeaux sous lesquels on se mobilise, des conflits qui portent un rapport de force matériel, une activité de lutte qui, en retour, implique une répression de la part de l’encadrement (national), cela sous le drapeau et l’idéologie dominants (nationaux). Aucune “pureté”, aucune auto-affirmation en tant que classe dans cette affaire, ou alors je ne me me comprends pas moi-même.
Le camarade RS évoque à plusieurs reprise “les Palestiniens” comme sujets. Il affirme que “la majorité des Palestiniens soutient le Hamas et se reconnaît en lui”. Là, je pense qu’il loupe quelque chose. Non que ça ne soit pas “vrai” (qu’en savons nous et qu’est-ce que ça voudrait bien dire ?), mais parce que je suis persuadé qu’il y a du sens à creuser derrière ce qui apparaît comme un “sentiment” national, à ne pas prendre pour argent comptant le cercle subjectivation-représentation.
En théorisant en mode (post-)ultragauche, on donne certes “notre” forme théorique à la division sociale dans l’ensemble national palestinien, mais, à côté de ça, non seulement les antagonismes existent, mais il me semble qu’elles sont vécues de manière primordiale, plus primordiale (c’est à dire plus active) que la subjectivation-représentation. Les contradictions sont mouvantes dans le temps et l’espace, se développent en se heurtant aux limites qu’elles portent – les antagonismes sociaux sont embrigadés ici, en incapacité de l’être ailleurs, silencieux souvent, et, oui, en Palestine elles butent presque nécessairement sur une forme de surdétermination nationale qui, ce n’est pas rien de le dire en ce moment, “existe”. Et je pense qu’il y a un intérêt à creuser et à comprendre l’activité de lutte des prolétaires comme dynamique dans les conjonctures données, parce que la passion du communisme, comme dirait l’autre, marche sur deux jambes : elle est une obsession pour le capital comme rapport social mais elle est aussi un regard porté sur les luttes depuis les vacillements de celui-ci.
Bref, mais tout ça ne dit rien de ce qui se passe de manière continue depuis le texte que RS critique (et encore une fois merci à lui, aussi parce que toute la profondeur historique qu’il donne dans la suite de son texte est précieuse). En novembre, j’avais envie d’interroger l’activité de lutte des surnuméraires (d’où la focalisation sur le rapport embrigadement-autonomie et le truisme du “y a/ ya pas”) ; à l’heure d’aujourd’hui, c’est la logique du massacre sans fin des surnuméraires, dans le cadre d’une “guerre” dont la forme me semble assez inédite dans l’histoire, qu’il serait avant tout nécessaire d’interroger, quitte, peut-être, à “ne rien dire des Palestiniens”. »
Minassian, le 28 août 2024
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