Pourquoi les sionistes progressistes ne mettent-ils pas la justice au centre de leurs préoccupations ?

Raphaël Mimoun est juif franco-américain, militant des droits humains. Ce billet fait partie d’une série publiée sur son blog One Small Detail, où il partage ses analyses sur le sionisme et le conflit israélo-palestinien basées sur son vécu dans la communauté juive en France et en Israël. Le premier texte de cette série est à lire ici.

Il y a quelques semaines, j’écrivais que le désir de paix des Israélien·nes et des sionistes ne serait jamais suffisant pour mettre fin au conflit en Israël/Palestine :

« J’ai longtemps pensé qu’Israël était moralement supérieur aux Palestinien·nes. C’était Israël qui appelait explicitement à la paix, cherchait un accord de paix, faisait des propositions de paix. Mais cette quête n’était pas simplement intéressée – ayant pour but de mettre fin à la violence à laquelle étaient confronté·es les Israélien·nes – elle niait également la justice : la vision d’Israël pour la paix ignorait les besoins des Palestinien·nes, effaçait leurs aspirations à la liberté, à la dignité et à l’autodétermination. Ce n’est que lorsque Israël intégrera à part entière l’idée de justice pour les Palestinien·nes que s’ouvrira un véritable chemin vers la paix. »

Je vois cinq raisons expliquant pourquoi, pendant si longtemps, je me suis concentré sur la paix plutôt que sur la justice, et pourquoi il en est de même pour tant de personnes que je connais en Israël et dans les communautés juives à travers le monde.

Premièrement, dans les cercles sionistes, il n’y a pratiquement aucune discussion sur la Nakba ou, plus généralement, sur les abus commis par le mouvement sioniste avant la création d’Israël et par Israël pendant ses premières années. Les infos se concentrent principalement sur la violence actuelle ou, au mieux, sur les injustices commises par Israël au cours des dernières années (autour de l’occupation de la Cisjordanie, des implantations, ou du blocus de Gaza). Si nous ne parlons ni ne pensons aux injustices historiques, pourquoi penserions-nous à la justice ? L’attention se tourne alors vers les problèmes actuels et ceux qui nous semblent immédiatement responsables, le gouvernement israélien (qui n’adore pas critiquer Bibi ?) plutôt que l’État d’Israël lui-même.

Deuxièmement, les Israélien·nes progressistes mènent, dans l’ensemble, une vie confortable. Alors que les confiscations de terres, les démolitions de maisons et mille autres indignités quotidiennes inhérentes à l’occupation militaire n’ont lieu qu’à quelques kilomètres de Tel Aviv, la situation des Palestinien·nes leur est invisible. Ils et elles n’en entendent parler que très rarement aux infos. Après leur service militaire, la grande majorité des Israélien·nes ne met plus les pieds en Cisjordanie ou à Gaza, et n’a pas besoin de se confronter aux méfaits de l’occupation militaire. Loin des yeux, loin du cœur jusqu’à ce qu’une explosion de violence leur rappelle que le conflit n’est pas terminé. Mais à ce moment-là, si la violence ne pousse pas les Israélien·nes à adopter une posture guerrière, leur préoccupation est la paix (comment éviter d’être tué·es par des militant·es palestinien·nes ?) plutôt que la justice (comment aborder les causes profondes de la violence palestinienne ?).

Une troisième raison de se concentrer sur la paix est que celle-ci est beaucoup plus facile à envisager que la justice. La paix est quelque chose de clair et de direct : c’est l’absence de guerre et de violence. Non pas que la paix soit facile à atteindre, loin de là. Mais c’est quelque chose que nous pouvons tous et toutes comprendre et imaginer : pas de bombes, pas de roquettes, pas de coups de couteau, pas de voitures-béliers. La justice, en revanche, est quelque chose de flou. Elle est difficile à définir et largement subjective. Qu’est-ce qui est juste ? Quelle pourrait être une résolution juste du conflit ? Comment rétablir la justice, ou tenter de rétablir la justice, après des décennies d’injustices ? Ces questions sont complexes et, sans réponses faciles, gênantes et difficiles à aborder.

Quatrièmement, nous ne voulons souvent pas croire, nous ne voulons pas savoir, qu’Israël a été construit dans le sang. Quelle que soit notre désir de voir les Palestinien·nes libres et en sécurité, ou notre dégoût des implantations, de Bibi et de l’occupation militaire, pour de nombreux·ses Juif·ves, le lien avec Israël fait partie de leur identité même. Plus notre rapport à Israël est profond, plus remettre en question la moralité de sa fondation revient à remettre en question notre propre moralité – une attaque contre qui nous sommes au plus profond de nous-mêmes. Si la difficulté de sortir du sionisme est si forte, c’est parce que le sionisme s’est construit comme un nationalisme juif : s’en détourner, c’est se détourner de son propre peuple, de sa communauté. Pour ma part, cela signifiait ressentir quelque chose pour Israël que je n’ai jamais ressenti pour la France où je suis né, ou pour les États-Unis où je vis depuis plus d’une décennie. En creusant davantage dans l’histoire de la fondation d’Israël et des 75 années de conflit qui ont suivi, j’en suis venu à la conclusion que le sionisme était la principale cause du conflit et qu’aucun État ne devrait « appartenir » à un groupe ethnique. Les Juif·ves méritent la sécurité et l’autodétermination, mais un État ethnique n’est pas la voie vers la sécurité.

Enfin, je pense que la paix est beaucoup plus centrale que la justice dans la psyché sioniste parce que la paix semble bilatérale. En Israël, on dit souvent « il faut être deux pour valser » afin de sous-entendre qu’Israël ne peut faire la paix que si les Palestinien·nes le souhaitent aussi. Se concentrer sur la paix donne l’impression que la fin du conflit est, avant tout, une question bilatérale. Nous pouvons alors dire que nous n’avons pas de partenaire pour la paix ou nous pouvons expliquer pourquoi l’autre camp n’est pas apte à faire la paix. Il devient facile de se déresponsabiliser. Œuvrer à la fin des injustices nécessiterait en revanche en premier lieu une action immédiate : mettre fin à la colonisation de la Cisjordanie. Or, si les sionistes progressistes n’hésitent pas à pointer du doigt la responsabilité des colons de Cisjordanie – qu’ils et elles détestent – et des implantations illégales, il se refusent à identifier la responsabilité plus générale de l’État d’Israël dans la poursuite du conflit. Suggérer qu’il y aurait une responsabilité partagée est bien plus commode.

Obtenir la justice pour les Palestinien·nes ne viendra ni d’Israël ni du mouvement sioniste. La pression externe (par le biais de boycotts, de désinvestissements et de sanctions) sera le facteur déterminant. Quant à celles et ceux d’entre nous qui ont des sionistes dans leur entourage , nous pouvons songer à de nouvelles façons de remettre en question le statu quo : montrer l’importance de la Nakba et des injustices historiques, recentrer les discussions de la paix vers la justice, et encourager des conversations difficiles sur ce à quoi pourrait ressembler la justice pour les Palestinien·nes.

Billet de Raphaël Mimoun, membre du collectif, initialement publié sur son blog le 1er février 2024 en anglais et en français.

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