« Ma ville est le plus beau parc, sa vie pleine d’attraction, ta ville sera ce parc si telle est ton ambition. Ta ville sera ce parc si tu en prends la décision » chantaient les Fabulous au milieu des années 90 [1]. Ils étaient alors les chantres des « repas de quartier ». La convivialité et « l’initiative » de chacun·e était alors l’alpha et l’oméga d’une vie urbaine réussie. Une façade consensuelle qui met le voile sur une période où fleurissaient dans Toulouse des luttes urbaines portées par le Comité d’étude et de défense des Quartiers nord, l’Association de défense contre l’Autoroute rocade sud, le Comité de Défense des Berges de la Garonne et du Centre-ville, le Comité de défense de Lalande, l’Association de défense des locataires du Récébédou, le groupe d’étude de Fontaine Lestang ou encore le Comité de Sauvegarde des berges du Canal. Ce sont là quelques-uns des 23 groupes qui participaient à l’Union des Comités de Quartier (UCQ) en février 1982. Une période où étaient encore vivants les combats initiés lors de la décennie précédente. Dans le documentaire "La forme d’une ville, hélas", une participante témoigne : « À l’époque les comités de quartiers se formaient sur des luttes. On ne se réunissait pas parce qu’on était du quartier, pour faire un repas. Mais parce qu’il y avait un tel projet, alors deux ou trois personnes faisaient un comité car ils n’étaient pas d’accord pour qu’il y ait une rocade par exemple. C’est pour ça que l’on a pu faire l’Union des comités de quartier à l’époque parce que c’était des gens qui luttaient. »
C’est à la fin des années 60 que quelques comités de quartier, et notamment celui des quartiers nord, tentent d’unir leur force. Lors d’un « séminaire d’étude » en 1971, l’UCQ écrit : « Des Toulousains, plus nombreux qu’on ne le croit, s’intéressent au développement de leur ville et veulent contribuer au mieux-vivre de l’ensemble des citadins. Ils se sentent en permanence responsables du devenir de leur quartier. Des associations d’étude et de défense de l’intérêt général existent à Toulouse depuis plusieurs années. Un certain nombre d’entre elles se sont groupées – depuis le 8 mai 1970. » [2] Cette union semble s’éclipser quelques temps et reprend de la vigueur au milieu de la décennie. En février 1977, elle revendique déjà 12 comités et associations adhérentes et recense depuis 1971 pas moins de 25 luttes urbaines qui vont de la défense du logement aux transports, en passant par la lutte contre des tracés autoroutiers et la vie chère – une « appropriation collective » de l’hypermarché Mammouth a lieu à noël en 1976. Le leitmotiv d’alors : « Lutter pour le Toulouse que nous voulons ». Si cette union fait sienne la « défense du cadre de vie » ce n’est pas tout à fait une question de convivialité et d’animation. C’est bien de luttes économiques, sociales et politiques dont il s’agit.
Le contrôle populaire des conditions de vie
C’est ce que revendique un article paru dans les années 80 sous le titre « Vivre et lutter à Toulouse » : « La crise économique est doublement payée par les travailleurs, une fois par la compression de leurs salaires, une seconde par l’augmentation des loyers et des charges locatives. Ceux qui ne peuvent pas payer sont poursuivis, expulsés. Mais au Mirail-Reynerie, les habitants ont pu, grâce à la grève des charges, obtenir une baisse de ces charges et dénoncer les vols des promoteurs. À Empalot, par leur mobilisation, les habitants ont fait échec aux tentatives d’expulsions. Et dès 1965, les résidents de Rangueil ont démontré que seule la lutte peut faire reculer les promoteurs escrocs. » Et de conclure : « Vivre autrement, ce sont les plus exploités et opprimés – travailleurs, femmes immigrées, jeunes et vieux – transformant radicalement leurs conditions. Alors cette société élaborera une ville autre. Changer la ville, et donc Toulouse, c’est d’abord changer de société. » [3]
Toutes les personnes réunies à travers la ville dans différents comités et associations ne partageaient peut-être pas cette radicalité, mais pour le moins cette réflexion avait droit de cité et était en phase avec l’accord minimum exprimé dans la plate-forme de l’UCQ en 1977. Celle-ci revendiquait « une planification contrôlée par les habitants ; un droit aux équipements collectifs pour tous les quartiers sans discrimination ; un refus des voies autoroutières en plein tissu urbain ; la priorité à des transports en commun fréquents, rapides, non polluants, gratuits ; le droit au logement dans toute la ville sans ségrégation » [4].
Les luttes qui se mènent dans les quartiers de Toulouse sont souvent très longues et très spécifiques, il est difficile d’en qualifier l’issue de façon tranchée. Il a fallu pas moins de dix ans au Comité de Défense des Berges de la Garonne, entre 1974 et 1984, pour empêcher qu’une autoroute passe sur celles-ci et préserver ainsi le centre-ville, mais l’accès au fleuve a été perdu à Empalot. Les habitant·es de Rangueil n’ont pas empêché la rocade de passer, mais l’ont fait enterrer sur tout un tronçon. Ce qui n’est pas le cas pour les secteurs de la Faourette, Bagatelle et Reynerie. Ici pas de grandes victoires, comme dans le cadre des luttes au travail, mais des aménagements indispensables même s’ils semblent parfois permettre la continuité du désastre.
Ce que le bilan désabusé d’une participante à la lutte illustre bien : « J’ai eu cette impression qu’on a fait un cadeau immobilier sur le quai de la Garonne parce qu’on a fait une revalorisation immobilière importante. Et ce n’est pas tout à fait ça que je voulais. Ça montre bien les limites de la lutte écologique. Pour moi aujourd’hui, s’il n’y a pas une dimension anticapitaliste, anti-autoritaire… alors on sert la soupe au capitalisme. » [5]. C’est le piège de la défense du « cadre de vie » : une fois préservé, celui-ci devient un élément de la plus-value foncière et peut favoriser la ségrégation. Les enjeux urbains sont complexes, difficile d’y voir clair : « S’il n’y avait pas eu la mobilisation des associations de quartiers, avec d’autres associations parfois… Beaucoup de catastrophes se seraient produites. » [6]. Que s’est-il donc passé pour qu’aujourd’hui cette combativité semble lointaine ?
Prendre sa part à l’aménagement
Au centre des revendications des luttes urbaines, il y avait l’information et la participation. Pour l’UCQ, elles étaient la condition de ce contrôle populaire, contre « l’urbanisme du mépris, du contrôle social et du prestige » [7]. Un outil avait été mis en place dès 1977 par l’UCQ : l’Atelier Populaire d’Urbanisme ou APU, qui allait notamment se saisir du plan d’occupation des sols (POS). Les adhérent·es sont alerté·es et invité·es à participer à des réunions de travail dès janvier 1977 en ces termes : « Le POS va sortir. C’est-à-dire un plan qui va décider de la vie urbaine de tous les Toulousains, et ceci sans appel. Un plan qui offre la meilleure part aux promoteurs (le Refuge, Jaurès, Marengo) ; un plan qui entérine les travaux élaborés au mépris des revendications des associations (Rocade Sud) ; un plan qui sous prétexte de bon fonctionnement facilite expulsions, démolitions, rénovations pour le profit d’une minorité aisée (Saint Georges) ; un plan qui rejette les populations laborieuses de plus en plus loin du centre pour le réserver à cette minorité. » Vont être réalisées, sur plusieurs années, des soirées d’informations, des formations aux enjeux urbains et des contre-propositions.
Mais c’est peut-être aussi là que se noue une contradiction fatale entre mobilisations et complexité des dossiers : l’urbanisme et le droit sont deux langages complexes qui masquent les rapports de force réels privilégiant le règlement à distance des luttes sociales et renforçant au final les institutions existantes. Un ancien président de l’UCQ témoigne : « On parle de la démocratie participative… Y’a même une loi là-dessus, mais qu’est-ce qu’on a perdu depuis les années 80 ! On allait au tribunal administratif comme qui rigole, avant. Maintenant, on nous fout des amendes, des frais d’avocat en réalité mais c’est pareil, ça peut aller très haut, y’a pas de limite. J’ai vu des trois milles euros sur des affaires. On a perdu, perdu… mais on a perdu comme ça petit à petit… » [8] Le juridique prend une telle importance dans certaines luttes, que les militant·es les plus impliqué·es se trouvent absorbé·es par des dossiers de plus en plus complexes.
Démocratie et pouvoir urbain
Depuis les années 80, un certain nombre de directives et de lois sont venues à la fois complexifier l’élaboration des plans d’urbanisme, qui relèvent aujourd’hui d’une armée d’experts et perfectionner la « participation ». On ne compte plus les réunions d’information et de concertation, les dépliants et les affichages publics. Nous sommes passés du secret total à une sorte de pornographie de la « fabrique urbaine » [9]. Par exemple, le Plan Local d’Urbanisme de Toulouse (héritier du POS) a fait l’objet de dizaines de réunions publiques, impliquant les habitant.es quartier par quartier. Il y a aujourd’hui une plate-forme internet de la municipalité qui recueille les avis des habitant·es. Pourtant, il serait osé de dire que se construit un pouvoir populaire sur la hausse des loyers, la qualité des logements et le prix du foncier, voire même sur la nature des équipements et les politiques urbaines à long terme. Bien au contraire, les promoteurs ont les coudées franches et les méga-projets destructeurs vont bon train. Pire, des projets comme Toulouse Euro Sud-Ouest qui détruit une partie des faubourgs de la gare au mépris des habitant·es a été accompagné depuis des années par un cartel d’associations et de comités de quartier, lui donnant ainsi une aura de légitimité importante. Et à la Reynerie ou à Negreneys, les transformations urbaines sont toujours aussi violentes. Cinquante ans après la destruction du quartier St Georges, rien ne semble avoir vraiment évolué [10]. Et, si le PLU a été annulé par une décision de justice suite à des plaintes émanant de particuliers et d’associations ou que les 150 mètres de mépris de la tour d’Occitanie sont gelés du fait d’un contentieux juridique, les enjeux profonds économiques, sociaux et politiques sont laissés à l’écart. Au final cela n’implique que quelques associatifs spécialistes du sujet. Le reste des habitant·es subissent les transformations de leur environnement. Pourtant, on ressent au jour le jour que c’est là où nous habitons que se jouent et se réalisent les inégalités sociales d’un système économique inique et destructeur. Changer la ville et changer la société restent donc toujours intimement liés.
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