Imposer les règles d’en bas : La réémergence des conseils de travailleurs en Iran

Reproduction d’un article à lire sur : https://garap.org/communiques/communique93.php

"Nous soumettons ci-dessous à la sagacité de nos lecteurs une traduction en français — réalisée par nos soins — d’un entretien de Ida NIKOU (doctorante en sociologie à l’université d’État de Stony Brook, dans l’État de New York) par Gianni DEL PANTA. La thèse de Ida NIKOU porte sur le mouvement ouvrier en Iran et sur l’impact du tournant néolibéral sur les droits et les conditions de vie des travailleurs.

Cet entretien était initialement paru en italien et en anglais, avec toutefois certaines discordances entre les deux versions.

Quoi qu’il en soit, le propos de Ida NIKOU nous paraît intéressant en ce qu’il permet de replacer les derniers développements en Iran (c’est-à-dire le soulèvement populaire à la suite de la mort de Mahsa AMINI, une étudiante kurde de 22 ans, sous les coups de la police du régime islamique) dans un contexte de lutte des classes intenses dans le pays."

Gianni Del Panta, 10 juillet 2022

Dans le premier numéro de ce magazine, nous avions souligné que l’une des principales contradictions de la dernière décennie était l’incapacité générale du mouvement ouvrier à créer les formes politiques de sa propre émancipation sociale, malgré une grande inclination des masses pour l’action. On a invoqué des raisons nombreuses et variées. Toutes, cependant, ont un caractère liquidateur et conduisent à considérer le pouvoir du mouvement ouvrier sur le lieu de travail comme un résidu du vingtième siècle. Dans cette interview, nous nous concentrons, entre autres, sur deux expériences récentes de conseils de travailleurs en Iran. Ce qui est remarquable, c’est que, contrairement à ce que nous avons coutume de penser, ces conseils sont apparus à un stade non révolutionnaire, témoignant ainsi du fait que le contrôle des usines, des entrepôts et des bureaux par les travailleurs reste une pratique d’une actualité brûlante, ainsi qu’une nécessité pour surmonter le système actuel.

Ces dernières années, nous avons assisté à l’émergence de plusieurs conseils de travailleurs en Iran. Pouvez-vous nous parler de ces expériences ?

Ces dernières années, l’Iran s’est à l’évidence caractérisé par une montée en puissance du militantisme sur le lieu de travail. Au moins depuis 2010, la lutte des classes tend à être de plus en plus militante et organisée. Nous avons assisté à des grèves prolongées et militantes dans divers secteurs et industries à travers le pays. Dans un contexte caractérisé par des obstacles juridiques et une forte répression politique contre la négociation collective, les travailleurs ont eu recours à des organisations indépendantes des syndicats soutenus par l’État. Les éléments les plus avancés du mouvement ouvrier, les travailleurs industriels de l’usine de canne à sucre de Haft-Tappeh et ceux du Groupe industriel national iranien de l’acier (INSIG, l’acronyme anglais) ont également redonné vie et remis au centre du débat l’idée des Showras (conseils ouvriers) et la gestion conséquente des lieux de travail par les travailleurs.

Dans les deux cas, l’idée des Showras est née de la mobilisation des travailleurs, principalement en réponse à la privatisation des entreprises, aux licenciements massifs et aux arriérés de salaires qui se font attendre depuis longtemps. À Haft-Tappeh, l’histoire de l’activisme des travailleurs remonte aux années 1970, lorsque les travailleurs ont commencé à créer leurs propres structures organisées. Bien que ces structures aient été liquidées après la révolution (la référence ici est le succès de la contre-révolution islamiste qui, entre la chute du Shah en janvier 1979 et la fin de 1981, a eu raison des forces de gauche et des travailleurs, note de rédaction de l’article original), un nouveau syndicat a été recréé, malgré l’interdiction formelle, en 2007. Le conseil des travailleurs de Haft-Tappeh a émergé de ce noyau organisé, avec pas moins de 22 représentants des travailleurs précaires issus de 14 sections différentes de l’usine. L’idée d’une gestion par les travailleurs a été rendue publique pour la première fois par Esmail Bakhshi, l’un des dirigeants des travailleurs, au plus fort du conflit de grève à Haft-Tappeh en 2018. Dans un discours désormais "fameux" devant l’assemblée générale qui a animé une grève de trois mois, Bakhshi a exprimé la nécessité d’un contrôle de l’usine par les travailleurs dans ce qui est devenu sa devise et celle d’autres travailleurs : "nous pouvons le faire nous-mêmes".

"Les ordres sont toujours venus d’en haut. Aujourd’hui, nous avons décidé de les imposer d’en bas. Nous confions des tâches au gouvernement [...] nous agissons collectivement en tant que conseil [...] les individualistes, les nationalistes, les racistes et les réactionnaires n’ont pas de place parmi nous. Notre alternative, ce sont les conseils de travailleurs. Cela signifie que nous prenons des décisions collectives pour notre propre destin. Nous rendons des verdicts d’en bas. Nous avons également connu suffisamment de répression [...]" (cité dans Salour & Salour 2020).

Peu après, le gouvernement a utilisé diverses tactiques pour réprimer le mouvement des conseils à Haft-Tappeh. En 2018, Bakhshi et plusieurs des travailleurs les plus militants ont été arrêtés et torturés, tandis que d’autres ont été licenciés de l’entreprise. Bakhshi lui-même a été condamné à 14 ans de prison, tandis que le gouvernement a déclaré l’assemblée générale illégale et l’a remplacée par un conseil du travail islamiste, placé sous le contrôle de l’État.

Malgré ce revers, les travailleurs de Haft-Tappeh ont remporté une grande victoire en 2020, lorsqu’ils ont réussi à forcer le gouvernement à annuler la privatisation. Il a ensuite fallu une année supplémentaire pour que le gouvernement finalise le contrôle public de l’entreprise. Par la suite, les travailleurs ont dû faire face à d’autres problèmes, notamment les salaires impayés, la sécurisation de l’usine et la répression directe. Néanmoins, les travailleurs ont remporté une victoire importante, obtenant, au terme d’une longue lutte, ce qu’ils demandaient.

Les conditions qui ont conduit à l’émergence du conseil des travailleurs de l’INSIG étaient similaires à celles qui prévalaient à Haft-Tappeh. Cependant, contrairement à cette dernière, les travailleurs d’INSIG n’avaient pas d’expérience collective à faire valoir, ni de structure pour cimenter leurs efforts. La confusion créée par la privatisation de l’usine et l’arrêt de la production qui s’en est suivi ont maintenu les travailleurs et leurs préoccupations dans l’incertitude pendant un certain temps. Cependant, après avoir constaté l’incapacité et la réticence des responsables locaux à fournir des réponses concrètes, les travailleurs ont décidé de se mobiliser sur la base de liens d’amitié, qui ont peu à peu donné naissance à des comités et des assemblées clandestins. Contrairement à Haft-Tappeh, où les représentants des travailleurs étaient publiquement connus et actifs, le conseil des travailleurs d’INSIG n’avait initialement aucun représentant reconnu. Cette structure discrète s’est révélée très efficace, du moins au début, pour résister à la répression de l’État, grâce à un mécanisme de diffusion de la pression répressive sur un certain nombre de militants.

De 2016 à 2018, le conseil des travailleurs d’INSIG a organisé plusieurs manifestations, comme la grève de 17 jours en 2016, au cours de laquelle les travailleurs ont occupé l’usine et refusé l’entrée au personnel, et la grève générale de 40 jours en 2018, qui est également devenue l’une des plus longues manifestations de travailleurs dans l’histoire du mouvement ouvrier en Iran à ce jour. Au cours de ces grèves, le représentant des travailleurs, Meytham Al-Mahdi, a prononcé un discours [https://www.youtube.com/watch?v=-uPjpLVl-Vw] exprimant sa solidarité avec les travailleurs de Haft-Tappeh arrêtés, parlant de l’unité de la classe ouvrière et proclamant que la gestion ouvrière était la seule solution durable à la crise à INSIG. À la suite de ce discours, Meytham et 40 autres travailleurs ont été arrêtés lors d’une série de raids nocturnes. Après sa libération, Meytham a été contraint de se cacher avant de quitter le pays pour sa sécurité.

Au cours de ces deux années de lutte prolongée, le conseil des travailleurs de l’INSIG a utilisé un certain nombre de tactiques innovantes, notamment la perturbation des prières du vendredi - qui est devenue par la suite une pratique répandue parmi les travailleurs en lutte dans d’autres secteurs et villes - l’occupation de bâtiments administratifs, l’expulsion de patrons et de contrôleurs, et même l’occupation de la trésorerie de la Banque nationale dans la province du Khuzestan. En outre, lors de l’occupation prolongée de l’usine au printemps 2018 en réponse au lock-out des employeurs, le conseil des travailleurs a organisé des groupes de contrôle pour protéger et garder l’usine la nuit, étant donné que le propriétaire avait l’intention de vendre les machines. Il s’agissait d’une tactique entièrement nouvelle de contrôle et de supervision par les travailleurs pour protéger les moyens de production. Malgré la répression du conseil de l’INSIG et des représentants des travailleurs, ceux-ci ont réussi à forcer le propriétaire à payer les arriérés, à introduire la sécurité sociale et à renationaliser l’usine.

Contrairement à ce que l’on croit généralement, les deux expériences de conseils ouvriers que vous avez décrites n’ont pas émergé dans le cadre d’une situation révolutionnaire. Quels sont les principaux facteurs qui ont encouragé, ou contraint, les travailleurs à prendre le contrôle des usines ?

C’est vrai. Ces expériences ont vu le jour dans un contexte de crise économique continue, d’inégalités et de pauvreté croissantes. Tout cela est le fruit de l’abandon par le gouvernement de l’idée de la centralité de l’État dans le processus de développement et de l’adoption de politiques néolibérales très dépendantes de l’économie extractive, avec la suppression simultanée des barrières de protection pour les industries manufacturières. Bon nombre de ces dernières ont été privatisées au cours des deux dernières décennies et ont fini par faire faillite et fermer définitivement leurs portes. Les propriétaires de ces entreprises, souvent proches du gouvernement et de l’armée, ont eu accès à des prêts considérables, délocalisant l’argent dans des paradis fiscaux ou l’investissant dans des secteurs non productifs de l’économie, tels que la finance et l’immobilier.

De même, de nombreuses usines au bord de l’effondrement sont dirigées par des propriétaires ou des groupes d’investisseurs qui ont réalisé d’énormes profits en les achetant à prix cassés. Ces mêmes usines, dont certaines étaient les plus grandes industries métallurgiques de la région du Moyen-Orient avant les réformes économiques et les sanctions internationales, ont été au centre des luttes des travailleurs ces dernières années.

De nombreux investisseurs privés ont tenté de maximiser la spéculation financière soutenue par l’État en s’engageant dans d’autres activités non productives sans aucun rapport avec l’activité principale de l’entreprise. Le propriétaire de Haft-Tappeh, par exemple, a loué puis réutilisé des hectares de terres précédemment utilisées pour la culture de la canne à sucre. Ce phénomène s’explique également par la volonté du gouvernement de se conformer aux diktats de la "mondialisation", qui a conduit à la suppression des subventions à l’importation pour les entreprises qui ne sont pas compétitives sur le marché mondial. L’importation non réglementée de sucre en provenance de Cuba, par exemple, a été l’un des facteurs à l’origine de la crise de production de Haft-Tappeh et de l’industrie sucrière iranienne en général.

Ce blocage de la production est similaire à la situation révolutionnaire de 1979, lorsque de nombreux capitalistes ont quitté le pays et que les travailleurs ont été contraints de trouver une solution au vide qui régnait sur le lieu de travail. Avant que Khomeini et le Parti de la République Islamique (PRI) ne détournent la révolution et ne consolident violemment leur pouvoir, les conseils de travailleurs étaient apparus comme une forme populaire d’organisation de la vie économique et politique. Comme à l’époque, les travailleurs d’aujourd’hui sont préoccupés par le maintien de la production dont dépendent leurs moyens de subsistance. Par conséquent, bon nombre des manifestations de travailleurs de ces dernières années se sont concentrées sur l’opposition à la privatisation et ont exprimé une forte opposition à la propriété privée des entreprises. Dans les deux cas évoqués ci-dessus, les travailleurs ont revendiqué la reprise de l’usine après la privatisation et ont expliqué comment ils pourraient mieux la gérer. Dans ces conditions, l’idée d’un conseil de gestion a été une réponse stratégique et idéologiquement réussie au vide causé par l’ordre néolibéral. De ce point de vue, les conseils ouvriers d’aujourd’hui, contrairement à leurs prédécesseurs, sont davantage une réponse immédiate à une crise économique qu’à une crise politique.

Contrairement aux lectures qui tendent à réduire les conseils de travailleurs aux lieux de travail et aux travailleurs, nous pensons qu’il est important de replacer l’émergence de ces organes démocratiques et radicaux dans un contexte plus large allant de l’activité des groupes politiques aux spécificités locales et régionales, en passant par les questions de genre. Des éléments extérieurs à l’usine ont-ils favorisé le développement de ces expériences ?

En ce qui concerne le contexte social, l’une des stratégies les plus importantes développées par les conseils des travailleurs de Haft-Tappeh et d’INSIG a été de porter la lutte des travailleurs au-delà de l’usine, en l’étendant dans les rues et les zones urbaines afin de gagner le soutien de la population. Dans les deux cas, les usines étaient situées en dehors de la ville ; cependant, grâce à leur intelligence, les travailleurs ont compris que pour gagner en importance, ils devaient être vus et entendus. Le seul moyen d’y parvenir était de rendre leurs luttes publiques en les portant au-delà des murs des usines. À mon avis, c’était la carte maîtresse dans les deux cas et d’autres secteurs, par effet domino, ont également commencé à l’utiliser. Le conseil des travailleurs de Haft-Tappeh a lancé plusieurs manifestations dans la ville de Shush, où les travailleurs ont reçu un soutien. Haft-Tappeh étant le plus grand employeur de la région et toute la ville de Shush étant directement ou indirectement liée à l’usine, cela explique pourquoi les grèves des travailleurs ont reçu un soutien local extraordinaire. Les travailleurs ont également utilisé les réseaux sociaux pour diffuser leur lutte dans tout le pays et, grâce à leur longue tradition d’activisme, ils ont pu obtenir le soutien d’autres acteurs, tels que les retraités, les étudiants, les enseignants et les organisations de travailleurs comme le conseil d’INSIG et le syndicat des chauffeurs de bus de Téhéran.

De même, à un moment donné du conflit, les travailleurs de l’INSIG ont compris que leur succès dépendait de leur militantisme. Ils ont donc déplacé leurs protestations au-delà des limites de l’usine et ont bloqué l’artère principale, organisant diverses manifestations devant les bâtiments gouvernementaux. Comme nous l’avons déjà mentionné, les travailleurs ont également occupé la Banque nationale et le Trésor, qui contrôle en même temps l’INSIG. Dans l’ensemble, ces stratégies militantes ont été couronnées de succès, car elles ont permis d’obtenir un soutien populaire indispensable de la part de la société civile. Cela a contribué à créer un pouvoir social plus solide pour les conseils de travailleurs.

Pour comprendre l’importance des conseils, il convient de replacer la province du Khuzestan, où se trouvent Haft-Tappeh et INSIG, dans son contexte. Au cours des quatre dernières décennies, depuis la révolution de 1979, la province du Khuzestan a connu un état de crise constant. À la suite de la guerre de huit ans avec l’Irak, dont cette région a particulièrement souffert en se trouvant sur l’un des principaux fronts du conflit, nous avons assisté à une poussée de l’émigration, à une détérioration de la situation écologique et à une augmentation de la pauvreté. Comme dans d’autres régions du sud-ouest, la majorité de la population, en particulier les Arabes, fait l’objet d’une grave discrimination ethnique et religieuse. Le groupe ethnique dominant de la nation - les Farsi - soumet les Sunnites, les Arabes, les Kurdes, les Baloutches et les réfugiés afghans à une horrible oppression économique et politique. Selon les rapports officiels, le taux de chômage au Khuzestan se situe entre 40 et 45 %, soit près du double de la moyenne nationale de 25 %. [Note : (Il convient de noter que le taux de chômage officiel est incroyablement sous-estimé, car le recensement définit l’emploi comme le fait de travailler deux heures ou plus par semaine.] Nous notons également que ce taux est plus élevé dans les villes où la majorité de la population est d’origine arabe. Le recours à la main-d’œuvre étrangère et une stratégie qui favorise la sous-traitance de grands projets dans la province à des entreprises employant des travailleurs non arabes sont quelques-unes des raisons qui expliquent ce taux de chômage exceptionnellement élevé

En ce qui concerne les inégalités économiques, les résultats d’une étude récente mesurant la pauvreté au Khuzestan (à l’aide d’un indice multidimensionnel prenant en compte l’éducation, la santé, le logement, le chômage et le niveau de vie) suggèrent que le taux de pauvreté moyen dans cette région était de 35 % en 2016, ce qui est bien supérieur à la moyenne nationale. Ces taux de chômage et de pauvreté sont remarquables compte tenu de l’abondance des hydrocarbures et des ressources en eau dans la province, qui contribue à plus de 40 % du budget de l’Iran. Malgré l’abondance des ressources en eau - il y a cinq rivières dans la région - cette province a été confrontée à de graves pénuries d’eau et à une désertification croissante en raison des politiques économiques et climatiques délétères de la République islamique, qui ne font que refléter les intérêts de la bourgeoisie locale.

Dans ce contexte, la province du Khuzestan a été au centre du mouvement des conseils au cours des quatre dernières années. De 2018 à aujourd’hui, plusieurs soulèvements de masse ont eu lieu contre les politiques gouvernementales et la crise économique, notamment le transfert forcé de l’eau, la construction d’un barrage, le blocage de l’approvisionnement en eau pour l’agriculture et les zones marécageuses, et l’opposition à la migration forcée de la population arabe en raison de l’aggravation des conditions environnementales. Ces soulèvements de masse ont initialement émergé des luttes ouvrières de 2017-18 à Haft-Tappeh et INSIG, mais se sont depuis transformés en plus que de "simples" protestations régionales se propageant à travers tout le pays. En juin 2021, les soulèvements ont commencé dans les villes à majorité arabe du Khuzestan en réponse à la crise de l’eau et, en l’espace de quelques jours, ont pris un caractère national. Plus récemment, en mai 2022, une série de manifestations a éclaté pour protester contre la hausse des prix. En réponse à ces soulèvements, le gouvernement a eu recours à ses tactiques répressives bien établies, bloquant l’accès à l’internet et à l’électricité au Khuzestan et dans les autres villes en lutte pour dissimuler la répression violente et reprendre le contrôle de la situation. Le gouvernement peut temporairement réprimer ces soulèvements, mais les causes profondes des protestations continuent de croître et ne peuvent être supprimées pendant longtemps.

Les conseils ont émergé dans ce contexte d’accroissement des inégalités, de la pauvreté, du chômage et de la dégradation de l’environnement. Malgré un déclin substantiel du pouvoir structurel des travailleurs, ceux-ci se sont organisés à travers les conseils et ont ainsi facilité les soulèvements de masse des chômeurs et des paysans.

La capacité des travailleurs à prendre le contrôle de leur lieu de travail n’est pas une nouveauté en Iran. Au lendemain de la chute du Shah en 1979, des centaines de conseils de travailleurs ont vu le jour un peu partout, dans les usines et ailleurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces expériences et sur la manière dont la contre-révolution islamiste a réussi à vaincre le mouvement ?

Certainement. Le mouvement des conseils d’aujourd’hui est en grande partie un héritage historique de la révolution de 1979. Les Showras ont joué un rôle important à cet égard, tout comme le mouvement ouvrier en général. Pendant la révolution, les conseils d’ouvriers et de paysans, et dans certains cas les conseils locaux ou de quartier, ont exercé un contrôle politique et économique important sur des régions et des industries en Iran.

Ce fut notamment le cas dans l’industrie pétrolière. Bien que les travailleurs de ce secteur n’aient pas participé aux premières étapes de la révolution, leur grève de masse a joué un rôle décisif dans l’affaiblissement du Shah et a poussé d’autres travailleurs à rejoindre le mouvement révolutionnaire. Après la chute de la monarchie, des comités clandestins, avec l’aide de nombreux militants communistes, ont transformé les industries expropriées de la bourgeoisie en fuite en conseils d’usine qui contrôlaient la production.

Cette expropriation a été massive. Au cours de la période révolutionnaire 1978-80, la plupart des grandes industries iraniennes se trouvaient sous le contrôle des travailleurs. Il s’agit notamment d’Iran Khodro (production automobile), de Melli Shoe (chaussures), de Drug Production, de Darupakhsh (industrie pharmaceutique), de la raffinerie d’Abadan (hydrocarbures), d’Isfahan Steel (acier) et de toutes les usines liées à l’Industrial Development Organisation (Bayat 1987).

Cependant, pour le nouveau gouvernement post-révolutionnaire (à la fois le gouvernement provisoire et le Parti de la République Islamique, PRI), le contrôle des travailleurs équivalait à une perte de pouvoir sur les usines. C’est pourquoi, au cours de la violente consolidation de l’État menée par le PRI, le gouvernement a qualifié les conseils ouvriers de dangereux, a créé les conseils islamiques pour tenter de les coopter et a purgé les communistes de tous les domaines du système économique et politique. Par exemple, la Maison des travailleurs, centre de coordination créé par les conseils de travailleurs pendant la révolution, a été occupée par le gouvernement, puis remise au Conseil islamique, tandis que tous les travailleurs marxistes et de gauche ont été expulsés des usines. Pendant cette période, plus de 500 travailleurs et des milliers de marxistes ont été exécutés. De nombreux militants parmi les ouvriers n’ont pu survivre que parce qu’ils ont quitté le pays avant d’être arrêtés. En quelques années, le gouvernement a éradiqué tous les conseils ouvriers indépendants.

Pour en revenir à l’Iran d’aujourd’hui, quelle est la situation économique et sociale du pays ?

La situation n’est pas bonne. Une combinaison de facteurs internes et externes a créé l’une des plus grandes crises économiques de l’Iran moderne.

Au niveau national, une étude récente du Centre iranien des statistiques a montré que le taux d’inflation a atteint 41 % en mars 2022, tandis que le prix des denrées alimentaires a augmenté d’environ 52 % au cours de l’année écoulée. Seuls huit pays ont un taux d’inflation plus élevé, dont beaucoup font également l’objet de sanctions de la part des États-Unis. Les hausses de prix ont été plus importantes dans les zones rurales que dans les zones urbaines. De même, au cours des dernières années, la monnaie (le rial iranien) a perdu plus de 80 % de sa valeur, le taux de change avec la monnaie américaine dépassant 300 000 rials pour un dollar. En 2021, le salaire minimum nominal en Iran (basé sur le taux de change non officiel de la monnaie) était de 55 cents par heure, soit la moitié de ce que gagnent les travailleurs mexicains (parmi les plus exploités au monde avec leur dollar 5 cents par heure). Comme nous le savons, les taux d’inflation élevés, lorsqu’ils ne s’accompagnent pas d’augmentations des salaires nominaux, entraînent une baisse des salaires réels. Depuis 1980, les salaires réels en Iran ont baissé de 0,16 %, alors que les dépenses des ménages ont, en moyenne, triplé (Kheirollahi 2018). Les richesses continuent de s’accumuler entre les mains des capitalistes, qui exploitent l’inflation massive et la dévaluation de la monnaie et des salaires. Le volume de pétrole exporté et sa valeur ont presque doublé l’année dernière, tandis que les exportations hors hydrocarbures ont augmenté de 40 % au cours de la même période.

Outre ces politiques monétaires, des facteurs externes tels que les sanctions ont exacerbé la crise. Les sanctions économiques mondiales imposées à l’Iran de manière croissante depuis les années 1980 ont gravement compromis l’économie et en particulier le secteur manufacturier qui utilise plus de 80 % de produits importés, ce qui rend difficile pour l’Iran de produire ses propres biens (Nomani et Behdad 2016). La perturbation des chaînes de valeur mondiales a rendu incertaine l’arrivée de certains produits manufacturés importés, ce qui nuit à la production nationale et à l’exportation. Affectées par ces problèmes et des coûts de transaction élevés, les industries non liées au pétrole ont été contraintes à des fermetures partielles ou totales, avec des licenciements massifs parmi les travailleurs. Le ralentissement de l’économie non pétrolière qui en a résulté, notamment dans les secteurs de l’automobile, des machines et de la construction, a contribué à la crise de l’emploi. Celle-ci a entraîné une chute brutale du produit intérieur brut par habitant, de l’emploi dans l’industrie manufacturière et l’apparition d’une inflation à deux chiffres : autant de facteurs qui ont pesé sur le marché du travail et le taux de pauvreté, avec une exacerbation supplémentaire causée par les privatisations voulues par le gouvernement.

Au milieu de ces crises récurrentes, le gouvernement a poursuivi ses politiques néolibérales. Sans tenir compte des conditions de vie de la population, il a lancé un vaste processus d’élimination des subventions au cours des dernières années. Encouragé par le plan proposé par le Fonds monétaire international (FMI) pour mettre fin au programme de transfert monétaire universel introduit en 2011 et destiné à compenser les travailleurs pour l’élimination du carburant bon marché (subventionné), le gouvernement a annulé le programme en 2019. Plus récemment, les subventions sur le blé ont été supprimées, ce qui a entraîné une multiplication par 13 du prix du pain et d’autres produits liés au blé. Cette augmentation folle et soudaine des denrées alimentaires a été suivie par l’annulation de toutes les subventions sur les médicaments. Face aux menaces extérieures, la bourgeoisie iranienne a tenté de regagner des marges bénéficiaires en soumettant la classe ouvrière à de dures mesures d’austérité et à la répression politique.

Face à cette situation, les travailleurs ont-ils manifesté ? Dans quels secteurs ? Et par quels moyens de mobilisation ?

Les réformes néolibérales du gouvernement ont déclenché des résistances et des soulèvements populaires dès les années 1990, avec la première tentative du gouvernement de mettre en œuvre des plans d’ajustement structurel (Bayat 1994). Les vagues d’émeutes urbaines, qui ont débuté en 1991, ont contraint les autorités à suspendre ces politiques jusqu’en 2010, lorsque le gouvernement a soudainement augmenté le prix de l’essence à quatre reprises. Bien que l’augmentation du prix de l’essence n’ait pas provoqué de résistance populaire, elle a servi de tremplin aux protestations des travailleurs au début de la décennie. À partir de 2010, avec l’intensification des politiques néolibérales du gouvernement, la précarisation du monde du travail et l’accroissement des inégalités sociales, des manifestations de masse organisées par la classe ouvrière ont éclaté dans les zones urbaines. Les travailleurs de tous les secteurs ont réagi à la détérioration des conditions structurelles : travailleurs du pétrole, métallurgistes, chauffeurs de bus, cheminots, employés municipaux, enseignants et, enfin, les travailleurs de l’économie parallèle. Les travailleurs de Snapp ! (l’équivalent d’Uber) ont lancé de multiples grèves ces dernières années. Il est intéressant de noter que les retraités ont participé activement aux manifestations et ont donné des conseils aux nouveaux militants. Il n’est pas exagéré de dire que jamais dans l’histoire moderne de l’Iran, la classe ouvrière n’a été aussi organisée et militante.

Il ne faut pas croire que les actions des travailleurs n’ont touché que les lieux de travail. Depuis 2017 au plus tard, les soulèvements urbains se sont multipliés. Comme mentionné ci-dessus, le premier de ces soulèvements a éclaté dans la région du sud-ouest, en particulier dans la province du Khuzestan, en raison d’une série de crises économiques, sociales et environnementales. Depuis lors, l’Iran a connu un nombre croissant de soulèvements. En 2019, l’augmentation soudaine des prix du carburant a entraîné l’un des soulèvements les plus importants et les plus violents, avec au moins 1 500 manifestants tués et des milliers d’arrestations. Comme en 2019 et 2021, les vagues de protestation les plus récentes, qui ont débuté en mai 2022, ont éclaté au Khuzestan, dans le sillage de la grève nationale des enseignants, avant de s’étendre à l’ensemble du pays. Rapidement, elles ont commencé à contester le prix élevé des denrées alimentaires, en particulier du pain. Les principales revendications étaient la réintroduction des subventions et l’amélioration des conditions environnementales et de travail. Comme lors des précédents soulèvements, dès que la solidarité s’est étendue à d’autres villes et provinces, l’État a mobilisé toute la machine répressive pour empêcher la communication entre les villes et réprimer, même mortellement, les manifestants dans les rues.

Un aspect important de ces soulèvements urbains a été leur capacité à obtenir le soutien du mouvement ouvrier. Les enseignants, les retraités et d’autres acteurs ont exprimé leur soutien aux soulèvements urbains. Il convient de noter que les enseignants ont été l’un des secteurs les plus performants du mouvement ouvrier et qu’ils représentent actuellement le plus grand mouvement de travailleurs organisé en Iran. Malgré une répression sévère, le mouvement des enseignants a atteint un niveau d’organisation nationale sans précédent et a forcé le gouvernement à reconnaître ses organisations indépendantes. De ce point de vue, le mouvement des enseignants démontre que ni la répression féroce, ni les syndicats jaunes ne conduisent automatiquement à la cooptation ou au reflux des travailleurs.

Outre le soutien des enseignants, d’importants syndicats, dont celui de Haft-Tappeh, les chauffeurs de bus de Téhéran et les retraités, ont publié une déclaration commune de soutien aux manifestations urbaines. Même cette partie de la classe ouvrière, auparavant inorganisée, fait preuve d’une solidarité qui va au-delà des divisions sectorielles, ethniques, religieuses et, dans une moindre mesure, sexuelles. Cette volonté d’unifier, d’organiser et de coordonner les manifestations a placé le prolétariat dans une position plus forte pour mener la confrontation de classe.

En conclusion, quelle est la situation actuelle de la gauche en Iran ?

Depuis 2018, de nombreuses organisations marxistes clandestines ont vu le jour, dont la créativité en matière d’organisation et de formation a permis d’importantes avancées dans le mouvement ouvrier, et, plus récemment, un processus similaire est apparu dans les milieux étudiants.

La focalisation du gouvernement sur ce virage à gauche est allée de pair avec l’émergence d’une répression à la fois douce et dure. La première consiste en la promotion d’une gauche de pacotille sous la forme du Mouvement de la justice islamique et du discours promu par les Conseils islamiques des étudiants et du travail, qui tentent de réduire la crise économique à l’incompétence des gestionnaires individuels et à quelques pommes pourries. De la même manière, ce discours utilise des arguments anti-impérialistes pour écarter toute critique à l’égard du gouvernement. Malgré les tentatives élaborées du régime pour éliminer la gauche par son pouvoir hégémonique, les cercles marxistes se multiplient dans tout le pays.

De nombreux marxistes clandestins continuent à publier des articles théoriques et politiques, à participer à l’agitation et à l’organisation, ainsi qu’à populariser une forme de politique radicale au sein du mouvement ouvrier. Des revues telles que Naghd (Critique) et Critique de l’économie politique proposent des contributions originales en termes théoriques et analytiques, ainsi que des analyses comparatives et des traductions pour les travailleurs iraniens, afin qu’ils puissent apprendre des succès et des erreurs du mouvement ouvrier international et du mouvement marxiste. Parallèlement, des cercles marxistes et des groupes de travail tels que le Comité d’action organisée des travailleurs (Komite Sazmandehi et Amal et Kargari) et le Collectif des frondeurs (la section anglaise du Collectif Majanigh) relient les travailleurs de diverses industries, abordant directement le problème de l’organisation et de l’éducation. Ces deux groupes de travail publient des rapports et des analyses en persan et en anglais, décrivant les expériences et les conditions actuelles. En raison des tactiques répressives de l’État, les membres de tous les groupes qui tentent d’améliorer les conditions du prolétariat risquent l’enlèvement, la torture et même la mort aux mains de la république islamique à tendance fasciste.

Pour faire simple, les travailleurs, les étudiants, les universitaires et les militants de gauche en Iran ont construit un mouvement de front populaire. Dans un contexte de crise sociale et économique, en plus de la répression gouvernementale susmentionnée, cela a permis d’éviter d’interminables escarmouches internes et divisions sectaires. Certes, il existe des débats théoriques et politiques entre ceux qui soutiennent les conseils de travailleurs et ceux qui considèrent qu’il est prioritaire de construire des syndicats et des confédérations syndicales. Quoi qu’il en soit, il semble que, dans une large mesure, la conscience de classe ait progressé au point que la classe ouvrière comprenne la nécessité de s’unir pour résister avec succès à l’agression de classe de plus en plus violente de la part de la bourgeoisie. Je pense et j’espère que la gauche internationaliste le comprendra également et rejoindra le mouvement iranien pour combattre le capitalisme une fois pour toutes.

Bibliographie sélective :

Bayat A (1987) Workers and Revolution in Iran : A Third World Experience of Workers’ Control. London : Zed.
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