Camarades, encore un effort pour décoloniser. Ou, faut-il décoloniser le PIR ? (Partie 2)

Un texte en trois parties, originellement publié ici. Il nous (pas les auteur·es) a paru pertinent de le republier ici car il nous semble apporter un éclairage approfondi sur les crispations autour du PIR et de la figure d’Houria Bouteldja.

Sur la question Juive

Des terminologies douteuses : de l’antijuifisme, du philosémitisme

Il est habituel pour les critiques du PIR, et peut-être principalement les détracteur.ices d’Houria Bouteldja, de lancer des accusations d’antisémitisme. Il me semble cependant que leurs critiques ne tombent jamais très juste. Si les juifves jouent un rôle central dans les conceptions politiques de Bouteldja, c’est avant tout par rapport à leur rôle ambigu dans les hiérarchies raciales modernes. Cette ambiguïté, elle-même une production impérialiste et coloniale, est très largement offusquée par certaines terminologies douteuses que Bouteldja emploie.

Le premier de ces termes est très certainement “philosémitisme” (souvent “d’État” pour en indiquer la forme structurelle) [1]. Si ce terme peut être interprété comme faisant référence à une forme d’antisémitisme, de la même manière que la négrophilie combine essentialisation, sexualisation, exotisation et appropriation des “cultures” et corps noir.e.s, le terme a pour autant une histoire toute particulière qui pousse au scepticisme quant à son emploi, plutôt qu’à une réelle compréhension du sens qu’on veut lui donner. En effet, l’origine réellement antisémite de l’injure “philosémite” ne devrait pas être prise à la légère (même s’il faut reconnaître que ce terme a pris une certaine indépendance par rapport à ses racines purement antisémites, au sein de la littérature académique, qu’il faudrait alors connaître pour comprendre Bouteldja). Les États occidentaux se présentent bien comme “amis” des juifves dans la mesure où ceux-ci participent à un “devoir de mémoire” (pour le moins hypocrite et tronquée) concernant l’Extermination nazie, et qu’ils soutiennent économiquement, juridiquement, scientifiquement et militairement les politiques coloniales israéliennes [2]. Cependant ces politiques, contrairement à la négrophilie, sont plus l’expression d’une manipulation politique des hiérarchies raciales et gouvernementales, que d’une appréciation culturelle (de surface et exotisante) du judaïsme dans sa diversité. De fait la négrophilie induit de l’appropriation culturelle à échelle industrielle, alors que les relations institutionnelles et commerciales avec Israël se font presque aussi discrètes que les rétro-commissions françafricaines, sans jamais conduire à une appropriation matérielle de cultures juives. Il me semble donc qu’en plus de porter en lui un bagage antisémite, le terme “philosémitisme” n’est peut-être pas réellement approprié pour décrire le rapport entre les États et les juifves d’Europe. Il ne me revient pas de proposer un meilleur terme, mais je me permettrai simplement d’indiquer que ces efforts de commémoration sont principalement axés sur des initiatives dépolitisantes et à tendance sioniste (avec leurs prismes messianiques, racialo-centrés, par exemple avec la répétition du terme “Shoah”) — où la droite extrême israélienne invite régulièrement l’extrême-droite occidentale. On peut dire que ce que Bouteldja appelle confusément “philosémitisme d’Etat”, est très proche de ce que Joseph Massad définit comme “pro-sionisme” [3].

Si nous pouvons peut-être nous accorder sur la sémantique racialisante du terme “philosémitisme”, il en est un autre qui porte à confusion, celui d’antijuifisme. L’incompréhension de ce terme de Bouteldja par un pan non négligeable de la gauche aussi bien juive que non-juive, laisse entendre que si elle souhaite séparer l’antijuifisme anticolonial (qui “exprime la haine ou le ressentiment du colonisé envers son colonisateur” [4]) de l’antisémitisme qui a un “foyer originel”, “européen” et “produit de la modernité” [5], leur séparation n’est pas aussi claire qu’elle en donne l’impression. On ne peut oublier, au moins depuis Fanon, que les colonisé.e.s haïssent les colons, et que, par conséquent, les palestinien.ne.s ne peuvent être empli.e.s d’amitié envers les colons israéliens, bien au contraire. Le judaïsme étant le critère racial central de l’état colonial israélien [6], il n’est pas étonnant que certain.e.s colonisé.e.s palestinien.ne.s projettent leur haine du colon sur les juifves indistinctement. S’en étonner ou s’en indigner unilatéralement reviendrait à sous-estimer les effets du colonialisme. Cependant trois choses sont peu claires. Tout d’abord, le choix du mot “antijuifisme”, qui entre en compétition avec le terme “judéophobie” qui semble pourtant plus à même d’expliquer les multiples facettes de cette haine du colon sans pour autant lui apposer, comme le ferait “antijudaïsme”, la marque occidentale. Ce choix me semble explicable par le rejet du terme “judéophobie” et son ancrage dans les développements théoriques des juifves elleux-mêmes, au point de vouloir créer un néologisme difficilement traduisible en dehors du français. Ce n’est pourtant pas faute de théorisations de la judéophobie qui la différencie franchement du projet antisémite occidental [7]

La seconde difficulté est l’apparente staticité avec laquelle Bouteldja pense les idéologies politiques dans le monde musulman, mais surtout, la différence fondamentale qu’elles auraient avec la Modernité coloniale. Pourtant, il est assez connu que différentes tendances modernisatrices se sont répandues dans “le monde arabe” à travers l’influence impériale européenne que préparait déjà l’influence ottomane. Le nationalisme et l’Islamisme étant deux formes de ces tendances modernisatrices qui ont eu et ont encore une influence notable dans “le monde arabe”. Si ces idéologies se sont déjà laissées convaincre par de nombreuses catégories politiques et sociales issues de la Modernité, il me paraît exagéré de supposer qu’elles n’aient pas été aussi une porte ouverte à l’introduction de l’antisémitisme. Je pense au contraire que l’on peut parler, au moins à une certaine échelle, d’une islamisation de l’antisémitisme [8]. Un “antijuifisme” qui s’exprime en français et qui le plus souvent s’adresse à des français.e.s a peu de chances d’être séparé des mécanismes antisémites occidentaux que ce néologisme exotiserait.

Le troisième problème auquel on se retrouve confronté.e.s, c’est l’absorption quasi-totale des colonisé.e.s palestinien.ne.s dans une sorte d’Ummat qui finit par s’amalgamer magiquement aux discours de personnes issues de l’immigration, en France, avec ceux que pourraient tenir les palestinien.ne.s, comme s’il s’agissait presque exactement de la même chose ou d’une prolongation filiale. Pourtant, si cette Ummat permet réellement un certain sentiment de fraternité et de solidarité envers la Palestine, il est loin d’être évident que des français.e.s ou résident.e.s français.e.s partagent un même champ idéologique, appartiennent à la même épistémologie pourrait-on dire, que les palestinien.ne.s. Il n’y a pas de front uni international derrière les organisations palestiniennes, la défense de leurs lignes politiques et leurs choix ne se retrouve pour l’instant que dans la campagne Boycott, Désinvestissement et Sanctions, la première et la seule apparition d’une collusion organique. Or de fait BDS ne rejette pas explicitement l’existence de l’Etat sioniste, des colonies, c’est une lutte très précisément délimitée. Si la défense des “indigènes” de la République française face à des accusations d’antisémitisme est peut-être louable, elle ne peut pas l’être de principe sans se garder d’alimenter les raccourcis euro-centrés et d’un différentialisme trop simplistes.

La production coloniale du Sémite

Il me semble que la confusion que produisent les termes précédents indiquent un aspect plus dommageable des écrits de Bouteldja sur l’antisémitisme : le “Juif” (universel) n’est chez elle pas réellement un produit du colonialisme historique, ou, en tout cas, il n’est pas explicité comme tel. Ironiquement, elle reproduit l’exceptionnalisme de l’antisémitisme, qu’elle rejette pourtant en général, au sein de ses propres rapports aux juifves. Si elle a, à mon avis, très bien compris la façon dont le sionisme a produit en partie le “Juif” contemporain, et qu’il alimente la machine à produire l’antisémitisme, l’origine historique de l’antisémitisme n’est jamais vraiment explicitée dans ses publications. Car si elle se refuse à “universaliser l’antisémitisme, en faire un phénomène intemporel et apatride” [9], elle n’indique jamais vraiment son appareil théorique, et sa prose parfois excessivement opaque et ambiguë facilite ainsi les accusations d’antisémitisme. Si l’on écrit un texte qui s’adresse à des juifves, certainement sionistes, qui n’ont aucune des clés pour saisir la spécificité de la colonialité [10], on ne peut s’étonner que la politique de la différence dont use Bouteldja, ne fait que convaincre d’autant plus les expectionalistes juifves de la spécificité de l’antisémitisme (que Bouteldja ne comprendrait donc pas). Alors, si l’on en revient à l’affirmation selon laquelle “l’antisémitisme est européen. Il est un produit de la modernité” et qu’avec le PIR, et bien d’autres encore, nous acceptons la centralité de 1492 comme structurant la Modernité coloniale (tout en rappelant avec Patrick Wolfe que le colonialisme n’est pas un événement, mais une structure), il nous faut en même temps voir que le colonialisme ibérique se développe parallèlement dans les Amériques et en Espagne. En effet, si le système d’exploitation économique espagnol dans les Amériques, l’encomienda, dirigée par l’encomendero, est connu, on se pose moins souvent la question de son importation qui vient pourtant de l’exploitation et la spoliation des musulman.e.s et des juifves lors de la “Reconquista”. 1492 est aussi la date qui annonce les conversions massives de juifves (Marranos et séfarades) et de musulman.e.s (Moriscos), la fin de la “Reconquista” et le début de l’expulsion des juifves d’Espagne ainsi que l’instauration des règles de pureté de sang (Limpieza de sangre) portées par la Couronne et l’Inquisition catholique. Tout ceci converge d’une manière qui influencera la pyramide raciale moderne reposant sur la nouvelle catégorie du “Nègre” [11].

Avec ce genre d’histoires et la présence importante de juifves dans le “monde arabe”, il n’est pas surprenant que les sciences raciales développent la catégorie de “Sémite” pour inclure, avec plus ou moins de nuances, les sujets coloniaux Juifs et Musulmans (et finalement les chrétiens arabes) dans un même groupe racial. Faisons un petit détour historique pour essayer comprendre tout ça.

Ce n’est réellement qu’avec l’invention de l’antisémitisme (que l’on pourrait dater en 1879 avec la publication de Wilhelm Marr “La victoire de la judéité sur la germanité”) que les juifves d’Europe revêtiront alors l’habit “Sémite” plutôt que celui d’assassins du Christ (qui caractérisait jusqu’alors l’antijudaïsme chrétien en Europe) [12]. Si le “Juif” devient alors un bouc-émissaire du colonialisme interne européen, il n’est pas pour autant dissociable du “Sémite” ainsi que du colonialisme et de l’Orientalisme qui entoure cette figure. Pour que la forme interne de l’antisémitisme permette la critique tronquée du capitalisme, la désignation d’ennemis intérieurs dont la nation et la finance pourraient être nettoyées, il lui faut une forme raciale — et donc géopolitique — pour acquérir une place dans l’échelle raciale. Contrairement aux exceptionnalistes qui voudraient faire de l’antisémitisme un en-dehors racial, et une idéologie extérieure à l’ordre colonial [13], il faudrait au moins comprendre le sens du “Sémite” dans l’ordre racial. Il nous faut alors rejoindre Edward Said qui indique comment l’Orientalisme a permis au niveau colonial la perméabilité des catégories “Juif” et “Arabe” [14]. Cela nous permet à la fois de rejeter une thèse simpliste de l’exception juive, et de relier encore une fois le “Juif” et l’”Arabe” à la fameuse date de 1492. Mais il nous faut aller plus loin, car ce qu’occulte totalement la position exceptionnaliste (et ce que met de côté Bouteldja pour sauter d’une ère historique à un autre, sans grande cohérence) c’est à la fois le fait que des juifves ont progressivement participé aux différents projets coloniaux (comme au Suriname), que des juifves résidaient déjà sur les territoires qui deviendront coloniaux (faisant ainsi de ces juifves des sujets coloniaux), et finalement, que le colonialisme engendre toujours un “choc en retour”, comme le disait Césaire, ce que l’on a appelé avant le “colonialisme interne”.

  • Dans le premier cas, l’exemple français est très utile. Il illustre notamment par quelles voies la vision d’une persécution mondiale particulière, fatale et constante des juifves a pu se répandre au point d’être intériorisée avant de s’auto-réaliser. En effet, l’Empire colonise l’Algérie au cours du développement de son antisémitisme moderne. Dès 1797, l’Empire assigne aux juifves de chaque colonie un récit fondateur tissé sur une trame de persécution constante mondiale, libéré.e.s par l’Occident moderne. Ce récit servait déjà pour fidéliser les relations avec des élites nord-africaines intermédiaires du pouvoir et du commerces transfrontaliers, parfois discrètes sur leur judéité [15]. C’est là le début du modèle identitaire monolithique, victimaire, exceptionnaliste, cherchant l’assimilation par la “civilisation”, que Napoléon insufflera au gré de ses conquêtes. A moins de ne considérer, à tort, les scolarisations coloniales — juives ou laïques — que comme un bienfait, les politiques d’assimilation et d’intégration portaient toujours leurs lots d’oppressions, menées avec celles des Consistoires et des Ordonnances. La promesse d’égalité sociale des colons se concrétisait surtout pour certaines élites juives, certaines sphères commerçantes ou rabbiniques, européistes, des villes florissant sur l’économie trans-méditerranéenne. Ce projet assimilationniste se conjuguera plus tard dans les colonies avec de plus anciens stéréotypes raciaux et les politiques qui “reposaient sur la comparaison des Juifs et des musulmans entre eux puis avec les “Européens” du continent et les classes de colons” [16]. Ethan Katz note que “la façon dont” Edouard Drumont, dans la France juive, “a souligné les caractéristiques négatives des Juifs” est curieuse. En effet, “le Doppelgänger implicite du juif est le barbare musulman aux portes de l’Europe, vaincu depuis longtemps et cédant la place aux desseins moins visibles mais tout aussi menaçants de son frère sémite […] En bref, les musulmans étaient les “bons sémites” dont les vertus spécifiques contrastaient avec la dépravation physique et morale, le matérialisme, la corruption, l’avidité et la nature oppressive du juif” [17]. Si l’on peut douter que cette dichotomie manichéenne entre bon et mauvais soit pertinente pour comprendre l’ensemble des liens de racialisation entre juifves et musulman.e.s, cette remarque sur le texte de Drumont reste pour le moins intéressante d’autant plus qu’en Algérie “à partir des années 1840, les défenseurs des droits des Juifs algériens, juifs et non juifs, ont mis en évidence le contraste entre l’éducation, les pratiques religieuses, l’hygiène et les normes sexospécifiques des Juifs d’Algérie, de plus en plus bourgeoises et influencées par la France, et l’existence primitive, cloîtrée et arriérée des musulmans.” Ces revendications étaient possibles car, malgré le développement d’un fort antisémitisme racialiste, importé par les colons, une certaine idéologie coloniale, bien moins d’extrême-droite, pensait que “les Juifs étaient plus assimilables à la culture européenne que les musulmans” [18]. De fait, toute adoption identitaire de cet antagonisme est une reproduction de la colonialité, même si elle a été intériorisée par des anticolonialistes. Si le décret Crémieux donnait dès 1870 un statut de citoyen à la majorité des “israélites” d’Algérie (qui fut abrogé temporairement sous Vichy, période qui vu aussi la création de camps d’internement pour les juifves algérien.ne.s), il n’arrive qu’après plusieurs décennies d’éducation civilisatrice, normée par des Consistoires et des Ordonnances, induisant la stigmatisation des judéités plus indigènes, l’exclusion des indigènes “pas assez juifves”, en plus de décourager les alliances ou mariages, les mélanges qui venaient contrarier les catégories coloniales sont relégués au rang de curiosité, de folklore, de la barbarité, et de manquement au respect des religions. Ces processus, culminant avec la citoyenneté, ont doublement servi à renforcer la stratification raciale, en réaffirmant le statut subalterne des indigènes musulmans et berbères, tout en “civilisant” les juifves les plus mêlé.e.s aux classes subalternes, ou qui ne se pliaient pas au Consistoires ou aux Ordonnances. Mais le décret a aussi donné du grain à moudre à l’antisémitisme politique en faisant des juifves des citoyen.ne.s par décret (révocable donc), relançant alors dans la métropole, l’idée de l’ennemi intérieur.
  • La participation active des juifves au projet colonial européen n’a évidemment pas été systématique, certain.e.s s’en sont tenu.e.s loin, d’autres l’ont combattu aux côtés des musulmans [19], mais elle fut surtout aussi conditionnée par le statut social inférieur et les rôles qui leur seront attribués au cours de la seconde partie du 19ème siècle. Cependant, cette participation au projet colonial a eu lieu (et elle a eu lieu !) parallèlement aux différentes alliances, dès le XVIe siècle, cela a permis de relativiser par moments le statut racial des juifves et celui des converti.e.s, et de percevoir la particularité des “sémites juifs” comme un rapport mobile à la blanchité. D’un côté l’absence de soutien des féministes sionistes qui ignorent totalement la guerre de juives igbos du Nigéria contre le patriarcat colonial en 1929 contraste avec le foisonnement des féminismes juifs en Occident, et leur place un peu moins subalterne dans le projet sioniste, elle marque une séparation pour le moins similaire à celui des féminismes blancs face aux pratiques coloniales qui est laissé sans critique visible jusqu’à ce jour. De l’autre quand la gauche socialiste, devenue gestionnaire colonial avec son anti-colonialisme tronqué (et il reste tronqué !), se retrouve en 1936 avec à sa tête Léon Blum, un juif, qui propose alors de donner la citoyenneté à plus de 20 000 algériens musulmans (captés parmi l’élite) [20] cela renforça alors à la fois l’antisémitisme et l’islamophobie d’administrateurs coloniaux, de grands propriétaires et des mouvements d’extrême-droite, même des nationalistes (indépendantistes) d’Algérie. Ainsi, le “Juif” est mauvais lorsqu’il réforme l’ordre colonial, qu’il l’accélère, voir qu’il le remet en question. Mais en parallèle, le “Juif” intégré dans l’ordre colonial (de gré et/ou de force) peut aussi devenir un citoyen même si toujours dans une situation sociale précaire. Il est même des cas ou la collaboration coloniale offrait aux juifves des (souvent bien maigres) privilèges de statut, allant jusqu’à “blanchiser” leur statut social [21].
  • À partir du XIXe siècle cette position ambiguë des juifves, profondément diverse mais prétendument homogène ou universelle, à la fois en Europe et en dehors, à la fois assimilable et différent, à la fois colonialiste et anti-colonialiste, un bouc-émissaire qui menacerait à la fois la Nation et les colonisé.e.s est donc un produit de la situation coloniale, tout autant que l’évincement et l’invisibilisation des judéités minoritaires, hétérodoxes, noires, asiatiques ou même amérindiennes… On a vu comment le colonialisme s’attaque aux mariages ou mélanges, et occulte les complicités constantes qui entravent sa production de la catégorie “Juif” pour médier l’ordre colonial, mais il parvient néanmoins à faire intérioriser ces catégories. Le colonialisme force la création d’une sorte de caste raciale intermédiaire, précaire mais privilégiant parfois d’un statut supérieur aux autres indigènes. Ces productions raciales participent aux nationalismes et circulent en Europe. Cornelia Essner a écrit, à propos de l’Empire colonial allemand, que le colonialisme a permis “la pénétration de nouvelles positions racistes dans la politique” notamment en radicalisant les discours sur le “mélange des races” [22]. Et si Césaire et Arendt avaient respectivement raison de voir une continuité entre le projet colonial/impérialiste et le projet nazi [23], on peut trouver ces liens jusque dans les représentations antisémites (dont celles qui forgent le sionisme). Ainsi Christian Davis écrit que “les Juifs et les Africains noirs en sont venus à occuper des positions comparables dans la pensée allemande grâce à leur altérité radicale”, cela a été possible car “la diabolisation des Africains noirs après le déclenchement du soulèvement de Herero en 1904” a vu les noirs dépeints “d’une manière qui correspondait aux représentations les plus scandaleuses des Juifs par les antisémites raciaux” [24].

A travers ces trois points — évidemment encore trop peu détaillés et réducteurs — j’ai essayé d’établir au moins trois aspects de la fabrique coloniale de l’antisémitisme. Une chose que l’on peut établir c’est qu’il n’a pas existé un “Juif”, mais que la représentation du “Juif” a été d’une ambiguïté grandissante selon la position que des individu.e.s juifves prenaient et/ou que des autorités coloniales leur donnaient dans la gestion des projets coloniaux, et parfois leur reprenaient, comme à d’autres minorités inféodées. Un des intérêts de cette investigation était à la fois d’indiquer la grande précarité des positions juives (ni tout à fait blanche, même si une “blanchité coloniale” pouvait “blanchir” à titre temporaire ou individuel, ni toujours vraiment en bas de l’échelle) en tant que caste intermédiaire dans l’ordre colonial, et en tant que bouc-émissaire racial dans les métropoles. Les liens entre les indigénéités juives et musulmanes permettent aussi de comprendre l’islamophobie contemporaine, d’une façon que l’exceptionalisme juif, en se concentrant sur le racisme au sein des métropoles, ne permet pas de comprendre [25]. C’est à travers la colonialité du pouvoir et la fabrique coloniale de la race que l’on peut mieux comprendre la phrase de Joseph Massad lorsqu’il affirme que “nous vivons aujourd’hui dans un monde où la haine anti-arabe et anti-musulmane, issue de l’antisémitisme, est partout présente” [26].

Israël, entre bouc émissaire et critique décoloniale

Si j’ai fais ce détour, c’est aussi pour poser des bases décoloniales pour parler du sujet miné qu’est la question de l’État d’Israël et du sionisme. Définir le sionisme uniquement comme l’idéologie de l’État d’Israël est insuffisant. Si on peut convenir que d’une certaine manière l’État d’Israël voit le jour en tant qu’amalgame d’une lecture occidentalisée des Écritures juives, à travers la pensée chrétienne, poussée par les stratégies impérialistes (et antisémites), d’abord hollandais puis britanniques, le sionisme se présente plutôt comme une résolution coloniale de la “Question Juive” en Europe, c’est-à-dire, le départ pur et simple des juifves d’Europe vers “l’Orient” [27]. Car pour nous, comme pour Bouteldja, Israël est une énième itération du colonialisme occidental, la question qui nous intéressera ici est de savoir comment les politiques (pro-)sionistes ont contribué à modifier la position des juifves dans l’ordre racial, mais aussi, en regardant les spécificités, voir comment à trop parler des juifves comme un tout ayant une certaine homogénéité — chose que fait Bouteldja — on en vient à oublier qu’Israël se fonde sur une division raciale au sein même du judaïsme.

Lorsque Bouteldja parle du sionisme, elle fait souvent l’erreur, il me semble, de parler des juifves comme les sionistes en parlent. C’est-à-dire, en homogénéisant les juifves en une catégorie rattachée au pouvoir colonial d’Israël. Si l’on doit pouvoir utiliser les catégories des colonisateurs pour comprendre les mécanismes de domination, on court aussi le risque de ne pas voir la domination déjà en place dans ces catégories. Ainsi, si le sionisme est devenu majoritaire chez les juifves européen.ne.s (ashkénazes) suite à l’Extermination nazie, il aura fallu des années de propagandes, de manipulations [28], de terrorisme sioniste [29], et de politiques assimilationnistes après les Indépendances, pour aligner de nombreux.euse.s juifves au projet israélien et ce, toujours en les subordonnants aux intérêts des élites ashkénazes sionistes libérales et fascisantes, dès lors capables de sous-traiter des rôles de la Blanchité en Palestine.

Le sionisme, fondé sur des lectures occidentales et antisémites du judaïsme, s’est immédiatement avéré largement contraire aux judéités des ashkénazes, à leurs valeurs ou préoccupations locales, ou à leur communisme, il ne s’est imposé que suite à l’extermination nazie. Le modèle ashkénaze spécifiquement israélien rejette aussi largement ses survivant.e.s, comme des caricatures du juif se soumettant fatalement au massacre (ou en les assimilant aux caricatures de russes, staliniens ou mafieux). Jusque dans les conditions de vie des rescapé.e.s des camps, on retrouve une volonté de remplacer les spécificités culturelles des judéités européennes, d’effacer leur passé, leur langue, leur antifascisme, effacer leurs identités et leurs pratiques dont la diversité dément le mythe colonial. Effacer leur réticence historique à partir en Palestine, leurs oppositions laïques ou religieuses à ce nationalisme, aux interprétations sionistes de la politique et de la liturgie, ainsi que leurs “féminismes” les plus interculturels, interconfessionnels et antiracistes. Pendant ce temps les pratiques et les caractéristiques génétiques des juifves noires sont soumises à l’appréciation et aux prescriptions d’experts israéliens glabres et barbus.

Michèle Sibony décrit bien, dans le cas français, la façon dont les juifves nord-africain.e.s qui, à l’indépendance de leur pays, immigrent en France, se sont vu.e.s intégré.e.s dans le projet sioniste [30]. Si ces “230 000 Juifs séfarades nord-africains [et autres] apportent avec eux une nouvelle manière de se sentir juif”, iels “n’ont pas de racines profondes en France”. Une séparation de “leur histoire maghrébine” doit être effectuée, d’une part pour dépolitiser ces juifves que les mouvements d’indépendances ont pu radicaliser, mais aussi pour combler le vide causé par l’exil. Ainsi cela poussera de nombreux.euse.s séfarades (juifves maghrébin.e.s ici) “à imiter leurs coreligionnaires ashkénazes, lesquels dirigent la communauté. Cela donne un mouvement religieux inspiré des traditions ashkénazes et qui tourne résolument le dos aux traditions maghrébines.” S’ajoutant à cela les politiques culturelles françaises qui mettront en avant le désastre de l’Extermination nazie, et mais aussi le modèle israélien, notamment à travers la culture populaire [31]. Cette acculturation des juifves du Maghreb en France, pour mieux les assimiler dans le nouvel ordre racial que les indépendances et la “découverte” des camps d’extermination ont imposés, se fait évidemment au détriment de ces mêmes juifves mais aussi plus largement des minorités imazighen, musulmanes et arabes qui perdent alors des “alliées naturelles”. Sibony écrit que “la République joue ainsi ses minorités l’une contre l’autre. Elle « rapatrie » les Juifs au sein d’un très conjoncturel Occident judéo-chrétien pour mieux en exclure les Arabo-musulmans. Ce rapatriement s’articule autour d’un axe stratégique, qui est le soutien sans faille apporté à l’allié israélien.”. Cet eurocentrisme des politiques concernant les juifves arabes n’est pas exceptionnel en France. En réalité, elle il est aussi en jeu en Israël et c’est ainsi que l’on voit encore le lien profond entre les politiques sionistes et les politiques raciales de la suprématie blanche [32].

En effet si la colonisation de la Palestine se fait sur le dos du vol des terres, de la culture et des vies des palestinien.ne.s, majoritairement musulman.e.s, de nombreuses juifves non-blanc.he.s n’ont pas la même expérience d’Israël que l’élite ashkénaze sioniste. Ella Shohat décrit très bien la position subalterne à laquelle le sionisme a confiné les “Mizrahim” [33]. En partant du fait que “la voix hégémonique d’Israël a presque toujours été celle des Juifs européens, les Ashkénazes, tandis que la voix séfarade a été largement étouffée ou réduite au silence”, elle décrit les différents discours [34] et pratiques racistes [35] qui font qu’en “Israël, les Juifs européens constituent une élite du Premier Monde qui domine non seulement les Palestiniens mais aussi les Juifs orientaux. Les Séfarades, en tant que peuple juif du Tiers-Monde, forment une nation semi-colonisée au sein d’une nation.” Comme dans le cas français que Sibony décrit, Shohat montre que “filtré par une grille eurocentrique, le discours sioniste présente la culture comme le monopole de l’Occident, dénudant les peuples d’Asie et d’Afrique, y compris les peuples juifs, de toute expression culturelle”.

Une manifestation des Black Panthers israéliennes à Tel Aviv, en 1974, pour protester contre le coût élevé de la vie. (Yaakov Sa’ar / GPO)

En prenant en compte toutes ces nuances, si l’on peut accepter que “nul ne colonise innocemment” [36], peut-on se permettre de généraliser la culpabilité abstraitement de la même façon à toutes les strates sociales ? Si notre solidarité doit être envers les colonisé.e.s palestinien.ne.s, on ne peut oublier que l’une des premières organisations juives en Israël à entrer en contact avec l’OLP, fut le mouvement des Black Panthers Mizrahim. Défendre les colonisés ou faire du pied à ses alliés naturels, est une position éminemment difficile, mais encore faut-il parler de la question des alliances, ce que je ne trouve pas de façon convaincante dans les écrits du PIR ou de Bouteldja. Car si Bouteldja offre aux juifves de sortir “ensemble” du “ghetto” [37] — a l’instar du général Napoléon en Italie — il n’est pas clair de quel ghetto, de quel.le.s juifves, ni de quel “ensemble” il est question et surtout, pourquoi cet ensemble ne mérite pas un “Nous”.

Cette “ensemble” est donc le dernier point qu’il nous reste à interroger. Finalement comme on l’a vu avant, il y a cette question qui revient : les “Indigènes” sont-iels des palestinien.ne.s sous occupation sioniste ? Sous cette question purement rhétorique, je voudrais inverser la logique des critiques de Bouteldja, car si comme nous l’avons à peine montré, les juifves ne sont pas à égalité face au sionisme (compris comme projet national, civilisationnel, et non comme simple “idéologie” ou “spiritualité”), celleux-ci se sont retrouvées empêtrées dans le sionisme au gré des politiques étatiques européennes et des opérations géopolitiques d’Israël. Pour mettre leurs communautés à contribution, pour déloger un maximum les juifves de ce monde, pour les emmener en Palestine. On pourrait dans une certaine mesure parler d’une (re-)construction sioniste de la Race (et donc de l’antisémitisme qui lui est consubstantiel). Le “Nous Indigènes” a une position encore moins claire (du moins matériellement, structurellement) par rapport à Israël, que les juifves de part le monde — encore que l’impact d’Israël sur les diverses communautés juives et judaïsantes d’Afrique et d’ailleurs commence à peine à être étudié.

Ce “Nous” n’est pas l’Ummat (les Dogons islamisé.e.s de force se foutant des juifves [38] les Ouighours et autre Rohingya certainement tout autant), ce sont les nébuleux “arabo-musulmans”. On peut alors se demander quelle est la structure sociale qui fait de l’antisionisme leur “terre d’asile” [39] ? Les “arabo-musulmans” peuvent-ils absorber toute berbérité ? Quoi de comparable entre des palestinien.ne.s de la bande de Gaza et le roi Mohammed VI offrant des privilèges aux juifves du Maroc pour faire du pied à Israël [40] ? Benzema est-il un Mohammad Abou Khdeir (ou peut-être étant Kabyle, n’est-il pas arabo-musulman) ? En réalité, le “Nous” est plus honnête lorsqu’il ne s’agit de ne pas s’adresser aux juifves. Car il n’est même pas sûr que ce “Nous” n’ait jamais existé [41], il se présente plutôt comme un projet plus que comme une identité réellement existante [42]. C’est alors qu’on voit qu’Israël, s’il reste un réel problème du colonialisme encore existant, est un appareil discursif, un bouc émissaire finalement, pour situer les juifves (de façon trop indifférenciée, finalement essentialiste, car seuls les “arabo-musulmans” ont la “chance” d’être discursivement inassimilables dans le projet Blanc) mais pour situer aussi Bouteldja elle-même [43].

Il s’agit de cibler les juifves pour se situer face à la suprématie blanche, pour lui répondre en adoptant son langage, ses concepts, ses “ontologies”. Car la position structurelle de Bouteldja est incomparable à celle d’une juive falasha stérilisée de force [44], la discussion tourne autour de différentes stratégies d’essentialisation Vous/Nous, Juifs/Arabo-Musulmans, Sionistes/Antisionistes, qui semblent avoir pour but de tracer une ligne claire entre le colonial et l’anti-colonial au sein des identités culturelles. Mais si le PIR a bien appris des méthodes et erreurs des politiques de la différence et celles des politiques d’identités en général, le “dialogue” (plutôt les accusations) que Bouteldja engage avec les “Juifs” rend visibles les contradictions du matérialisme revendiqué par le PIR. En faisant du sionisme une identité [45] il devient difficile d’articuler les développements structurels de la modernité coloniale et de l’impérialisme. Du point de vue “Indigène”, le problème est double, tout d’abord centrer le sionisme comme “territoire” de lutte, c’est ignorer les multiples lieux de développement de l’islamophobie a l’échelle globale, et comment ceux-ci s’alimentent entre eux (on peut penser à la Chine, l’Inde et Myanmar). De l’autre côté, stratégiquement masqués, les intérêts coloniaux dans lesquels les “Indigènes” peuvent aussi être investis, comme c’est le cas des marocain.e.s et du Sahara Occidental comme mentionné précédemment. Du côté des juifves, si l’on admet que l’essentialisation qu’opère Bouteldja est vraie dans une certaine mesure en la limitant à la France, alors le dialogue est perdu d’avance. Si Bouteldja indique par-ci par-là, la construction coloniale du Sémite, elle ne le fait pas d’une façon qui pourrait convaincre même les personnes les plus vaguement pro-sionistes de retourner leur veste. D’un autre côté, la “centralité de la Race” dans cette discussion n’étant pas articulée avec la classe et le genre, elle ne permet pas de faire une profonde critique d’Israël comme producteur d’un certain antisémitisme. Ainsi elle ne permet pas de voir toute la contradiction qu’il y a d’un côté entre le virilisme sioniste, celui culturel, mais aussi celui de Tsahal et de la LDJ, et la féminisation qu’opère l’antisémitisme, de même que l’exploitation économique des juifves arabes comme alternative à la main d’oeuvre palestinienne (musulmane) se démarque profondément de l’analyse de l’antisémitisme qu’ont pu faire les marxistes entre la Valeur du Capital, et le “Juif” [46]. En bref, à trop simplifier, antagoniser, dichotomiser, on oublie que la modernité coloniale est un projet multidimensionnel, et que les alliances sont toujours confuses, imparfaites, et circonstancielles. Qu’au final, si Israël peut-être une question centrale des politiques “arabo-musulmanes”, il n’est que l’un des rouages des Relations coloniales (et ce même si le Soleil tournait autour de celui-ci), du Système-monde colonial qui produit antisémitisme et islamophobie.

Au-delà des essentialisations stratégiques qui pourraient être comprises politiquement, c’est le cadre théorique qu’il faudrait aussi problématiser. On ne peut pas prétendre que les membres du PIR, et Bouteldja elle-même, n’ont pas connaissance des faits que j’ai rapidement présenté, des idées ou des mots que j’ai pu poser. La Fabrique, l’éditeur de la plupart des publications des personnes proches ou (ex-)membres du PIR publie de nombreux textes sur le sionisme et l’antisémitisme et a notamment publié une traduction d’Ella Shohat que je référencais précédemment. Au Bandung du Nord de 2018, Michelle Sibony prononçait un discours “Vers une Figure Juive Décoloniale” qui s’accorde très bien avec le cadre théorique que j’ai essayé de soumettre ici. Le PIR, donc, ne peut ignorer ces positions. Pourtant l’angle mort, du moins dans les communications publiques, demeure. Ainsi, en Janvier 2021 (pendant la polémique sur le texte et la personne de Bouteldja qui publiait “l’anti-tatarisme des palestiniens”), Norman Ajari profite d’une réponse à Beaud et Noiriel [47], nouvelles égéries de la gauche Blanche, pour faire référence au très controversé Tony Martin qui d’une lecture à l’université d’un texte notoirement antisémite dans les années 90 [48], finira par participer à une conférence négationniste en 2002. Ajari peut faire référence à Martin et de sa confrontation avec des organisations sionistes, tel que l’Anti-Defamation League, sans prendre au sérieux les implications politiques pour le nationalisme noir d’avoir Martin s’enfoncer dans des voies clairement antisémites [49]. Il serait donc temps de changer les cadres de pensée, de se défaire d’un nationalisme algérien trop simple — dans le cas de Bouteldja [50]— et de s’engager dans une politiques décoloniale multifacette qui ne ferait pas d’une seule instance coloniale, Israël et toustes les juifves, le centre névralgique de la colonialité contemporaine.

Notes

[1Le terme tel qu’employé par Bouteldja provient notamment de l’auteur israélien Yitzhak Laor dans son livre Le nouveau philosémitisme européen. Bouteldja définit le philosémitisme comme “une forme subtile et sophistiquée de l’antisémitisme de l’État-Nation.” Racisme (s) et philosémitisme d’Etat ou comment politiser l’antiracisme en France ?

[2De récent changements ont eu lieu quant à la répression de l’antisionisme. En effet le Royaume-Uni (qui initia la colonisation de la Palestine et qui utilise les accusations d’antisionisme pour nettoyer ses partis, même de gauche, d’éléments gênants) ou l’Allemagne (pays dans lequel la campagne BDS est officiellement épingliée par le parlement comme étant “antisémite”) semblent assez exemplaires pour illustrer la convergence des politiques coloniales dans un prétendu soutiens aux juifves alors qu’on évalue hausse exponentielle des attaques antisémites dans ces pays. En France aussi depuis 2019 la présidence a fini par légalement aligner antisémitisme et antisionisme.

[3Le pro-sionisme et l’antisémitisme sont inséparables et l’ont toujours été. Cela nous permet aussi de déjà différencier politiquement le sionisme du “Sémite”. “Pro-sionisme” est un terme immédiatement compréhensible, qui ne diabolise pas les alliances avec toustes juifves non sionistes, qui ne provient pas de l’antisémitisme.

[6Israël est un état colonial hautement racialisé. Ces hiérarchies s’instaurent même au sein des différents groupes ethniques juifs qui ont rejoint l’État juif. Ainsi, le racisme envers les juifves éthiopien.ne.s (Falasha) et toustes les juifves noir.e.s, est structurel en Israël (comme la négrophobie en général par ailleurs). La colère des Éthiopiens d’Israël contre le racisme, France Info. Il en va de même pour les juifves arabes, bien qu’elleux soient une partie subalterne, du projet civilisationnel sioniste.

[7En anglais, voir Bassam Tibi, From Sayyid Qutb to Hamas : The Middle East Conflict and the Islamization of Antisemitism. Il note la différence fondamentale entre la haine et les discriminations qu’a pu produire les judéophobies musulmanes, du projet génocidaire antisémite d’origine occidentale.

[8Bassam Tibi, encore, écrit dans le même article (p.7–8) : “Dans l’islamisme sunnite contemporain, une islamisation de l’antisémitisme européen a lieu en une présentation différente du conflit [au Moyen-Orient]. Contrairement aux idéologies laïques antérieures au Moyen-Orient, l’islamisme est anti-laïque et revendique l’authenticité par ce biais. Les islamistes mettent à l’ordre du jour un programme de purification qui vise les Juifs. Dans l’idéologie islamiste, les Juifs sont considérés comme ceux qui manipulent les autres — y compris les États-Unis — dans une conspiration visant à diriger le monde. Selon cet argument islamiste, les Juifs sont “mauvais” et contaminent le monde dans cette mesure, ils méritent d’être anéantis. […] La notion même d’”islamisation” suggère que l’antisémitisme contemporain qui prévaut dans le monde de l’Islam repose sur une importation d’Europe. Les islamistes assimilent ce qui a été islamisé à ce qui est authentique. Mais l’antisémitisme islamisé n’est pas l’Islam authentique. L’antisémitisme est plutôt étranger à l’Islam.” Ma traduction de l’anglais. Le terme “islamisme” dans cette citation ne fait pas référence à la notion galvaudée employée par les républicain.e.s français.es dans le but d’attaquer les musulman.e.s en France, ni comme synonyme du terrorisme auquel s’oppose la Guerre contre la terreur menée par les “démocraties occidentales”. Il s’agit plutôt d’un ensemble d’idéologies politiques ayant plus ou moins de cohérence entre elles et étant apparues progressivement dans la seconde moitié du 20ème siècle. Ce développement était mené par des intellectuels éduqués en Occident tel que Sayyid Qutb.

[9Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs, et nous.

[10C’est notamment le cas d’Ivan Segré qui ne voit pas que le sionisme est un colonialisme, et que l’idée anarchisante de l’abolition de l’état-nation n’est pas en soi, une preuve d’anticolonialisme. L’anarchisme n’a d’ailleurs pas été clairement antisioniste, en France, on retrouve un certain enthousiasme face au sionisme jusque dans l’Encyclopédie Anarchiste des années 30. Mais cette aveuglement face au projet colonial se retrouve chez des militants comme Bookchin, ou Sam Dolgoff. Il ne suffit donc pas de faire preuve d’anti-étatisme pour que s’exprime une solidarité anti-coloniale comme celle dont ont pu faire preuve les Anarchistes contre le Mur.

[11Sylvia Wynter note dans Unsettling the Coloniality of Being/Power/Truth/Freedom : “La première forme de la sécularisation, “nomme ce qui est mal”, du rôle stéréotypé du “nègre” était cependant différent de la forme qu’il prend aujourd’hui. Poliakov relie cette première forme, et les termes conceptuels imaginatifs qu’elle prendrait, à un glissement du rôle joué par cette autre grande figure de l’Autre vers l’identité judéo-chrétienne, le Juif. Ce changement a commencé avec la montée de l’État moderne en Espagne, ainsi que la centralisation de son ordre, à partir de 1492. En cette année-là, tous les juifs qui adhéraient à leur religion du judaïsme ont été expulsés, tandis que peu après, les Maures islamiques conquis du sud de l’Espagne ont commencé à être convertis par la force au christianisme — tous deux comme effets de l’objectif de l’unification qui devait être à la base de l’ordre monarchique de l’Espagne. Par conséquent, souligne Poliakov, car un grand nombre de Juifs ont accepté la conversion au christianisme, plutôt que d’être expulsés — l’imposition d’une seule foi orthodoxe, celle du christianisme, sous l’égide de l’Inquisition en tant qu’agent du nouvel État avait donné lieu au problème des conversos ou convertis, soit les moriscos (convertis musulmans) ou les marranos (juifs convertis). C’est donc dans le contexte du passage d’un être principalement sujet religieux, pour qui le “nomme ce qui est mal” était/est celui d’un asservissement commun de toute l’humanité au péché originel, à celui d’un être sujet politique d’un État (pourtant unifié sur la base de son credo chrétien) que l’Autre à la norme de ce sujet devait être la catégorie des conversos, tant Marranos que Moriscos. Une réprobation spécifique était donc désormais placée sur ces deux catégories : celle de leur impureté ou de leur de leur sang, et aussi de leur foi, car ils descendent d’ancêtres qui a pratiqué les croyances juives et islamiques.” Ma traduction de l’anglais. Il n’est donc pas surprenant que dans l’Empire français, le premier article du Code Noir soit dédié à la répression religieuses des juifves, la dépossession de leurs biens et leur exclusion complète des colonies des Indes occidentales.

[12Christian Davis précise qu’en Allemagne “le premier parti politique de masse avec un programme ouvertement antisémite a vu le jour à la fin des années 1870. En 1880, une campagne de pétition menée par plusieurs antisémites connus a joint 225 000 signatures à une déclaration demandant l’exclusion des Juifs des postes gouvernementaux et des emplois dans les écoles publiques, ainsi que la limitation de l’immigration juive dans le Reich. La décennie suivante a vu la formation de nombreux autres partis politiques antisémites. Contrairement aux premiers antisémites politiques, les membres de ces organisations plus récentes ont adopté l’antisémitisme racial. Ils ont rejeté l’ancienne interprétation de la juiverie en tant que communauté religieuse, arguant plutôt que les Juifs étaient une race à part.” Dans Colonialism, Antisemitism, and Germans of Jewish Descent, p.12. Ma traduction.

[13Voir par exemple Karin Stögner qui est capable d’affirmer que “l’antisémitisme est plutôt une idéologie spécifique qu’on ne peut réduire au racisme” et que “les différences entre l’antisémitisme et le racisme sont claires”, ce dernier pouvant être “colonial” ou “d’apartheid”. Intersectionnalité et antisémitisme. Une Nouvelle approche. Elle peut affirmer ceci tout en se réappropriant la méthode de l’intersectionnalité, comme si celle-ci pouvait être sortie de son origine au sein de la critique de la matrice de la race par les féministes noires, comme si elle pouvait rester aveugle aux juives noires rejetées par les juifves de mondes plus coloniaux. Si l’antisémitisme n’est pas un racisme, cette réappropriation serait-elle colourblind ou un whitewashing ? Pour soutenir des recherches d’alliances plus transformatives, il est certainement utile de prêter un oeil aux remarques et propositions de la féministe décoloniale Yuderkys Espinosa Miñoso.

[14Said précisait dans son livre l’Orientalisme que “on n’a pas encore assez insisté, dans les histoires de l’antisémitisme moderne, sur la légitimation donnée par l’orientalisme à ces désignations qui font mention de l’atavisme et — ce qui compte plus pour ma thèse — sur la manière dont cette légitimation universitaire et intellectuelle a persisté à notre époque lorsqu’on parle de l’islam, des Arabes ou du Proche-Orient”, il précise que “l’animosité antisémite populaire est passée en douceur du juif à l’Arabe, puisque l’image est presque la même”.

[15Ce fut le cas, par exemple, de la famille Soumbel sous le consul Chénier. Voir, Les juifs des protectorats du Maghreb — L’influence française avant les protectorats.

[16Dans An Imperial Entanglement : Anti-Semitism, Islamophobia, and Colonialism, d’Ethan B Katz. Ma traduction. (Plus loin je ferai référence au texte sous le nom An Imperial Entanglement).

[17An Imperial Entanglement.

[18An Imperial Entanglement. Katz note dans l’article que, cependant, l’extrême-droite antisémite a pu faire preuve d’islamophilie instrumentalisant ainsi les indigènes musulmans dans leurs campagnes antisémites. Il écrit qu’à la fin des années 1930 que “l’anticommunisme a encore plus lié l’antisémitisme et l’islamophobie. D’une part, les dirigeants de ligues telles que la CF [Croix-de-Feu] accusaient les communistes et le FP [Front Populaire] — qu’ils présentaient comme des agents de la Juiverie Internationale — de s’infiltrer et de faire équipe avec les musulmans pour tenter de se débarrasser du pouvoir impérial. D’autre part, ces mêmes groupes d’extrême droite ont utilisé une rhétorique islamophile pour rallier les musulmans aux causes de l’antisémitisme et de l’anticommunisme. Les efforts de l’extrême droite pour recruter des partisans musulmans reflètent la manière dont, même si les Juifs et les musulmans sont chacun des ennemis fréquents de la notion de “la vraie France”, leurs destins dans les années 1930 sont liés, et non équivalents. Les musulmans ont par définition un statut nettement inférieur à celui des Juifs, tant sur le plan juridique que racial. Pour les antisémites, les Juifs étaient plus activement menaçants et plus difficiles à détecter que les musulmans, en raison de leur statut de citoyen, de leur intégration, de leur apparence souvent “blanche” et de leur nombre relativement faible.” Ainsi les sionistes entretenant des relations avec ces antisémites attisent à la fois la radicalisation des persécutions en Europe et des conflictualités en Palestine.

[19Voir L’exode des Juifs de Mascara, un épisode de la guerre entre Abd el-Kader et la France sur les résistances et complicités. Elles se retrouvent jusqu’à la guerre d’indépendance, Juifs maghrébins et anticolonialistes. Et pour ouvrir le sujet aux situations coercitives que subissent toutes les classes et religions présentes au Maghreb.

[20Pour une critique des politiques d’intégration de la République coloniale, on pourra lire les écrits de Mohammed Saïl.

[21Par exemple, dans son livre Colonialism, Antisemitism, and Germans of Jewish Descent in Imperial Germany, Christian Davis prend l’exemple de trois juifs ayant participés au projet colonial allemand. A propos d’Emin Pasha et Paul Kayser, il note les divisions et les redéfinitions de l’ordre racial que leur participation a pu impliqué notamment dans les milieux antisémites. Une ambiguité encore plus prononcée dans le cas de Bernhard Dernburg qui “bien qu’il ait été largement perçu comme un juif libéral en raison de ses origines familiales, [il] est devenu extrêmement populaire auprès du public pro-colonial, gagnant une réputation de “champion du colonialisme et de modèle de virilité allemande”.” Ainsi, l’acte colonial peut réécrire et la race, et le genre. Contrairement à Karin Stögner que nous citions avant, on pourrait dire que si l’homme juif est vu efféminé, c’est en partie parce qu’il ne participe pas à la fondation de la Nation, et donc au régime colonial. Si au contraire il le fait, le juif peut alors être récompensé socialement, il peut être virilisé et blanchisé. Dans le contexte de l’Empire colonial français, le cas de David Galula, de famille juive tunisienne, devenu maître à penser de la contre-insurrection aux États-Unis après ses activités dans l’armée française durant la guerre d’Algérie est remarquable.

[22Citée dans Colonialism, Antisemitism, and Germans of Jewish Descent in Imperial Germany.

[23Dans son fameux Discours sur le colonialisme, Césaire écrivait : “On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la 4 sur 36 vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.” Arendt de son côté écrivait une année plus tard : “Qu’un mouvement d’expansion pour l’expansion se soit développé dans des Etats-nations qui étaient, plus que tout autre corps politique, définis par des frontières et des limitations à toute conquête possible, voilà bien un exemple de ces écarts apparemment absurdes entre cause et effet gui sont devenus la marque de l’histoire moderne. L’extrême confusion qui règne dans la terminologie historique moderne n’est qu’un sous-produit de ces disparités. En dressant des comparaisons avec les Empires de l’Antiquité, en confondant expansion et conquête, en négligeant la différence entre Commonwealth et Empire (que les historiens pré-impérialistes ont appelée différence entre comptoirs et colonies, entre colonies de peuplement et territoires annexés, ou encore, un peu plus tard, entre colonialisme et impérialisme) autrement dit en négligeant la différence entre exportation de population (britannique) et exportation de capitaux (britanniques), les historiens se sont efforcés d’étouffer l’étrange constatation que bon nombre des événements importants de l’histoire contemporaine donnent l’impression d’une souris qui aurait accouché d’un lion. Devant le spectacle d’une poignée de capitalistes parcourant le globe, tels des oiseaux de proie, a la recherche de nouvelles possibilités d’investissement, flattant la soif de profit chez les plus que nantis et l’instinct du jeu chez les plus que pauvres, les historiens contemporains voudraient revêtir l’impérialisme de l’antique grandeur de Rome ou d’Alexandre le Grand, grandeur qui rendrait la suite des événements humainement plus tolérable. Le fossé entre la cause et l’effet a été révélé par la fameuse — et tristement pertinente — observation selon laquelle l’Empire britannique avait été conquis dans un moment d’inadvertance ; cela est devenu cruellement manifeste à notre époque, où il aura fallu une guerre mondiale pour se débarrasser d’un Hitler, ce qui serait moins honteux si ce n’était aussi risible. L’affaire Dreyfus avait déjà révélé quelque chose d’analogue quand la nation avait dû faire appel à ses meilleurs éléments pour mettre fin à une mêlée qui avait débuté comme une conspiration grotesque et s’était terminée en farce.” Les Origines du totalitarisme, L’Impérialisme.

[24Davis donne notamment les exemples suivants : “La littérature raciste de l’époque interprète souvent le mode de vie nomade comme la conséquence naturelle de ces qualités négatives. En conséquence, alors que les idéologues racistes attribuaient aux Allemands un enracinement dans le sol et une relation de longue date et productive avec leur terre, ils ont souvent dépeint les Juifs et les Noirs comme n’ayant pas de liens similaires avec leur propre environnement naturel. […] Des idéologues antisémites comme Theodor Fritsch ont insisté sur le fait que l’incapacité des Juifs à travailler de manière productive les a aidés à motiver leurs errances, ce qui a obligé les Juifs à chercher des personnes productives et à vivre de celles-ci. Les colonialistes qui attribuaient le nomadisme aux Noirs ont établi un lien similaire.[…] Les allégations de vagabondage étaient en corrélation avec un autre stéréotype populaire : la prétendue “fixation des noirs et des juifs sur leur existence immédiate, leur prétendue incapacité à se projeter au-delà de l’ici et du maintenant”. Certains membres de l’armée allemande ont attribué à ce prétendu trait africain le manque total de préparation du gouvernement au soulèvement des Herero dans le sud-ouest de l’Afrique, en affirmant que l’état d’esprit actuel des Noirs avait empêché toute alerte préalable au déclenchement des hostilités. “Les Noirs sont de véritables enfants du moment”, a écrit un officier de l’armée qui a fait valoir cet argument. Une fois qu’ils se sont lancés dans une action, ils ne s’interrogent pas sur les conséquences, et ils se préoccupent peu de “demain” quand “aujourd’hui” leur plaît. Pour les Noirs, ce trait était souvent dépeint comme le résultat d’un tempérament immature ou d’un intellect limité, mais pour les Juifs, il était considéré comme le produit d’un manque de profondeur spirituelle. En parlant de la religiosité juive, un collaborateur du journal antisémite Deutsch-Soziale Blätter a déclaré en 1908 que “le Juif ne connaît pas et n’a jamais connu l’au-delà. Il s’intéresse aussi bien à la question du mystère de son existence qu’à celle de ce qui suit la mort. Bien qu’elle ne dure apparemment qu’une courte minute, l’existence momentanée lui apparaît comme une fin en soi, et la terre comme un Établissement, où chacun doit s’efforcer de s’amuser autant que possible”. “Le nomade vit complètement et entièrement dans le présent, et ne se préoccupe pas du tout de l’avenir de ce monde ou de l’autre”, insistait un autre collaborateur du Blätter près de deux décennies plus tôt. “Ainsi l’arabe, le vieil hébreu et le juif actuel. Chaque juif, dit Göethe, s’intéresse à l’immédiat”. Selon les racistes des mouvements antisémites et coloniaux, toutes ces qualités, combinées, ont empêché les Noirs comme les Juifs de former leurs propres États indépendants autonomes ou de maintenir ceux qu’ils ont réussi à prendre en charge.” dans Colonialism, Antisemitism, and Germans of Jewish Descent in Imperial Germany, p.91,92,93. Ma traduction.

[25Et peut-être peut-on aussi mieux comprendre pourquoi le juif entre la vie et la mort, que personne ne regardait, c’est-à-dire, le juif le plus déshumanisé, était, dans le Lagersprache d’Auschwitz, le “musulman”.

[26Semites and anti-Semites, that is the question, Joseph Massad. Ma traduction.

[27Palestinien chrétien lui-même, Joseph Massad écrit : “Alors que les sionistes considéraient l’antisémitisme comme un symptôme, voire un diagnostic, de la Question Juive, ils ont proposé le sionisme comme le remède final qui permettrait d’éradiquer l’antisémitisme en Europe une fois pour toutes. […] Herzl l’a exprimé ainsi dans son pamphlet sioniste fondateur Der Judenstaat : “Les malheureux juifs portent maintenant les graines de l’antisémitisme en Angleterre ; ils l’ont déjà introduit en Amérique”. Partageant ce diagnostic avec les antisémites, les sionistes ont appelé à la sortie des Juifs des sociétés païennes afin de “normaliser” leur situation “anormale”, en les transformant en une nation comme les autres nations.” Zionism, anti-Semitism and colonialism. Ma traduction. Il est d’autant plus important d’indiquer l’influence christiano-européenne du sionisme que, comme le dit Baldwin en essayant d’introduire subtilement la critique juive de l’antisémitisme à une communauté afro-américaine majoritairement chrétienne : “Ironiquement, l’antisémitisme chez les Noirs trouve ses racines dans la relation entre peuples de couleur — du monde entier — et monde chrétien. C’est un fait qui peut s’avérer difficile à saisir, non seulement pour les habitants les plus anéantis et amers du ghetto, mais aussi pour de nombreux juifs, sans parler de nombreux chrétiens. Mais c’est un fait, et il ne sera pas amélioré — en fait, il ne peut qu’être aggravé — avec l’adoption actuelle du plus dévastateur des vices chrétiens par les gens de couleur.” Dans Les Noirs sont antisémites parce qu’ils sont antiblancs. Cette importation chrétienne de la judéophobie, devenue antisémitisme, ne peut rester incomprise, d’autant qu’elle indique déjà un problème fondamental du sionisme.

[28La redirection de l’émigration des survivant.e.s juifves soviétiques est certainement exemplaire de ces manipulations. Massad décrit la situation ainsi : “Dans l’Union soviétique post-stalinienne, qui contrairement à son prédécesseur stalinien, s’opposait au sionisme, et où tous les citoyens soviétiques n’étaient pas autorisés à émigrer, une importante campagne de propagande israélienne et américaine de la guerre froide insistait sur le fait que les Soviétiques étaient antisémites. Les Américains et les Israéliens se sont arrangés pour accorder aux Juifs soviétiques des privilèges spéciaux par rapport aux autres citoyens soviétiques en forçant le gouvernement soviétique à leur accorder des visas d’émigration. Les Juifs soviétiques qui sont partis l’ont fait pour des raisons économiques et sont donc allés (au grand dam d’Israël) aux États-Unis, une situation qui a forcé Israël à collaborer plus tard avec le dictateur roumain Nicolae Ceausescu pour les rediriger de force vers Israël.” dans Zionism, anti-Semitism and colonialism. Ma traduction.

[29En arrivant à Jérusalem, le sionisme instaure d’emblée un violent apartheid économique, offensif au point de soulever des protestations, des émeutes et du boycott, dès les premières maigres vagues d’occupation. Les premières milices juives outrepassaient les attributions que leur accordaient les troupes Britanniques, qui en intégrèrent certaines malgré une certaine méfiance. Suivant le modèle sud africain, cette relation à l’Empire s’accompagnait aussi d’une militarisation de la relation aux colonisé.e.s. A partir des années 1920, il devient clair que la plupart des sionistes, surtout les révisionnistes, considéraient la Haganah, le Bétar, l’Irgoun, ensemble avec l’immigration juive comme des outils de rapports de force raciaux, une “Muraille d’acier” qui s’érige contre les populations arabes dont la spoliation, la réaction et la soumission militaire sont planifiées, d’abord avec les Britanniques puis à leur place. Ces factions armées sionistes donc, allaient jusqu’aux meurtres ciblés et attaques terroristes. Si elles étaient principalement tournées contre des arabes, elles s’en sont aussi prises à des juifves, pour leur antisionisme, mais aussi pour déstabiliser l’intégration des juifves arabes dans les régions où iels étaient autochtones, pour faciliter leur déplacement en Palestine colonisée, ce que le juif irakien Naeim Giladi appellera le “sionisme cruel”. Comme en Afrique du Sud, ces violences se sont graduellement dirigées contre au pouvoir britannique, jusqu’à en obtenir des ententes forcées par le fait accompli, puis la reconnaissance.

[30Les citations qui suivent sont toutes issues du texte de Sibony, Les Juifs de France, Israël et la République.

[31Bouteldja fait de la méconnaissance par les algériens de la Shoah un point important de son argument : “ Mais qui est Hitler ? » C’est Boujemaa, mon cousin d’Algérie, qui parle. J’ai failli tomber de ma chaise. Mon cousin ne connaît pas Hitler. Un âne. J’ai mis cette ignorance sur le compte du système éducatif algérien, forcément pourri comme sont réputés l’être ceux du bled.” Mais quid des juifves du Maghreb ? Et si ces juifves le savent, d’où vient ce savoir et pourquoi les musulman.e.s et imazighen ne l’auraient pas ? Ces questions sont pourtant cruciales pour parler de la relation de cousinage (les “arabes” et les “juifs” sont de “véritables « cousins »”) entre l’islamophobie, l’antisémitisme, et le rôle que joue le sionisme dans l’articulation des deux dans la modernité coloniale.

[32Il existe un autre signe des alignements racistes qui habitent les principaux récits historiques dominants, nationaux et militants : la reproduction des relations de Race aux noir.e.s, de leur rang d’esclaves de la République en France, au Maghreb, en Israël… Ainsi les minorités y sont invisibilisées en fonction de leur racialisation spécifique, leur nombre et leur position économique. L’esclavage a perduré en Algérie Française jusqu’au début du XXème siècle, les noiretés continuent donc de subir l’héritage esclavagiste et colonial au Maghreb, au point qu’en Lybie les interventions françaises ont récemment engendré la réapparition d’une traite arabe de personnes noir.e.s, au service des profits européens.

[33Dans son article Sephardim in Israel : Zionism from the standpoint of its Jewish victims. Les citations qui suivent sont issues de cet article. Ma traduction.

[34Utilisant elle aussi indistinctement le mot séfarade pour toustes les juives du Maghreb, Sibony note par exemple que Ben Gourion appelait les juifves marocain.e.s des “sauvages” mais aussi qu’il “a décrit les immigrants séfarades comme manquant même “des connaissances les plus élémentaires” et “sans aucune trace d’éducation juive ou humaine”. Il existe aussi un “trope implicite comparant les Séfarades aux Noirs africains” celui-ci “rappelle, ironiquement, un des sujets favoris de l’antisémitisme européen, celui du “Juif noir”. (Dans les conversations entre Européens et Juifs, les Séfarades sont parfois appelés “schwartze-chaies” ou “animaux noirs”)”.” En ce qui concerne le lien entre le sionisme et la colonisation française, Shohat rapporte un article israélien citant de façon complaisante un diplomate français affirmant : “Vous faites en Israël la même erreur fatale que nous, français, avons faite … Vous ouvrez trop largement vos portes aux Africains… l’immigration d’un certain type de matériel humain vous avilira et fera de vous un État levantin, et ensuite votre destin sera scellé. Vous vous détériorerez et vous serez perdu.”

[35Shohat décrit aussi la structure économique de ce racisme. Si elle note que “les travailleurs yéménites ont été présentés comme “de simples travailleurs, de la matière première “socialement” primitive”, tandis que les travailleurs ashkénazes ont été présentés comme “créatifs” et “idéalistes, capables de se consacrer à l’idéal, de créer de nouveaux moules et de nouveaux contenus de vie””, c’est parce que cela a servi a considérer les séfarades “comme capables de rivaliser avec les Arabes mais réfractaires à des idéaux socialistes et nationalistes plus élevés, les Séfarades semblaient être des travailleurs importés idéaux”. C’est pour cela que le sionisme travailliste a empêché “les Yéménites de posséder des terres ou de rejoindre des coopératives, les limitant ainsi au rôle de salariés”.

[36A la suite des accusations récentes d’antisémitisme, Bouteldja explique sa paraphrase de Césaire qu’elle appliquait à Miss Provence. Voir Clavreul, Césaire et moi. De l’innocence des uns et de la conscience des autres.

[37Les Blancs, Les Juifs et Nous : “Vous êtes en train de perdre des amis historiques. Vous êtes toujours dans le ghetto. Et si nous en sortions ensemble ?”

[38“Non, les Inuits, les Dogons et les Tibétains ne sont pas antisémites. Ils ne sont pas philosémites non plus. Ils s’en foutent de vous.”

[39Dans Les Blancs, Les Juifs et Nous, Bouteldja affirme “quant à nous, l’antisionisme est notre terre d’asile.”

[40Le soutien récent des Etats-Unis et d’Israël à l’occupation continue du Sahara occidentale, ainsi que des accords économiques entre les 3 parties n’éclaircissent en rien les résultats du régime maroccain, et renforcent encore l’influence coloniale au Maghreb. Le Maroc savoure sa "percée" au Sahara occidental, en contrepartie de la normalisation avec Israël, Courrier International.

[41“L’identité indigène, si elle existait, était une identité de rupture avec une histoire (des histoires multiples), une identité de mémoire broyée, déformée”, Splendeurs et misères

[42“C’est là que se posera la question du grand NOUS. Le Nous de notre rencontre, le Nous du dépassement de la race et de son abolition, le Nous de la nouvelle identité politique que nous devrons inventer ensemble, le Nous de la majorité décoloniale.”, Les Blancs, les Juifs et nous

[43“Parce que je ne suis pas innocente. Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis blanche. Rien ne peut m’absoudre”, Les Blancs, les Juifs et nous

[45Bouteldja écrit : “Vous avez abandonné vos identités juives multiséculaires, vous méprisez le yiddish et l’arabe et vous vous êtes donnés massivement à l’identité sioniste.” Les Blancs, les Juifs et nous. Si comme nous l’avons vue, sa description de l’intégration des juifves dans le sionisme et leur acculturation est majoritaire ; matériellement, le péché juif ne peut être de se donner a une identité, finalement Blanche. Auquel cas, c’est aussi un péché de beaucoup de modernistes arabes, non pas par le sionisme, mais par acceptation (positive ou négative) des catégories et modèles occidentaux. Si la décolonisation passe par un travail de mémoire, de redécouverte de pratiques et savoir-faires qui avaient été détruits par la colonialité, elle ne passe cependant pas par un “retour en arrière” vers des identités que l’on pourrait retrouver. Le mal est fait, la décolonisation n’est que son dépassement, non pas dans un sens progressiste, mais dans un sens abolitionniste : elle abolit les dogmes et structures dominantes qui empêchent l’indigène d’être, qui empêchent de considérer la richesse sociale qu’apporte l’Autre. elle répare les dommages, restitue les richesses culturelles, et soigne les blessures multi-séculaires. Mais si pour désigner la décolonisation dans les langes impérialistes il fallait un meilleur mot que “Aufhebung” (qui signifie à la fois l’abolition et la continuité, c’est-à-dire le dépassement) qui pourrait parler à l’âme marxiste du PIR mais reste ancré dans un certain progressisme, le mot anglais d’”unsettling” pourrait être une métaphore utile pour penser la décolonisation. En effet “unsettling” signifie à la fois “un-settling”, c’est-à-dire défaire l’ordre social du Colon, et “unsettle”, soit “perturber”, “bouleverser”. La décolonisation est le grand bouleversement de l’ordre social colonial, jusqu’à son démantèlement.

[46Je pense notamment aux analyses qui s’inspirent des théories de Moishe Postone qui voit dans le “Juif” de l’antisémitisme la “forme fétichisée” du Capital. Ainsi, dans un article récent Hylton White peut ainsi écrire que : “si le Juif de l’antisémitisme est le corps humain de l’argent, le Noir du racisme anti-Noir est le représentant humain du corps biologique brut.” Selon nos explications il faudrait expliciter de quel antisémitisme il s’agit (l’antisémitisme dans les colonies ? Celui qui en revient ?), mais aussi que les corps juifs noirs et/ou exploités (comme c’est le cas des juifves arabes en Israël) sont aussi pris dans un antisémitisme, non pas “idéologique”, mais concret. Il serait pourtant logique pour des matérialistes autoproclamé.e.s de ne pas prendre l’antisémitisme comme une simple “idéologie raciale”, mais comme une structure sociale concrète qui produit l’idéologie selon les nécessités locales à partir de l’exploitation, l’appropriation, l’épistémicide, l’acculturation, etc. que les groupes racialisés subissent. C’est-à-dire qu’il s’agirait de voir le capitalisme comme étant racial, non pas tant dans ses symboliques, ses fétiches mais dans la diversité de la structuration du travail, des capitaux et des hiérarchies raciales au sein du prolétariat. Seulement de cette manière l’affirmation de White, selon laquelle la critique du capitalisme ou du racisme doit aussi nécessairement impliquer la critique de l’autre, pourra-t-elle prendre sens.

[48Professeur Tony Martin proposait dans son cours de lire The Secret Relationship Between Blacks and Jews, un livre concernant le rôle des Juifs dans l’esclavage nord-américain. Ce livre, publié par l’organisation nationaliste noire Nation of Islam est considéré comme une falsification antisémite des faits historiques. Si des organisations sionistes du campus de Martin l’ont attaqué en attentant à sa liberté d’enseignement, Martin semble toujours prendre pour argent comptant le contenu du livre.

[49En 2002, Martin participe à une conférence organisée par l’organisation négationniste et antisémite, Institute for Historical Review. Martin titra son discours “Tactics of Organized Jewry in Suppressing Free Speech” [Les Tactiques de la Juiveries Organisée pour Censurer la Liberté d’Expression]…

[50Il me semble en effet que c’est le cadre du nationalisme algérien qui peut faire oublier les imazighen (kabyles ou kel ahaggar, dits berbères) et les noir.e.s d’Algérie à Bouteldja, puis qui lui permet de créer une unité arabo-musulmane. Il me semble que ce cadre ne fonctionnerait pas de la même manière dans tout le Maghreb qui est lui-même infesté de rivalités nationales, religieuses et ethniques (l’impérialisme et le colonialisme n’y étant pas pour rien). Mais il ne s’agit pas de simples questions identitaires, ou ethnoculturelles, elles sont décisivement politiques, d’autant plus après les événements de 1980 et 2001 en Algérie, respectivement nommés Printemps berbère et Printemps noir s’opposant à l’arabisation des institutions politiques algériennes. L’unité nationale de la culture nationaliste révolutionnaire que décrivait Fanon dans Les Damnés de la Terre n’a jamais vraiment réussi à liquider les régionalismes et tribalismes, elle les a malheureusement, et c’est particulièrement clair dans le cas du Maghreb, déplacées, modernisées et entérinées sous l’égide de l’État-Nation.

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