On achève bien les mineur·es isolé·es étranger·es

L’Etat français a un problème avec les mineur·es isolé·es étranger·es. Avant d’être des étranger·es, ce sont des mineur·es, à ce titre protégé·es par la Convention internationale des droits de l’enfant que la France a promulguée il y a maintenant 28 ans. Alors, pour faire de ces enfants des sans-papiers comme les autres, l’Etat n’hésite pas, depuis juillet dernier, à les enfermer dans des centres, les DDAEOMIE, où des éducateur·ices zélé·es ont pour mission de déclarer majeur·es au moins 80% d’entre elleux. Et pour cela, toutes les méthodes sont bonnes : interrogatoires, menaces, humiliations, comptage de dents, test osseux... Si bien que ces jeunes, qui ont survécu à l’enfer de la traversée, deviennent en France des candidat-es au suicide. Jean, 16 ans, originaire du Cameroun, a accepté de témoigner.

Les faits rapportés dans cet entretien peuvent choquer. Ils sont malheureusement confirmés par les témoignages de plusieurs dizaines de jeunes qui luttent au sein du collectif AutonoMIE pour faire reconnaître leurs droits.

- Est ce que tu veux te présenter un petit peu et nous dire comment ça s’est passé quand t’es arrivé à Toulouse ?

Je suis arrivé d’Espagne. J’ai pas voulu rester là bas, parce que je voulais pas rester quelque part où je comprenais pas la langue. La destination dès le départ pour moi c’était la France, parce que c’est tout bête mais moi on m’a toujours appris que c’était le pays des droits de l’homme, une terre d’asile. C’est cette image que j’avais de la France.

Ce qu’il faut savoir c’est que je suis venu avec un ami, qui est mort pendant la traversée. Je suis arrivé en gare Matabiau, je connaissais personne. Tout était différent pour moi, je voyais plein de gens... C’est pas comme en Afrique quoi, tout le monde va a ses activités, personne se salue. J’avais un peu peur de parler aux gens. J’ai rencontré une dame, une Centrafricaine, j’ai raconté ma situation. Elle m’a dit que j’avais la possibilité d’aller au Conseil Général. Elle m’y a conduit, et là-bas ils m’ont dit qu’ils venaient de créer un organisme, le DDAEOMIE. Je suis arrivé au DDAEOEMIE quelques jours après son ouverture.

En juillet dernier, le Conseil Général de la Haute Garonne annonce qu’il va déléguer à un organisme privé la sous-traitance de ce qu’il faut bien appeler le tri des mineur·es isolé·es étranger·es. Le DDAEOMIE, Dispositif départemental d’Accueil, d’Evaluation et d’Orientation des Mineurs Isolés Etrangers, ouvre ses portes le 4 juillet 2016. Géré par l’ANRAS, une association nationale conventionnée par l’Etat, le fonctionnement du centre présente de troublantes similitudes avec celle d’une garde à vue : les jeunes y sont enfermé-es et auditionné-es à de multiples reprises dans une enquête menée exclusivement à charge. 85% des jeunes en sortent avec une "suspicion de majorité", permettant à l’Etat de les mettre à la rue. Plus de 180 adolescent-es ont ainsi été abandonné-es à leur sort en Haute Garonne depuis la création du DDAEOMIE.

- C’était cet été ?

C’était le 13 juillet, si je me rappelle bien. Je suis arrivé le 11. Ce qui était un peu bizarre, c’est que directement le jour où t’arrives ils commencent à te poser des questions. Je m’attendais pas à ça.

- Est-ce qu’ils t’ont dit qu’ils allaient évaluer ton âge ?

Non ils m’ont rien dit. Je pensais que c’était juste pour évaluer mon parcours. Mais la manière de me poser des questions... C’était comme un interrogatoire de police en fait. Comme si j’avais fait quelque chose. C’est le ressenti que j’avais en fait. Tous les jours il fallait qu’on te repose la même question. Mais moi je venais de vivre quelque chose qui était très dramatique. Je suis venu avec un ami que j’ai vu mourir. On s’occupait pas de moi, de ce que j’avais pu traverser. Je suis arrivé et j’ai été directement interrogé. Plusieurs fois.

« Comme une prison »

J’étais stressé dans cet environnement, j’arrivais plus à dormir, je me sentais de plus en plus mal. Au bout de trois jours comme ça je leur ai dit que je me sentais pas bien, que j’arrivais pas à dormir, que j’avais des images du trajet qui revenaient tout le temps...

Trois jours plus tard, un dimanche, en allant au Flunch, j’ai perdu connaissance au milieu de la route. Ca n’allait vraiment pas. C’est comme ça que j’ai été amené aux Urgences à Purpan.

- C’étaient quoi les questions qu’ils te posaient plusieurs fois par jour ?

Ta date de naissance, le nom de ton père et de ta mère, par quelles villes t’es passé pour venir, il fallait tout savoir en fait. Parfois on peut te dire des choses comme : tu parles pas comme un mineur, tu parles trop bien pour un mineur. Ils ont dit aussi que j’étais trop timide, trop réservé dans mon coin, que je me mélangeais pas trop au groupe, comme si j’avais des choses à cacher. Mais vu mon parcours, vu tout ce que j’ai traversé, je vais pas arriver là et parler à tout le monde !

Là-bas moi j’ai l’impression qu’ils ont que des clichés dans la tête en fait. Si tu parles bien français par exemple, t’es pas mineur. Je sais pas comment un mineur camerounais est censé parler. Je sais pas, il faut être bête peut-être.

« T’as l’impression que c’est un jeu pour eux. »

Ils s’en foutent du parcours que t’as pu avoir, leur problème c’est de trouver une petite raison pour prouver que t’es pas mineur. C’est pas tellement pour écouter ce que t’as à dire en fait. T’as l’impression que c’est un jeu pour eux. Il faut juste trouver une raison pour dire : lui il est pas mineur.

Par exemple il y a des gens qui se trompaient sur la date de naissance de leurs parents, c’est possible, en Afrique on nous demande pas en fait. Moi par exemple on me demande le jour du décès de mes parents. Je connais l’année, le mois, mais j’ai pas besoin de connaître le jour ! Mais il faut que tu saches ça.

Tous les jeunes qui étaient là ils se sentaient vraiment, vraiment mal dans cet environnement. On avait l’impression d’être des gens suspects, d’avoir fait quelque chose de mal, je sais pas comment expliquer ça. C’était vraiment comme un interrogatoire de police. Et on ne pouvait pas sortir.

Le DDAEOMIE, au 22 rue Stalingrad, entre la gare et la place Belfort.

- Donc t’es tombé dans les pommes en allant à Flunch tu disais ?

Oui, donc j’ai été à l’hôpital. J’y ai passé une journée et demie. Après ils m’ont mis dans un centre fermé pour adulte, en attendant de trouver une place dans un hôpital pour enfants. Puis ils m’ont transféré à l’UCHA [Unité de crise et d’hospitalisation pour adolescent, ndlr]. Non j’étais vraiment très mal, j’avais des idées suicidaires. J’étais tellement mal qu’ils m’ont mis dans une salle fermée. Je savais plus où j’étais, je me réveillais au milieu de la nuit en criant. Je suis resté là peut-être cinq jours.

Le 6 janvier 2017, à Chalôns-en-Champagne, Denko Sissoko, un Malien de 16 ans, se jette du 8ème étage de son Centre d’Accueil et d’Orientation pour Mineurs Isolés Etrangers (CAOMIE) : pour lui, la pression était trop forte.

- Les travailleurs du DDAEOEMIE ils sont venus prendre des nouvelles ?

Non ils sont pas venus... Si, ils sont venus me dire que j’avais été évalué majeur. C’est ça qu’ils sont venus me dire. Je sais pas comment expliquer ça. J’avais qu’une envie à ce moment là c’était mourir, j’avais plus aucune force pour me battre.

Le siège de l’ANRAS (l’organisme privé qui gère le DDAEOMIE de Toulouse), se trouve au 7, boulevard Delacourtie, dans le quartier Saint-Michel.

- Ils t’ont dit pourquoi tu avais étais évalué majeur ?

J’écoutais plus rien en fait. J’étais mal. Pour moi à ce moment là, j’avais plus rien à faire sur terre. Après ça ils m’ont remis dans une salle fermée, sécurisée, car ils disaient que dans la chambre je pouvais me faire du mal.

C’est après ça que des assistantes sociales de l’UCHA ont parlé de mon cas au procureur. Le procureur a fait une ordonnance de placement, comme quoi je devais être pris en charge, et conduit à Bordeaux dans un foyer. Je suis reparti au DDAEOEMIE parce qu’il fallait attendre une date pour repartir à Bordeaux.

Quand je suis sorti je me sentais mieux en fait, j’avais de l’espoir ; aller dans un foyer, avoir accès à des formations... Tout ce que je voulais, c’était être loin de tout ce que j’avais vécu, être dans un endroit où je peux avoir des projets, être posé, tranquille, plus avoir de problèmes. Quand vous quittez votre pays, avec tout ce que vous avez traversé, vous avez que la rage de réussir en fait, vous voulez revenir à l’école, vous voulez avoir un avenir. Le fait que j’avais cette occasion d’aller dans un foyer, pour moi, c’était tout ce que j’avais toujours espéré. J’étais content.

De retour au DDAEOMIE, un des éducateurs m’a dit : "T’as fait une scène de comédie pour aller à l’hôpital". C’est ce qu’il m’a dit. J’étais tellement choqué...

Là-bas, j’encourageais les jeunes qui étaient encore dans l’attente des résultats. Je suis devenu une sorte de référence quoi. J’essayais d’aider comme je pouvais. Les gens ils arrivent, ils savent même pas où aller. Je sais pas si vous pouvez vous imaginer. Ils n’ont personne en France. Y’a des jeunes qui ont été mis dehors à 7h du matin, sous la pluie. Ils vous disent même pas où vous pouvez aller, que vous pouvez faire un recours, ils disent ça à personne. Tu vois quelqu’un prendre son sac à dos, depuis ta fenêtre tu le vois sortir, tu sais même pas où il va. En allant au Flunch tu le retrouves assis-là... Ca fait mal de voir ça en fait.

Les locaux de l’ANRAS au 7, boulevard Delacourtie. Une belle bâtisse qui vaut le détour...

Après, ils m’ont envoyé à Bordeaux. Ils m’avaient dit que j’allais être dans un foyer. Le matin j’ai pris mes affaires, ils m’ont conduit à la gare, puis avec un autre jeune Malien de 17 ans je suis allé à Bordeaux. On a été accueilli par notre éducateur là-bas. Il nous a fait rentrer dans sa voiture, et là il nous a dit "Voilà, vous avez eu une OPU [Ordonnance de Placement d’Urgence]. Mais ici, à Bordeaux, on fonctionne d’une autre manière. Que vous ayez une ordonnance ou pas, on vous réévalue. Vous allez passer devant une inspectrice du Conseil Général, c’est elle qui décide si elle envoie votre dossier ou pas devant la juge des enfants." Il nous a dit aussi "A Bordeaux, on prend très peu de jeunes." Je me rappelle encore ce qu’il m’a dit ce jour là "On prend très peu de jeunes." Vous imaginez ? Du sommet, vous tombez... Comme ça.

« Du paradis à l’enfer »

Quand j’étais à l’hôpital ils m’avaient fourni des habits, une valise... J’étais propre à la sortie. Ils m’ont vu venir comme ça, ils se sont dit "Non, toi, t’as pas l’air de quelqu’un dans la difficulté..." C’est ce qu’ils m’ont dit. Moi, on m’a donné des habits à l’hôpital, j’ai des infirmières qui m’ont acheté des habits, des livres même... Je suis arrivé j’étais propre quoi. Donc ils m’ont dit "T’as pas l’air de quelqu’un qui est dans la difficulté, mais bon, on va voir."

Je sais pas comment dire, j’avais l’impression d’avoir été transféré directement du paradis en enfer. Je savais même pas quoi dire quoi, j’étais tellement stressé. Ils nous ont donné des tickets Flunch, et on a rencontré d’autres jeunes, ceux qui vivaient là bas. Ce qu’ils nous disaient était incroyable. Quand ils vous racontent les interrogatoires qu’il y avait là bas... Ils les menaçaient : "Si vous mentez on vous conduit à la police", des trucs comme ça. Je comprenais rien en fait. J’ai même pas eu le courage de manger. Ils ont partagé des tickets de bus pour qu’on rentre.

- T’as d’autres informations sur les interrogatoires du DDAEOMIE de Bordeaux ?

D’autres partaient pour faire des tests osseux, on les menaçait de les envoyer au Centre de Rétention Administrative, d’autres ils se faisaient compter les dents... comme des animaux en fait. C’était une terreur, on ne savait même plus où on était, si on était des hommes ou si... Moi je me demandais : mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter tout ça ? L’image que j’avais de la France... C’était plus ça en fait. J’étais découragé.

« Ca fait quoi de manger trois fois par jour ? »

Moi déjà je suis quelqu’un de très sensible dans l’environnement ou je suis. Je parviens un peu à lire sur les traits du visage ou à analyser ce que tu dis. Par exemple t’es au Flunch un éducateur veut te faire une blague et te dit "Alors, ça fait quoi de manger trois fois par jour ?" Ca fait mal.

Après on peut te dire "Ecris ton nom. Là il voit que t’as une belle écriture, il te le dit puis te redemande en quelle année tu es né. Tu lui dis la date et il te demande si tu es sûr. Mais toi tu te demandes toujours le rapport entre ça et l’âge. Tu trouves pas. Et les gens qui se sont fait compter les dents...

Là-bas aussi ils ne fonctionnaient qu’avec des clichés. Le bon mineur c’était quelqu’un qui est sous-scolarisé, qui doit pas bien s’exprimer. Qui ne doit pas bien réfléchir. Parce que des fois c’est arrivé qu’on parle de sujets... La vie m’a amené à me poser des questions sur des trucs. Je cause avec des éducateurs, je leur donne mon point de vue. Ils trouvent ça très intéressant... puis ils se disent c’est pas possible qu’un mineur puisse réfléchir comme ça.

Parmi les gens qui ont été pris à Bordeaux il y avait un seul Noir. De tous les Noirs qui sont passés là aucun n’a été pris. Il y avait des Indiens, Pakistanais, Albanais, mais tous les noirs qui passaient là eux ils avaient juste une idée calée c’est que ce n’étaient pas des mineurs. Impossible que ce soit des mineurs. Et il fallait juste trouver un petit motif pour dire qu’il n’étaient pas mineurs. C’est comme un jeu, il fallait trouver juste une raison pour coller et remplir une fiche en disant "Voici ce que nous on a observé."

Le lendemain, j’ai dit : faut que j’appelle l’hôpital de Toulouse. Je leur ai expliqué. Ils ont appelé le DDAEOMIE de Bordeaux, ils leur ont expliqué que j’avais été hospitalisé, que j’étais un peu fragile et tout. Après ça le Conseil Départemental m’a convoqué dans leurs bureaux et ils m’ont menacé. "Pourquoi t’appelles ? Tu peux venir nous parler directement ? Pourquoi est-ce que t’appelles là bas ? Même si on te met dehors ici c’est pas la fin du monde, tu peux demander l’asile, et quand tu demandes l’asile t’as 300€ par mois, est-ce que 300€ c’est pas suffisant pour toi ?" Mais ils comprenaient pas que c’est pas ça qui m’intéresse en fait, d’avoir 300€ ! Je suis pas venu en France parce que je voulais de l’argent, je suis venu parce que je voulais avoir une éducation. Je voulais avoir un travail et un avenir pour moi-même, c’est pas avec 300€ que je vais me construire un avenir.

J’ai pété les plombs. J’ai tellement pété les plombs qu’ils ont été obligés d’appeler l’ambulance. J’étais dans un état de stress pas possible, je menaçais de me jeter par la fenêtre. Ils m’ont maîtrisé, ils ont appelé une ambulance qui m’a amené à l’hôpital. Ils m’ont mis dans l’unité de jeunes, j’ai fait un mois là bas et personne n’est jamais passé, ils n’ont jamais appelé pour avoir de mes nouvelles. Les médecins m’ont dit : ils n’ont jamais appelé. Si, ils leur ont demandé si je pouvais être évalué directement à partir de l’hôpital. Les médecins ont refusé.

- C’est dur ce que tu racontes, tu veux faire une pause ?

Non, ça va... j’ai appris à vivre avec. A ce moment là, mon état dépendait de ma situation en fait. Je me posais beaucoup de questions. Je me disais : à quoi ça sert de me battre, d’être pris à chaque fois pour un suspect ? Je me demandais bien ce que j’avais fait de mal. J’ai rien fait de mal, pourquoi je dois être traité de la sorte ?

Là ils ont accéléré mon évaluation parce que j’étais là depuis plus d’un mois. Ils m’ont d’abord envoyé dans le bureau du chef du centre, il s’est présenté et m’a dit qu’il était responsable d’un foyer et responsable du SAMI [Service d’Accompagnement des Mineurs Isolés] de Bordeaux. Il m’a demandé d’écrire mon nom sur une feuille. J’ai écrit mon nom. Il me dit : "T’écris bien." Il me regarde droit dans les yeux il me dit : "T’écris bien." J’ai dit ok...

Après il me donne une carte il me dit "Par où t’es passé ?" Je lui ai dit "Je suis passé par le Nigeria, par le Niger, par la Lybie, le Maroc..." Il m’a montré la carte, il voulait que je précise. C’est des questions, c’est compliqué, je suis venu avec une personne qui connaissait le trajet du coup moi je suivais ! Je peux pas t’expliquer, c’est comme moi je suis allé à Saint-Lary dernièrement, si tu me demandes par quelle ville je suis allé à Saint-Lary je peux pas te dire ! J’étais incapable de lui dire concrètement par quelles villes j’étais passées. Il me dit "Ok c’est bon." La manière dont il me regardait, la manière dont il me dit "Ok c’est bon j’ai eu les informations que je voulais" je sentais que ça allait aller mal pour moi. J’essayais de m’encourager en me disant que j’avais une ordonnance de placement.

Le lendemain j’ai continué les évaluations, mais à chaque fois que je parlais, je craquais. C’est tellement compliqué de devoir redire la même chose tout le temps en fait, quand tu vis des situations difficiles c’est pas des trucs dont t’as envie de parler tout le temps. Mais tout le temps on te repose la même question.

J’ai fait les épreuves pendant plusieurs jours. Parfois, ils reprenaient les questions mais dans un autre ordre. "Quel jour t’es arrivé en France ?" Je sais que c’est le 11, mais si tu me demandes si c’est un dimanche ou un mercredi je sais pas ce que je peux te dire. Je sais pas quel jour je suis arrivé. Ils te regardent... T’as l’impression que... Ca se joue beaucoup plus sur les apparences en fait. Quand tu lis sur leur visage tu sens qu’ils se retiennent de te dire "Tu me racontes des conneries." Y’en avait d’autres ils sortaient des évaluations ils étaient en pleurs.

« Si t’as un cœur , tu fais pas ça »

  • T’as rencontré des éducateurs qui avaient l’air mal à l’aise de faire ce boulot là ou bien ils avaient l’air tout à fait...

Moi, mon propre avis, après chacun se fera sa propre idée, jamais je pourrais me sentir à l’aise de faire un boulot comme ça. Je préfère être au chômage que de faire ça en fait. Si t’as un cœur tu fais pas ça. Tu fais pas ce boulot là. S’ils sont là c’est que... Enfin... Je sais pas si je vais dire aucune dignité ou aucun cœur mais, voilà. Eux ils se plaisaient bien à le faire, ils étaient habitués avec ça. Pour eux c’est jamais de leur responsabilité, c’est toujours la faute à l’ASE [Aide Sociale à l’Enfance], au juge... "Nous on fait seulement ce qu’on nous dit". Mais après, à un moment donné quand t’es pas d’accord avec quelque chose, tu trouves que c’est injuste, tu te retires ! Tu restes pas là. Si tu restes là ça veut dire que t’approuves ce qui se passe.

« Comme un juge qui vous donne votre peine de mort »

Un jour il a fallu que je voie l’inspectrice du Conseil Général, parce que tout le monde y passe devant l’inspectrice, c’est elle qui te dit si oui ou non t’es pris en charge. Elle était très froide. "Je vois ici que t’as été à l’hôpital, pourquoi ?" Je lui ai dit que j’avais des problèmes, c’est la seule chose que je lui ai dit. Elle m’a dit "Ok", et je vous dis mot pour mot ce qu’elle m’a dit car ça je l’ai pas oublié, c’est une phrase que j’ai pas oubliée, c’est comme un juge qui vous donne votre peine de mort. Elle m’a dit : "Nous ici on est un service chargé de l’évaluation, de l’orientation et de l’accompagnement des mineurs isolés, on prend des enfants d’un certain âge jusqu’à la veille des 18 ans. Vous, j’ai aucune raison de vous considérer comme un mineur. Ce que vous allez faire, vous allez voir votre éducatrice, elle va vous donner un bon pour que vous alliez à Paris." C’est tout ce qu’elle m’a dit. Elle m’a pas donné de raison, ni rien. J’ai pas trouvé l’utilité de demander parce que qu’est-ce que ça change ?

Quand ils m’ont mis dehors, j’ai été m’asseoir à la gare, je réfléchissais dans ma tête. Y’a des amis qui sont rentrés dans le train, ils ont été à Paris ou dans d’autres villes, mais j’ai dit : moi je vais pas continuer à faire l’aventure comme ça, pour aller où ? Tu sais même pas si là-bas ça va pas être pareil. Je suis resté là jusqu’au matin.

Après une idée m’est venue, je me suis dit que j’allais rentrer à Toulouse, au moins j’ai une ordonnance de placement là-bas. Je suis rentré à Toulouse et j’ai directement été à la Croix Rouge.

Une dame là-bas m’a amené à la police, qui a fait des réquisitions et m’a amené au CDEF [Centre Départemental de l’Enfance et de la Famille, un foyer pour mineur-es.] à Launaguet. Le lendemain ils m’ont pris dans le bureau ils m’ont dit qu’ils avaient eu le SAMI mais que je pouvais pas rester là. J’ai dit "Mais j’ai une ordonnance de placement, ils m’ont envoyé à Bordeaux, la moindre des choses c’est qu’ils me trouvent une place !"

« Le 115, ils ne prennent pas de mineurs »

Un éducateur m’a dit qu’il allait m’aider, qu’il y avait la possibilité de faire un recours [Les jeunes ont le droit de saisir le/la juge des enfants pour faire reconnaître leur minorité, mais rares sont celleux qui ont l’info...]. Et il m’a dit qu’il connaissait un bon avocat, qu’il allait m’accompagner. Il m’a amené à l’île du Ramier [l’Espace social du Grand-Ramier est un lieu d’accueil des personnes en grandes difficultés qui propose de la bouffe et un point d’eau. Une carte est délivrée aux usagers après une évaluation sociale qui permet l’accès aux différents services] et là bas c’était compliqué car ils ne prennent pas de mineurs. Même le 115 ils refusaient parce qu’ils ne prennent pas de mineurs. Moi je n’avais aucun document. J’étais entre deux, d’un coté considéré comme majeur et de l’autre considéré comme mineur.

L’espace social du Grand Ramier, sur l’île du Ramier.

Du coup je me suis retrouvé dans la rue. Et c’est ce soir là que j’ai pu avoir maître X. J’ai passé la nuit dehors et le lendemain je suis allé dans son bureau et je lui ai expliqué la situation. Il m’a dit qu’il allait saisir le juge des enfants, sauf que ça prendrait du temps. Je suis resté deux semaines dehors. C’était au début de l’hiver, il faisait très froid et je n’avais même pas de pull adapté.

« Profite juste de l’instant, ne pense plus à après »

Par hasard j’ai trouvé quelqu’un au Ramier qui avait un oncle ici qui pouvait m’héberger. La première nuit c’était comme le paradis, je dormais sur un lit au chaud. C’est quelque chose que j’avais pas eu depuis longtemps. C’était trop bien, j’ai tellement bien dormi et tout. Je me disais : "Profite juste de l’instant, ne penses plus à après." J’ai pu rester quatre nuits dans cet appartement.

J’ai fini par rencontrer Julie, du collectif AutonoMIE. Puis Lola. Elle était scandalisée par mon histoire. C’est elle qui m’a proposé de venir chez elle, où elle vivait avec son compagnon. Lola, c’est vraiment une belle rencontre. Ils m’ont très bien accueilli. Elle m’a aidé, quoi.

C’est Lola qui m’a dit qu’on allait faire autrement avec l’avocat, parce qu’avec Maître X, c’était pas facile, il faisait à son rythme quoi. On est allé-es au CIO [Centre d’Information et d’Orientation, un service rattaché à l’Académie de Toulouse] voir pour mon orientation, essayer de trouver un établissement. Histoire de pouvoir commencer l’école. Elle était trop gentille avec moi, vraiment serviable et tout. C’est une personne que je considère un peu comme ma mère maintenant. On est allés au CIO pour parler de plusieurs formations mais quand on y est allés il n’y avait plus de place dans les lycées. J’étais désespéré parce que je me disais que le temps passait et que mon recours n’allait pas assez vite.

« J’avais 16 ans le 20 juillet »

Finalement Maitre Y, ma nouvelle avocate, m’a dit qu’on allait passer chez la juge. J’étais content mais stressé, parce que je me demandais ce que j’allais faire si ça ne marchait pas. Après tout ce que j’ai traversé, si on me donne encore une mauvaise nouvelle... Je me posais beaucoup de questions. On est allé-es au tribunal. Il y avait une représentante de l’ASE [L’Aide Sociale à l’Enfance] et on est passé-es devant la juge. La juge a dit qu’elle me plaçait pour quatre mois, le temps que les enquêtes complémentaires puissent être faites. Je lui ai dit que mes document avaient été authentifiés par la PAF, la police aux frontières, et qu’il n’y avait aucun problème. Et c’est là qu’elle a dit que j’aurais dû être placé depuis le 19 juillet. J’avais 16 ans le 20 juillet. L’avocat m’explique : "En France quand t’es placé avant tes 16 ans, au moment d’avoir un titre de séjour à 18 ans c’est de plein droit, c’est automatique".

La juge ne comprenait même pas pourquoi je revenais, pourquoi on m’avait envoyé à Bordeaux. C’était vraiment du n’importe quoi en fait, elle comprenait rien sur le dossier. Elle m’a dit qu’elle me replaçait sur un autre foyer, elle m’a demandé ce que je voulais, c’était scandaleux vu mon état de santé, elle m’a dit que le mieux c’était que je me rétablisse. Moi j’ai dit que tout ce que je voulais c’était retourner à l’école. C’est ce que je veux. Je suis venu en France pour avoir une éducation, c’est pour ça que je suis là. Il faut que je retourne à l’école. Elle m’a dit "Ok ça va se mettre en place avec ton foyer."

« Voilà mon histoire »

Voilà, mon histoire. C’est comme ça que j’ai eu une place dans un foyer. C’était... je ne sais pas comment on dit... La fin d’un cycle. Je revenais de l’enfer. Quand je repensais à tout ce que j’avais traversé pour en arriver là... J’étais tellement ému que j’étais en larmes.

Mais je savais que dès que j’arriverais au foyer, il fallait que je me batte pour arriver à l’école. Chaque jour je parlais de ça. Je lâchais pas l’éducateur. Parce que les autres qui étaient au foyer, ils prenaient leur sac et ils allaient à l’école. Chaque fois, tu les vois à ta fenêtre, t’es triste, je me disais : il faut que j’aille à l’école, il faut que j’aille à l’école. Et chaque jour j’étais derrière le rideau, et l’éducateur me disait non on va appeler demain et le lendemain je lui redemandais... Surtout que le temps passait. Déjà c’était novembre et si je n’y allais pas qu’est-ce que j’allais faire ? J’insistais jusqu’à ce qu’ils appellent devant moi. Actuellement, je suis parmi les meilleurs de ma classe.

- Quel niveau scolaire t’avais avant d’arriver ?

J’ai arrêté en 2013. Après le décès de ma grand mère... Parce qu’il n’y avait plus personne pour payer. J’ai pas connu mon père. Après ma mère elle est morte en 2011 parce qu’elle était malade. Elle avait le VIH. Ce qui m’a vraiment fait quitter mon pays c’est que j’ai connu trop d’injustices là-bas. Trop d’injustices. Ma mère n’avait pas les moyens de payer son traitement, et son état s’est aggravé. Je l’ai vu mourir à petit feu. C’est des images qui m’ont marqué.

Et après il y a ma grand-mère, deux ans plus tard. Dans un accident de moto. Elle est arrivée à l’hôpital vivante. Mais sauf que comme elle n’avait pas d’argent, ils l’ont laissé se vider de son sang. Parce qu’au Cameroun il n’y a pas de sécurité social, non, t’es malade t’arrives tu donnes l’argent on te soigne. Si t’en as pas ils te gardent pas et c’est comme ça.

- T’avais quand même accès à l’école ?

On vivait dans un foyer polygamique. Mon grand-père avait trois femmes. C’était compliqué. On gagnait pas trop d’argent... Mais après moi je suis fils unique. Ils s’occupaient de moi. Ma grand-mère faisait du petit commerce, elle faisait tout, et j’ai manqué de rien. Depuis que je suis tout petit, elle a tout fait pour que j’aille à l’école. Et je l’ai encouragé parce que j’étais bon à l’école. Elle faisait tout pour que je ne manque je rien. Je ne manquais de rien. J’avais toujours mes cahiers de l’école tous mes livres, je mangeais tout le temps. Elle voulait que je sois quelqu’un en fait.

« T’as l’impression que t’es sauvé, mais c’est même pas encore le début du calvaire »

Et je joue au foot aussi, quand je rentrais de l’école direct je jouais au foot. Ils m’aimaient. Ils m’ont donné tout l’amour. Après, le destin a voulu que les choses se passent comme ça. Donc du jour au lendemain ma vie a basculé. Il n’y avait plus personne pour financer ma scolarité. On m’a mis à la porte à la fin du deuxième trimestre parce que j’avais pas payé. J’avais presque fini ma 4ème.

La personnes avec qui j’ai fait le trajet c’était un Congolais, coiffeur. Il avait le projet d’aller en France. Il m’a dit qu’il connaissait un peu le chemin, qu’il avait des amis là-bas et que ça se passait bien. Moi je pensais pas que ça allait prendre autant de temps. J’ai mis 6 mois. Au fur et à mesure que t’avances c’est tellement dur, parfois tu dors dans la rue. Tu dors sans manger. C’est dur. A un moment donné t’es à mi-chemin t’as envie de rentrer. C’est tellement dur en fait tu peux pas partir ni avancer. Tu vois les gens qui à cause des accidents de parcours meurent. Moi pendant mon trajet j’ai vu des accidents de voiture, on vous parque dans des pick-up, par cinquantaine les passeurs ils vous mettent. Après y’a un tonneau, y’a des blessés, des blessés graves, des gens ont le pied coupé, j’ai vu des cervelles, j’ai vu des trucs... horribles en fait. T’es obligé de laisser les gens là, y’en a qui sont presque encore vivants et tout, t’es obligé de les laisser car il faut partir. Moi je me dis, face à cette situation qu’est-ce que je vais faire en fait ? Je peux pas rester avec eux car si je reste avec eux je me conduis à une mort certaine. En même temps je trouve cruel ce qu’il se passe là en fait. Donc voilà y’a beaucoup de choses que les gens ils savent pas. Tout ça c’est des trucs qui m’ont traumatisé.

Après quand t’arrives ici, t’as l’impression que t’es sauvé, mais c’est même pas encore le début du calvaire. C’est encore une autre manche.

Je sais pas si les gens s’imaginent qu’un jour un matin tu te lèves, tu laisses tout l’environnement qui t’a vu grandir, tu laisses ton quartier, tu laisses tes amis, tu laisses ta vie en fait ! Tu laisses tout ça pour partir dans une aventure où tu sais même pas si tu vas arriver. Il faut comprendre que beaucoup qui arrivent ici c’est pas qu’ils ont choisi en fait. Ils ont pas fait ce sacrifice parce qu’ils voulaient, mais parce que la vie les y a contraint.

Tous ces mineurs qui sont là, si tu parles avec eux, ces gens ont la volonté de réussir t’as même pas idée en fait. Moi, je me connais, j’ai la rage, je veux réussir, je veux apporter quelque chose. Tous ces gens, moi je trouve même que c’est une chance pour la France en fait. Parce que c’est des gens qui ont vraiment la volonté de réussir. Il suffit juste de leur laisser une opportunité. Beaucoup ne s’aperçoivent pas de ça en fait, on les traite d’une manière...

Moi, je peux pas conseiller à un ami de venir, de prendre tous ces risques là. En même temps qu’est-ce que je lui dis ? Si je lui dis de rester, qu’est-ce que je lui propose après en fait ? Il n’y a rien. C’est pour ça que l’association [AutonoMIE] aussi elle a un volet qui est de lutter contre toute forme de néocolonialisme qui existe. Encore un cas : moi j’étais dans une petite ville à l’ouest du pays, une des régions, sinon la région la plus riche du Cameroun en fait. Y’a des minerais, y’a de la forêt, y’a des entreprises qui travaillent là, des Chinois, des Français, des Allemands, qui exploitent le bois, les minerais. Y’a des enfants qui travaillent dans ces mines pour chercher de l’or et tout. Tu viens voir dans les grandes boutiques ici les gens se pavanent avec des bijoux et tout ils savent pas d’où ça provient. Y’a du bois qui sort tout le temps là, et même où ils exploitent du bois y’a pas de route. Y’a du bois mais y’a même pas de table. Moi quand j’allais à l’école j’étais obligé de rester debout, parce que y’a pas de banc en fait. Or y’a la forêt là, mais tu vois les entreprises ils exploitent tout le temps... Ils exploitent et où va cet argent ? Je sais pas où il va, y’a pas d’hôpitaux y’a rien, les gens n’ont aucune perspective d’avenir. Encore une fois je parle d’un truc que j’ai vécu, par exemple par rapport à ma grand-mère. T’arrives à l’hôpital, juste parce que t’as pas l’argent tu te fais abandonner, tu saignes, tu meurs et tout, personne fait rien, c’est normal, c’est devenu normal au Cameroun. On dit : encore une femme qui est arrivée à l’hôpital et qui a pas eu de soin, elle est morte, tranquille. Aucune mesure, rien du tout. Ma mère c’est pareil, y’a pas eu de soin. Les gens détournent l’argent. Mais c’est avec la complicité de tous ces gouvernements là en fait, y’a des choses qu’il faut que les gens sachent.

Y’a des trucs que les gens disent qui blessent en fait. "Rentrez chez vous", des trucs comme ça. "Qu’est-ce que vous faites en France ? On peut pas accueillir toute la misère du monde" etc. Il faut que ces mêmes gens qui disent qu’ils ne peuvent pas accueillir la misère du monde ils nous rendent l’Afrique au moins. Parce que l’Afrique ne nous appartient pas. Au Cameroun y’a que des multinationales. Elles fleurissent là-bas chaque jour. Elles se font des millions.

"La légende veut que la France, ’patrie des droits de l’homme’, ait généreusement offert l’indépendance à ses anciennes colonies d’Afrique noir een 1960. Ce livre raconte une toute autre histoire : celle d’une guerre brutale, violente, meurtrière, qui a permis à Paris d’inventer un nouveau système de domination : la Françafrique." Ed. La Découverte.

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  • 22 février 2017

    Bonjour,

    Deux photos, celle du panneau "Aide et Protection des Familles", et celle avec la légende "les locaux de l’ANRAS boulevard delacourtie", ne correspondent pas au sujet de l’article. Dans les deux cas, il s’agit d’un autre établissement de l’ANRAS (qui gère près de 35 structures), qui intervient lui dans le cadre de mesures judiciaires de protection de l’enfance, sous mission du juge des enfants. Rien à voir avec le DDAEOMIE, sinon qu’ils appartiennent à la même association gestionnaire, dont le siège est à Flourens (31), comme indiqué sur leur site Internet.

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