Transcription d’une intervention de Jacques Rancière dans le cadre du séminaire pluriannuel du CRESPPA (Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris) : Pandémie et (in)égalité, à Paris, le 4 avril 2022. Ce texte a été publié sous forme de brochure par le groupe lecture et formation du Silure à Genève, automne 2022 [1]. Le texte est disponible en brochure à imprimée à la fin du texte.
Les populations de pays pauvres, privées des vaccins accaparés par les pays riches, les résidents et les résidentes des EHPAD isolé-e-s et privé-es s des contacts avec les proches qui sont pour eux et elles un soutien essentiel, les soignants, les employés d’hôpitaux surmenés, les travailleurs précaires mis au chômage, les familles mal-logées qui ont dû s’adapter à la nécessité du télétravail, tout en gardant les enfants à la maison, les femmes – premières victimes du repli de la vie sociale sur un espace domestique encore largement structuré par le pouvoir mâle et la division inégale du travail. Donc dans tous ces domaines, la situation pandémique a à la fois mis en lumière et aggravé un renforcement des inégalités qui est partie de l’ordre actuel du monde.
Toutefois, ce n’est pas de cela que je parlerai parce que l’objet propre de mon travail ce n’est pas les inégalités mais l’inégalité et l’égalité comme telles. Cette priorité donnée au singulier peut apparaître contraire aux bons principes méthodologiques en vigueur dans les sciences sociales. Ceux-ci veulent qu’on privilégie l’étude des inégalités parce que ce sont des rapports mesurables et éventuellement modifiables par des politiques réformistes, justement instruites par les données de la science.
Mon point de vue est effectivement inverse : il est que le développement des inégalités n’est pensable que comme effet d’un processus global de production et de reproduction de l’inégalité. C’est ce que j’ai appris de la pensée de l’émancipation intellectuelle de Joseph Jacotot [2]. Égalité et inégalité ne sont pas des mesures.
Ce ne sont pas des rapports entre des grandeurs fluctuant dans un sens ou dans un autre. Ce sont des processus, et des processus antagoniques. Des manières concrètes de construire la réalité d’un monde commun. Des manières de faire monde qui donnent effectivité à des principes antagoniques et qui nourrissent des passions spécifiques qui les nourrissent en retour.
De ce point de vue, la question déborde largement le fait que la pandémie a inégalement affecté les gens selon leur âge, leur fragilité physique, leur position dans l’échelle sociale ou le pays ou le continent dans lequel ils vivent. La question est de voir comment la pandémie et les mesures prises par nos gouvernements pour la combattre ont participé à consolider un monde pensé et organisé selon la logique inégalitaire.
Donc pour penser cette logique inégalitaire dans son aspect le plus général, il faut procéder d’une manière apparemment paradoxale. Il faut se pencher moins sur l’inégalité des effets de la pandémie que sur leur égalité.
S’intéresser moins à ce qu’elle fait différentiellement aux plus fragiles qu’à ce que qu’elle fait également à tous et toutes. Cela veut dire aussi s’intéresser moins à ce que la pandémie a fait pour accroître notre faiblesse, notre précarité, notre vulnérabilité, qu’à ce qu’elle a fait pour diminuer notre force, plus précisément pour diminuer notre capacité d’agir en égaux ou notre force de création d’un monde d’égaux.
De ce point de vue, un beau point de départ pour la réflexion pourrait être la phrase d’une journaliste chinoise citée par Slavoj Žižek : « Si la Chine accordait une valeur à la liberté d’expression, il n’y aurait pas de crise du coronavirus ».
Ce rapport de cause à effet paraît absurde si on le prend au pied de la lettre. Il n’y a pas de rapport de causalité constituable entre la circulation d’un virus et la liberté d’expression. Mais ce rapport prend tout son sens si l’on ne parle pas du virus comme tel, mais de la situation pandémique comme objet de gouvernement.
La situation pandémique met en scène un rapport antagonique fondamental entre deux logiques. La logique égalitaire fondée sur la présupposition de la capacité des humains ordinaires à réfléchir, à discuter et à agir en commun. Et la logique inégalitaire – radicalisée par le gouvernement chinois – la logique de l’incapacité de ces mêmes humains ordinaires à comprendre les situations et à adopter des comportements conséquents avec cette compréhension. Et bien sûr, il y a des manières différentes de mettre en œuvres cette logique inégalitaire. Nos gouvernements n’ont pas mis en prison ceux qui transmettaient des informations ou des alertes sur la situation sanitaire. Ils ne bâillonnent pas par principe la liberté d’expression.
En revanche, ils fonctionnent eux aussi sur la présupposition de l’incapacité du plus grand nombre à affronter toute situation comportant des risques pour la collectivité. Ils s’arrogent donc le monopole de la compétence sur la manière de traiter ces situations. Quitte bien sûr à nous dire plusieurs fois par jour à la radio : « Tous ensemble contre le virus ».
Ce monopole sur le traitement des situations s’exerce à travers deux notions structurantes. Celles d’insécurité et celle de consensus. Insécurité est la catégorie dans laquelle tombe toute situation en excès sur l’ordre normal des choses. Crise financière, contestation sociale, attaque terroriste, catastrophe sanitaire ou climatique, etc.
La notion d’insécurité est donc une notion qui indifférencie tous ces phénomènes, qui rend équivalentes les menaces qui pèsent sur les populations et celles que ces mêmes populations font peser sur le pouvoir d’État. Elle fait des unes et des autres l’objet d’une même préoccupation spécifique qui ne peut être prise en main que par ceux qui exercent le pouvoir d’État et par les experts dont le savoir guide leurs décisions. Cette prise en main fait intervenir la deuxième notion structurante, celle de consensus. Le consensus ne signifie pas l’accord qui résulte d’une discussion. Il signifie l’accord sur le fait qu’il n’y a rien à discuter, parce que l’objectivité des faits ne laisse la place qu’à une seule analyse et une seule décision, la seule décision qui est dictée par la nécessité telle qu’elle est reconnue par la science.
La logique définie par ces deux notions – insécurité et consensus – est ainsi doublement inégalitaire, doublement négatrice de la capacité de tous. Elle structure une communauté définie par le privilège d’une infinie minorité, se considérant comme seule capable de penser et d’agir, privilège sur une immense majorité réduite au rang de population éventuellement menaçante, mais en tout cas toujours menacée. Et elle justifie ce pouvoir par l’autorité de la science.
Or, la science dans nos sociétés est trois chose en même temps, trois choses inextricablement liées.
Premièrement, c’est un ensemble de connaissances vérifiées portant sur des domaines spécifiques.
Deuxièmement, c’est une institution au sein de laquelle ces connaissances sont produites et exercées. Une institution intégrée à la hiérarchie sociale et exerçant en tant que telle une autorité non pas seulement sur ces objets propres, mais sur la vie sociale en général et sur les décisions étatiques qui la régentent.
Et troisièmement, la science est l’idéologie de la science. Pas l’idéologie comme « l’autre de la science » à la manière d’Althusser. Mais l’idéologie de la science. L’idéologie qui légitime son autorité sociale et qui légitime les autorités étatiques qui s’en réclament. L’idéologie de la science ainsi conçue attribue à la science en général un savoir général qui vient en sus des connaissances produites par telle ou telle science particulière. Ce savoir général, c’est le savoir de la nécessité. La possibilité de formuler ce qui est nécessaire. Un savoir propre à s’appliquer à toute situation et à édicter la réponse consensuelle comme seule réponse possible. Donc, l’autorité idéologique de la science de ce point de vue est fondamentalement l’autorité de l’idée de nécessité, c’est-à-dire l’autorité qui dit qu’il n’y a pas de choix.
C’est cette autorité qui fonctionne – normalement on peut dire – dans l’articulation ordinaire entre pouvoir et science, qui règle normalement l’ordre consensuel, dans l’articulation du pouvoir étatique avec la science économique, c’est-à-dire bien sûr avec une certaine science économique ; celle qui impose comme nécessité scientifique objective la loi d’un système économique bien défini, la loi du capitalisme absolutisé et mondialisé.
L’objectif principal de ce système, pour ce qui concerne nos pays : c’est l’isolement des individus, la destruction de leur capacité collective d’agir et de mettre en œuvre une intelligence appartenant à n’importe qui. C’est la destruction des grandes unités de production, l’individualisation au maximum des formes de travail par diverses voies, c’est la restriction des droits du travail, des formes de solidarité sociale horizontale et des services publiques. Ce que l’autorité de la science alimente ainsi, c’est le remplacement d’un tissu social solidaire par une multitude d’individus isolés en face de la puissance financière mondiale. Nos États y contribuent par la destruction des formes de protection des droits du travail et des systèmes de solidarité sociale et par les restrictions de plus en plus grandes de la liberté de se rassembler pour manifester. Ainsi, l’isolement des individus en face de la puissance financière se double de leur isolement en face de la puissance étatique.
C’est dans ce contexte que l’épidémie est survenue. Cela veut dire qu’elle a été traitée selon la logique du paradigme sécuritaire et consensuel, c’est-à-dire par le déni de toute capacité de la multitude, par la dispersion radicale des individus et la concentration de tout pouvoir de décision sur la vie collective dans les mains du seul pouvoir d’État inspiré par les avis de la science.
D’un côté ce traitement est homogène avec le fonctionnement du paradigme sécuritaire consensuel qui gouverne nos sociétés. De l’autre, il en excède manifestement l’exercice habituel et il en accroît d’autant la puissance.
C’est ce rapport entre la normalité d’un mécanisme et sa radicalisation exceptionnelle qu’il s’agit de penser. Et au cœur de ce rapport, le rôle joué par l’autorité de la science. Le très spécifique de la situation, c’est que l’autorité de la science s’est appuyée ici sur l’autorité la plus radicale s’exerçant sur la vie des humains, à savoir la mort. La mort, non pas métaphorique, mais réelle.
Non pas la mort qu’on annonce comme conséquence vraisemblable d’un certain enchaînement de causes et d’effets, mais la mort rencontrée brutalement, sans avoir été prévue.
Jusque-là, la logique consensuelle prenait appui essentiellement sur la science économique considérée comme la science des moyens matériels d’assurer la vie des sociétés. Mais précisément, cette science est clairement une science économique déterminée, dont la validité était contestable en théorie et contestée en pratique. La nécessité d’une fermeture d’usine, d’une réduction des droits des travailleurs, d’une diminution des avantages sociaux, elle pouvait toujours être récusée, renvoyée à son statut de simple choix au service d’intérêts particuliers, au service des intérêts du plus grand nombre. Et cette récusation théorique pouvait être mise en acte par les collectivités concernées. Ce qui fait que l’autorité de la science, en dernière instance, se ramenait à la capacité des puissances financières et étatiques d’imposer leurs décisions contre celles et ceux qu’elles visaient.
En revanche, la mort ne se conteste pas. Et les malades ne font pas communauté. Quant à la médecine, elle n’est contestée que marginalement dans son rôle de science protégeant les corps humains des causes de mortalité. Donc le fait majeur qui modifie et intensifie la logique inégalitaire de l’ordre sécuritaire consensuel, c’est l’intervention au service de la double autorité gouvernementale et scientifique du maître absolu – dont parle Hegel – le maître seul susceptible de fonder l’autorité absolue de la science, à savoir la mort.
C’est à ce point que s’est proposé une interprétation dominante de l’exception pandémique. Celle qui met en jeu deux notions essentielles : interprétation de l’autorité de la science, le bio-pouvoir, et l’interprétation de son mode d’exercice comme forme de gouvernement, l’état d’exception.
Un bref d’examen de ces deux notions, bio-pouvoir et état d’exception, s’impose dans une réflexion sur leur rôle dans la situation pandémique. Cet examen, à mon avis, doit commence par deux remarques. Le couple bio-pouvoir – état d’exception relève de la même logique que le couple sécurité – consensus. Je veux dire que, comme lui, il est constitué de deux notions qui ont la particularité d’être totalement indifférenciantes, totalement indifférentes à la singularité des événements auxquels il s’applique. Dans l’emploi généralisé qu’on en fait aujourd’hui, le terme de bio-pouvoir a totalement oublié la spécificité du concept de biopolitique que Michel Foucault avait, un jour, dans son séminaire, proposé à titre d’hypothèse.
Tout pouvoir s’exerçant sur la vie des humains est maintenant devenu susceptible d’être qualifié de bio-pouvoir. Et comme tout exercice du pouvoir concerne d’une manière ou d’une autre la vie des humains, les deux notions finissent par être de simples synonymes. Et dire que nos gouvernements ont mis en œuvre les pratiques du bio-pouvoir revient simplement à dire qu’ils ont mis en œuvre les pratiques du pouvoir. [3]
Je crois qu’il en va de même pour l’état d’exception. Ceux qui ont vu dans le confinement l’imposition de l’état d’exception n’avaient eux-mêmes cessé depuis des années de nous expliquer que cet état d’exception était l’essence du pouvoir moderne et que nous vivions tous sous son régime.
Sous ce double aspect, l’événement pandémique, sensé être le révélateur privilégié d’une forme spécifique de pouvoir, est en réalité dépourvu de toute singularité. C’est pourquoi un des tenants de ce point de vue, après avoir d’abord nié la réalité de la pandémie a pu ensuite déclarer qu’il était indifférent de savoir si elle était ou non réelle, puisque son statut était celui d’un simple prétexte pour instaurer un état d’exception.
L’indifférence à la réalité de l’événement fait alors corps avec l’absence totale de spécificité des notions utilisées pour rendre compte de son traitement et notamment du rôle de la science médicale. On sait que Giorgio Agamben n’a pas hésité à ramener celle-ci à une pure « religion de la santé ». « Religion de la santé » qui aurait, en quelque sorte, succédé à celle du Christ rédempteur.
Il me semble pourtant que toute intelligence de la situation pandémique et donc de ses effets d’inégalité doivent avoir pour fondement la prise en compte de la réalité de l’événement et des effets de cette réalité sur la forme même d’exercice du pouvoir de la science.
Partir de la réalité de l’événement, c’est partir de sa contingence, c’est partir de son caractère imprévu. Pour que le traitement de la situation pandémique fut une application du paradigme du bio-pouvoir, il aurait fallu qu’il fût la conséquence de stratégies de pouvoir longuement planifiées, de formes d’attention spécifique à la santé des corps et aux facteurs qui la menacent. Or, les conditions d’exercice de l’autorité médicale dans la conjoncture pandémique ont été tout le contraire.
Non seulement cette conjecture a pris au dépourvu les gouvernements qui n’avaient aucunement anticipé, mais aussi est intervenue dans un contexte où la gestion de la santé par nos gouvernements avait été guidée moins par les données de la science médicale que par celles de la science économique officielle.
Ce que cette science économique avait planifié bien sûr, c’était la restriction des crédits affectés à la santé et donc de la capacité d’accueil des hôpitaux.
En bref, on peut dire que l’autorité de la science économique avait programmé l’incapacité de la science médicale à répondre à des menaces de grande envergure sur la santé des individus. C’est dans ce cadre que l’autorité de la science médicale s’est exercée, notamment dans notre pays et dans beaucoup de pays d’Europe. Elle s’est exercée sur un phénomène non prévu et dans des conditions d’impréparation gouvernementale. C’est pourquoi l’exercice du pouvoir de la science a été fondé moins sur l’application de ses connaissances que sur l’autorité administrative de la médecine et l’autorité idéologique de la science.
La mesure essentielle proposée par l’autorité scientifique nommée par le gouvernement — celle du confinement — a été essentiellement motivée non par le pouvoir de la médecine mais, on pourrait dire, par son im-pouvoir tel qu’il résultait en partie des négligences du pouvoir et en partie de ses choix délibérés. Les chiffres sur lesquels se sont basés les experts pour demander le confinement étaient tout simplement les chiffres de la capacité d’accueil des hôpitaux, laquelle avait été réduite précisément par les choix budgétaires du pouvoir. Le confinement, la grande mesure de la gestion de la pandémie, s’est imposée non comme mise en œuvre d’une volonté d’enfermement, mais par manque de toute autre forme de prévention, du fait de l’absence de masques, tests ou vaccins.
Il reste que cette mesure, le confinement, a bien été appliquée et qu’elle a bien eu deux conséquences massives. La première, c’est un isolement de fait des individus. Les individus ont été rendus incapable de mener leurs activités sociales ordinaires, mais aussi de se réunir et d’agir en commun.
C’est donc une dépendance accrue à l’égard des deux puissances qui s’exercent aujourd’hui en séparant les individus et en privatisant les relations sociales, à savoir la puissance financière et la puissance étatique. La situation pandémique n’a pas seulement obligé les individus à rester chez eux, elle a aussi été – c’est la deuxième conséquence massive – une occasion pour renforcer les formes de dépendance qui s’exercent à distance et par la distance. On sait comment le télétravail y a trouvé une nouvelle occasion d’accroître sa double ressource. Premièrement, la soumission d’individus, privés des moyens de faire communauté, à une autorité lointaine. Deuxièmement, l’effacement des limites même du temps de travail. On sait que le télé-enseignement y a aussi affirmé sa vocation d’enseignement d’un certain avenir, celui de la transmission par l’outil informatique de contenus de savoirs élaborés par des commissions ou des agences ad hoc.
Cette situation exceptionnelle donc a été un laboratoire improvisé pour l’exercice d’un type de pouvoir renforcé de la triple autorité économique, étatique et scientifique sur les individus. Il reste que cette situation exceptionnelle est en un sens le résultat d’un bricolage qui s’est exercé lui-même selon la logique normale du paradigme sécuritaire et consensuel, sans témoigner de la mise en œuvre d’un paradigme de l’exception biopolitique. Demander aux gens de rester chez eux, ce n’est pas le meilleur moyen de les soumettre à un pouvoir d’exception. D’ordinaire, celui-ci s’exerce selon la forme inverse, à savoir lorsque la police d’État s’invite elle- même au domicile des individus.
Donc pour pouvoir qualifier le renforcement de la logique inégalitaire ordinaire d’intrusion d’un nouveau paradigme biopolitique, il a fallu s’appuyer moins sur la description des mécanismes de pouvoir mis en œuvre que sur les affirmations concernant ses effets sur les individus.
Pour que le bio-pouvoir soit attesté, il fallait qu’il soit montré actif, non seulement dans les décisions du pouvoir mais dans les têtes de tous. On sait que c’est ça qui a été l’objet spécifique de la démonstration menée par Giorgio Agamben dans les divers articles qu’il a consacré à la pandémie. Le bio- pouvoir, selon lui, se serait imposé en créant chez les individus une terreur panique et conduisant à l’abandon de toutes leurs relations sociales et à la soumission volontaire à une « religion de la santé ». Je cite deux petits passages dans un de ses articles rassemblés en un recueil :
Nous pouvons appeler biosécurité un dispositif de gouvernement qui résulte de la conjonction entre la nouvelle religion de la santé et le pouvoir d’État avec son état d’exception. Notre société ne croit plus en rien d’autre que la vie nue. Il est évident que les Italiens sont disposés à sacrifier pratiquement tout, les conditions normales de vie, les rapports sociaux, le travail, les amitiés mêmes, etc. pour éviter une maladie qui, pour l’heure du moins, n’est pas statistiquement si grave.
Je n’ai pas qualité à répondre pour les Italiens pris à partie par leur compatriote. Néanmoins il me semble que cette description est assez loin de la réalité que nous avons vécue dans nos pays. Nous n’y avons guère été témoins de comportements de panique. Et plutôt qu’un abandon délibéré de toute relation sociale, nous avons constaté un effort pour les maintenir autant que la situation le permettait.
Le respect des conditions restrictives – qui a été très large et général – imposées par le gouvernement a été guidé tout autant par la crainte de compromettre la santé des autres que par un souci personnel de sauvegarde. Et la prétendue « religion de la santé » a bien plutôt été la conscience de la situation critique des hôpitaux et du travail des soignants.
Autrement dit, la manière dont la situation pandémique s’est emparée de nos cerveaux et a commandé nos soumissions à l’autorité étatique et médicale – qui sont des soumissions effectivement réelles – la manière dont ça s’est opéré est à la fois plus simple et plus subtile que ne le veulent les théoriciens du bio-pouvoir. C’est une manière d’obéir qui repose non sur la foi, mais sur la défiance.
Je veux dire que l’obéissance a pris la forme d’une coopération distante qui a été provoquée non pas par la force d’un état d’exception et d’une idéologie salutiste, mais bien plutôt par le sentiment de la défaillance de nos gouvernements et des limites de la capacité de l’institution médicale à faire face à la situation. Nous avons obéi à nos gouvernements en raison non de leur force, mais de leur faiblesse. Nous l’avons fait avec le souci de ne pas aggraver le péril créé pour toutes et tous par cette faiblesse même. Autrement dit – et ici peut-être je rejoins le propos de Judith Butler – nous l’avons fait par le sentiment d’appartenir à une communauté à la fois plus large et plus profonde que celle que gèrent nos gouvernements. Nous l’avons fait aussi parce que nous avions le sentiment de n’avoir rien à proposer comme mesure alternative, aucun savoir ferme pour fonder une opposition pratique au dispositif étatique de traitement de la pandémie.
C’est pourquoi l’opposition globale à ce dispositif s’est trouvée réduite à argumenter non pas sur les mesures alternatives qui auraient pu être prises pour lutter contre la pandémie, mais sur sa réalité pure et simple. Quand on a rien à opposer au traitement étatique d’une situation, il reste deux solutions. La première est de nier cette situation purement et simplement. La deuxième est de se déplacer vers un terrain plus facile, celui de l’analyse des causes de la situation et de ses effets. Et de fait, la littérature contestataire qui a accompagné le confinement a pris deux caractères essentiels.
Premièrement, la recherche des causes structurelles de la situation pandémique à savoir les méfaits de l’anthropocène et du capitalocène.
Deuxièmement, le développement de propositions pour le monde d’après sensé surgir à la fin du confinement.
Donc ce qui a fleuri pendant le confinement – sous une forme intensifiée évidemment par le fait que tout le monde avait du temps libre pour parler et écrire – ce sont les deux types classiques de discours contestataire, qui surgissent de manière habituelle, dans ce qu’on pense l’incapacité à rompre le cercle consensuel sécuritaire. Premièrement, la dénonciation des causes lointaines de la situation subie. Deuxièmement, l’énoncé de ce que le monde devrait être une fois qu’il aurait cessé d’être ce qu’il est. D’un côté, on remonte la chaîne des causes pour désigner le responsable de tous les maux. De l’autre, on déduit de cette démonstration des causes du mal, l’évidence que ça ne peut pas continuer comme ça et que ça va changer, puisque ça doit changer. En bref, on oppose au gouvernement qui nous soumet à la loi de la nécessité la foi en une chaîne causale porteuse d’une nécessité plus nécessaire. C’est encore ce recours qui a accompagné l’impuissance à mettre en œuvre et même à concevoir des manières différentes de réagir à la situation pandémique.
Ce qui a été opposé à un pouvoir appuyé sur la double autorité institutionnelle et idéologique de la science, c’est – on peut dire – l’idéologie nue de la science, la veille croyance progressiste que le monde va changer quand la science a prouvé qu’il allait mal. Une croyance qui, je crois, n’est pas seulement une réponse au sentiment d’une impuissance, mais qui entretien elle-même cette impuissance.
Je conclus brièvement. La réalité de la situation pandémique et des façons concrètes dont nous nous y sommes adaptés réfute – je crois – les grands modèles explicatifs adaptés à toute situation, donc à aucune en particulier.
Nous n’avons pas été écrasés par la puissance de l’état d’exception, mais bien par notre impuissance à imaginer d’autres moyens que ceux de nos gouvernements pour répondre à une situation exceptionnelle. Et c’est bien là, en un sens, le problème le plus préoccupant, à savoir que la réalité de la situation pandémique est bien loin des grands modèles du pouvoir d’exception. Mais du même coup, elle ne rend que plus sensible une impuissance accrue à penser et à construire un monde d’égaux capables d’affronter les puissances qui gouvernent le monde.
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