Beaucoup de ceux qui ont commenté les "événements de décembre 1986" ont voulu y saluer l’émergence d’une contestation nouvelle, certains croyant même y déceler les signes avant-coureurs d’une crise sociale plus générale. En réalité, ce que toute la classe politique, qui ne s’y est pas trompée, a pu saluer alors, c’était l’apparition d’une nouvelle force de conservation de la société qui visait à moderniser un mensonge maintenant vieux de deux siècles. Il ne s’agit donc pas de déplorer les limites de l’effervescence qu’a pu parfois engendrer, à son corps défendant, ce mouvement estudiantin, mais de révéler quelles sont les idées dont il a été porteur pour les soumettre à la critique. La tâche de celle-ci consiste à clarifier, dans la pensée comme dans l’action pratique, "les éléments qui motivent l’aliénation propre de l’homme et qui recèlent en même temps en soi les conditions de sa suppression". Plus d’un siècle après l’expérience de 1848 et de la Commune, on ne peut ignorer la fonction pratique que remplit la démocratie comme pensée dans le monde existant, de même qu’on ne peut plus faire abstraction, après 1968, du rôle que jouent concrètement les étudiants relativement à cette fonction.
"Les révoltes qui ont suivi 68 auront contraint l’ennemi à moderniser l’oppression et à rendre ainsi le monde encore plus invivable, la misère encore plus visible. Le vieux principe de 1789 revient alors au premier plan des préoccupations ennemies : combler le vide entre la classe dominante et les pauvres, qui s’est dangereusement creusé ces dernières années. C’est à quoi s’affaire une génération de réformistes aux ordres de l’État. Ils ne peuvent évidemment parler que le langage de l’État et prêcher le mensonge démocratique à la masse des pauvres." (OS Cangaceiros n°2.) Depuis que ces lignes ont été coites, en novembre 1985, les événements n’ont fait que confirmer à quel point la cause de la Démocratie est devenue, en lieu et place de la religion, le terrain privilégié du réformisme, le terrain d’affrontements spectaculaires entre mensonges rivaux mais solidaires. Cette cause à laquelle les pauvres sont conviés à s’identifier constitue désormais le cheval de bataille de la bourgeoisie et des défenseurs de l’État pour les détourner de la question sociale. Partout dans le monde où des pauvres sans qualité se révoltent contre leur condition, s’en prennent concrètement à la misère, le réformisme doit faire de celle-ci une fatalité, de l’aggravation de l’oppression sociale un problème politique. Son but est d’imposer l’État comme la réponse à cette fatalité ; autrement dit, que les aspirations sociales des pauvres aillent chercher leur réalisation dans l’État. Hors l’État, point de salut ! On l’avait déjà vu au Brésil en 1983-1984, où l’agitation généralisée des pauvres dans tous les secteurs de la vie sociale avait été détournée in extremis dans la campagne nationale pour "les élections directes maintenant", suivie du rétablissement en grande pompe de la démocratie. On l’a vu encore en 1986 avec les sketches organisés en sous-main par les Américains à Haïti et aux Philippines. Dans tous ces pays, l’insubordination sociale n’a pas disparu pour autant : mais le spectacle démocratique aura permis opportunément de canaliser le plus gros de l’agitation. Avec le mensonge démocratique, la falsification des aspirations des pauvres aboutit à conserver incritiqué le principe de l’État. C’est encore en France, patrie des droits de l’homme et du citoyen, que l’ennemi travaille avec le plus d’ardeur au rajeunissement de ce mensonge, avec la racaille socialiste du temps où elle était au pouvoir et plus récemment avec le mouvement étudiant ; et nul n’était mieux qualifié pour cette tâche que cette catégorie de la population destinée à former le futur encadrement des pauvres.
En décembre 1986, les étudiants ont pris l’initiative et l’ont conservée, dans la rue et dans la pensée. Ils ont parachevé le processus de pacification sociale effectué ces dernières années, en occupant massivement les rues au nom de la paix civile. Il y a donc au moins un élément nouveau par rapport à 68 : aujourd’hui les étudiants n’ont plus de prétention à remettre en cause la société, et c’est tant mieux car cela ne pouvait être chez eux que de la prétention. Mais ils n’ont aucunement abdiqué la prétention à jouer un rôle dans la société, en face de l’État.
Depuis vingt ans, on ne pouvait ignorer ce que sont les étudiants. On ne pouvait manquer de le rappeler, tout simplement. Pourtant, même les éléments par nature les plus hostiles au milieu étudiant se sont montrés incapables de dénoncer en cette occasion leur rôle grandissant dans la société existante. Il est donc faux de dire que la critique des étudiants a été achevée en 68. Les étudiants ont été insuffisamment critiqués, puisqu’ils peuvent encore jouer leur rôle et faire illusion. Ce rôle n’a pas été critiqué alors qu’il ne s’était jamais manifesté avec autant d’évidence. On savait que les étudiants constituent le milieu propice à toutes les illusions : le pire est quand ils parviennent à les diffuser autour d’eux, à les imposer dans la rue comme le 10 décembre 1986. Il fallait critiquer les étudiants parce qu’ils constituent l’élément social dont se nourrit l’esprit politique. Personne, à de rares exceptions dont les "Lascars du LEP électronique", n’a été capable de le faire. Le mouvement étudiant pouvait se proclamer indépendant de toute appartenance politique particulière parce qu’il effectuait un retour à ce que la politique a de plus pur, l’esprit civique. Avec le mouvement de décembre 1986, l’essence de la politique a rejoint son concept.
Dans les nations riches, où l’existence des gens est toujours plus ou moins hantée par des rêves de promotion sociale, l’enseignement occupe une place énorme, qui va sans cesse en grossissant (l’ex-ministre Fabius ne faisait-il pas l’éloge du Japon parce que 95 % des travailleurs y sont bacheliers ?). Il fait miroiter l’accès possible aux places les meilleures : combien de fils d’ouvriers, et maintenant d’immigrés, qui espèrent se sortir de leur condition originelle grâce à des études couronnées de diplômes ?! Mais à défaut de conduire réellement l’ensemble des étudiants vers de bonnes places, l’université permet à tous ces jeunes de subsister en sursis ; à eux qui sont issus des milieux les plus défavorisés, elle permet de repousser au loin la pesante réalité du travail mal payé, du chômage, voire de la prison. L’Italie de 1977 en était un exemple ("Les jeunes Italiens allaient à l’université comme leurs homologues portugais allaient avant 1974 à l’armée", les Fossoyeurs du Vieux Monde n°3) ; qu’on se souvienne aussi de tous ces "boursiers" dans l’université française en 1968 et après. L’enseignement démocratique est ainsi un lieu de passage indifférencié où se côtoient des gens d’origines diverses et qui eux-mêmes ne seront pas tous appelés à tenir les mêmes rangs dans la hiérarchie sociale (en particulier, beaucoup s’en vont après un an ou deux d’études et deviennent des travailleurs comme les autres). C’est donc un lieu qui se veut abstrait des oppositions de la société réelle. En somme, l’enseignement universitaire réalise le principe d’égalité dont se réclame la démocratie ; il le réalise abstraitement. N’importe qui, dans l’idée, doit pouvoir accéder à cet enseignement. Sortis de là, les étudiants iront occuper pour la plupart les places médiocres, celles du travail intellectuel salarié, appauvri. Ils iront par exemple bosser dans la néo-culture.
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