Pour un féminisme décolonial (post-identitaire)
De l’Essence et de la traduction
Ce que l’on est parle tellement fort qu’on en oubliera ce que l’on dit.
Médine, Speaker Corner
Je concluais la partie précédente par une critique d’une sorte d’essentialisation. Mais cela n’implique pas forcément, comme Norman Ajari peut s’en inquiéter, que je pense que l’essentialisation serait “sans discussion […] une mauvaise chose” [1]. Ici l’objectif que j’espère partager, au contraire, est d’accélérer les processus des politiques de la différence pour montrer la diversité agissante, ainsi que le champ des possibles politiques. S’il s’agit bien de critiquer “le fait de forcer des individus à s’attacher à certaines pratiques et de les empêcher d’explorer d’autres modes de vie possibles”, il s’agit aussi pour moi de reconnaître la diversité déjà existante. Donc décoloniser le matérialisme. De reconnaître le Pluriversalisme tel qu’il est mis en oeuvre par divers groupes subalternes. Et quoi de mieux, pour parler d’essentialisation, que d’aborder le sujet du système sexe/genre, et des féminismes ?
Il me faut d’abord noter deux choses. Tout d’abord le genre, le sexe et la sexualité sont des thèmes qui arrivent assez tard dans les discours du PIR [2], et en terme d’action politique, sont, pour des raisons évidentes que nous verrons plus tard, quasiment inexistants. De plus le PIR aborde l’essentialisme de façon assez innovante, en tout cas pour ce qui est de la gauche française et son malaise face aux politiques identitaires. Tout d’abord comme nous l’avons vu précédemment, héritant de nationalismes et socialismes de la “Modernisation de rattrapage”, le PIR use d’un essentialisme stratégique assez décomplexé qui lui sert, plus ou moins efficacement, à défier le status quo des politiques révolutionnaires anti-identitaires. A ça s’ajoute la direction prise par Norman Ajari, qui définirait l’essence plutôt comme une généalogie, et “Weltanschauung”, une vision du monde [3], c’est-à-dire, en réalité, une construction déjà collective, une filiation. On ne le répète jamais assez, la Race n’est pas le Genre, ainsi comparer leurs formations distinctes n’a d’intérêt que pour constater leurs co-productions [4]. Pourtant les féministes ne devraient pas être surprises à la suggestion que l’identité sociale devrait être comprise comme une “généalogie” [5]. Mais s’il n’y a, comme je l’affirme, pas vraiment de débat, qu’est-ce que Norman Ajari (et dans une moindre mesure, Houria Bouteldja) essaie de faire en remettant au goût du jour l’Essence ? Il se passe à mon avis au moins deux choses. La première est de mettre en avant un existentialisme et une phénoménologie qui n’intéresse plus la gauche et les politiques antiracistes. Car en réalité il s’agit toujours d’une Essence qui ne fait que suivre l’existence réelle des groupes non-blancs racialisés, d’une essence existentialiste. Mais pas n’importe lequel. Un existentialisme noir dans le cas d’Ajari. La deuxième est à la fois une provocation et une tentative théorico-politique : permettre à la Race, aux non-blanc.he.s, d’avoir “le droit” à une Essence dans une France républicaine qui fait du zèle en matière de “colourblind”. Cela permet en plus de cultiver d’autres visions du Monde, de recouvrer une certaine dignité, des sociabilités spécifiques, etc..
Tous les groupes qui se sont déjà engagés dans des politiques, improprement appelées, identitaires ont eu à passer par cette phase culturelle où des sortes d’Essences étaient mises sur le devant de la scène. Peut-être le moment était-il venu pour que cela soit fait en France au sujet des politiques raciales (en admettant que la Négritude n’était pas déjà une forme de discours sur “l’Essence Noire”). Mais si un existentialisme noir comme celui de Lewis Gordon (une des références d’Ajari) peut avoir beaucoup de sens aux États-Unis, c’est aussi parce que les identités ont été consumées depuis les mouvements des droits civiques, et que de nombreuses approches de la “blackness” sont venus le nuancer [6].
En France, malgré la richesse des “pensées noires”, mais aussi plus largement non-blanches, on ne constate pas, malgré tout, la même effervescence intellectuelle qu’a permis l’institutionnalisation des black studies outre-atlantique. Le manque de nuances, d’alternatives, de discussion, finalement, donne une profonde ambiguïté à ces travaux. C’est finalement le problème global de la traduction qui transparaît, et plus précisément le choix de la traduction et de la référence. Ce problème s’étend aussi à toutes les théorisations du PIR. La nécessité de théories et le vide théorique concernant le racisme et la décolonisation dans le monde francophone a laissé la porte ouverte à une sélection arbitraire dans les théories du PIR, leur permettant de choisir les théories qui risquent le moins de subvertir leurs identités, qui ne les obligent pas à brasser les apports théoriques et identitaires.
Évacuation du travail politique des femmes du Sud Global
somebody/ anybody
sing a black girl’s song
bring her out
to know herself
to know you
but sing her rhythms
carin/ struggle/ hard times
sing her song of life
she’s been dead so long
closed in silence so long
she doesn’t know the sound
of her own voice
Ntozake Shange, For Colored Girls Who Have Considered Suicide / When the Rainbow Is Enuf
Ces dernières années le terme de “féminisme décolonial” s’est rapidement propagé dans la gauche française, mais il n’est pas certain qu’il ait eu plus d’effet qu’une simple tokénisation. Je ne désire pas juger durement les théoriciennes qui ont tant alimenté mes propres pensées ces dernières années mais je dois faire le constat amer que l’introduction d’un féminisme auto-dénommé décolonial en France s’est fait majoritairement à partir de citations et de références plus ou moins masquées à des ouvrages et penseur.euse.s déjà classiques dans les milieux académiques spécialisés, ou à des grands événements marquants. Mais trop rarement en rendant à Spartacus ce qui est à Spartacus c’est-à-dire en mettant en avant le travail politique des femmes et minorités de genre du Sud Global qui est souvent trop peu institutionnalisé pour figurer dans des livres d’intellectuel.le.s publiables chez La Fabrique. Lorsque l’on a fini de citer Lugones ou Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí, ou Ochy Curiel moins souvent, il semblerait qu’il ne reste souvent plus rien à dire. Le féminisme autonome, communautaire, ou même les mouvements qui refusent le terme “féministe” (ou qui le refusaient jusqu’à récemment) [7], c’est-à-dire toutes ces militances qui ont produit ces idées et tant d’autres pratiques de libération, de dissidence de genre, de subversion du système judiciaire et policier, ou même militaire, sont bien peu présents, ou disséminés par ci par là. Pourtant, si María Lugones, qui nous a quitté l’année dernière, a pu écrire ses textes fondateurs entre l’Argentine et les États-Unis, c’est parce que les femmes et minorités “réellement” indigènes, non-blanches, prolétaires, paysannes, prostituées faisaient le travail nécessaire pour que le capitalisme permette la fuite des cerveaux qui alimente les universités états-uniennes. Lugones se voyait parfois comme une femme blanche, lettrée, “bien urbaine” (“urbanita”). Elle était universitaire et racisée aux USA, et venait d’un des plus grands centres des politiques Blanches en Amérique du Sud : l’Argentine. Je ne cherche pas à nier l’importance de ses travaux mais à pointer de vieux biais qui persistent jusque dans la fondation d’un canon théorique décolonial.
Alors qu’un débat autour de l’archive, des musées vivants et de la diversité de production et transmission des savoirs prend forme en France à la fois autour des politiques féministes, LGBTQ et décoloniales, on ne peut qu’être déçu.e par l’arrivée du féminisme de manière on-ne-peut-plus-institutionnelle et contrôlée par les centres de production de savoirs coloniaux, c’est-à-dire à travers des savoirs universitaires. L’oralité, l’auto-organisation communautaire, l’herboristerie, le care, les rituels, l’artisanerie, les représentations artistiques (la “démocratisation” de l’Internet commençant à offrir de nouveaux moyens) sont pourtant constitutifs de la transmission des savoirs et des philosophies des femmes et des minorités de genre dans le Sud Global. L’extraction de ces savoirs minoritaires reconstitués sous une forme compatible avec les universités n’est finalement que la forme académique de l’extractivisme qui s’attaque au Sud Global.
Cette entrée du féminisme décolonial par les “savoirs légitimes” rend encore plus facile cette sélection assujettissante des idées qui peuvent convenir le mieux au PIR, et d’instrumentaliser ces idées, les appliquant ainsi à des contextes très différents des situations d’où elles sont originaires. C’est-à-dire, en arrachant (au moins partiellement) ces idées de leur contexte “indigène”. Comme c’est assez commun, c’est au coeur des centres coloniaux que des tendances — même issues de colonies — s’opposent à d’autres en se référant à des situations et des idées supposées des périphéries. Ainsi Bouteldja peut faire passer le concept de “négo-féminisme” — fondée par Obioma Nnaemeka que Bouteldja ne cite pas et remplace par “des sœurs africaines” dont on ne saura rien [8] — pour “un compromis entre les hommes et les femmes indigènes” qui lui sert à justifier, non pas l’inaction ou la passivité des femmes “indigènes”, mais que “la critique radicale du patriarcat indigène est un luxe”, car “si un féminisme assumé devait voir le jour, il ne pourrait prendre que les voies sinueuses et escarpées d’un mouvement paradoxal qui passera “obligatoirement par une allégeance communautaire” [9]. Le problème de cette utilisation est que le “négo-féminisme” est un terme descriptif, non pas prescriptif, ciblant ce qui se pratique actuellement dans les mouvements des femmes africaines, notamment les luttes contre l’excision (auxquelles Nnaemeka participe). Il s’inscrit dans des cultures de négociation africaines comme un moyen de naviguer le “terrain miné patriarcal” des sociétés africaines [10]. Il ne s’agit pas de mettre temporairement en pause les politiques féministes “aussi longtemps que le racisme existera” [11], ni non plus d’une allégeance inconditionnelle à une communauté (ou à un entourage direct), mais de stratégies pour forcer le fait coutumier et assurer la pérennité des politiques afroféministes. Aussi, de les présenter en des termes pratiques pour les ONG et l’action sociale, même des réseaux plus institutionnels et internationaux. En effet, aucune diaspora ne revendique réellement l’étiquette, la notion est donc autant un choix de communication, qu’un choix polémique (une critique du féminisme blanc). Si l’évidence de la proposition qui consiste à importer en France des pratiques politiques ancrées dans des cultures africaines dans les populations “issues de l’immigration” n’est jamais questionnée [12] c’est aussi parce que le choix de se référer au négo-féminisme est parfaitement opportuniste, il occulte au passage de nombreux autres afroféminismes africains (ou non par ailleurs) dont ledit négo-féminisme n’est qu’un de leurs aspects [13].
Centralité de la Race et surplus identitaire
la que “es” pero no dice “soy” también puede “ser” lo que es cuando está sola, cuando no hay ojos para detallarla y declararla. claro que no importa si las que son no dicen “soy” porque igual casi siempre se sabe que son.
[celle qui “est” mais ne dit pas “je suis” peut quand même “être” ce qu’elle est quand elle est seule, quand il n’y a pas d’yeux pour l’inspecter et la désigner. bien sûr que ce n’est pas important si celles qui sont ne disent pas “je suis” parce que de toute façon on sait presque toujours qu’elles sont.]
Cuando se dice “soy” [Quand on dit “je suis”]— tatiana de la tierra
Cette instrumentalisation du PIR des théories antiracistes, postcoloniales et décoloniales a un intérêt particulier dans leur travail sur la centralité de la Race comme “contradiction principale”, ou plus précisément, comme catégorie centrale et déterminante de la modernité coloniale. Si les commentateur.ice.s et autres critiques du PIR ont sauté sur toutes les occasions possibles pour critiquer ce que certaines personnes ont appelé le “racialisme” du PIR (donc sans vraiment comprendre leurs théories), il a été plus rarement noté que Bouteldja et les autres se contentent souvent de s’accrocher aux différentes théorisations académiques déjà existantes. Malgré tout, Bouteldja, dans Les Blancs, Les Juifs et nous, met en œuvre une explication très dialectique de son “féminisme”. Elle navigue entre les contradictions de sa culture musulmane (“c’est cocasse mais les pionnières du féminisme dans le monde islamique étaient… des hommes”) et celles de la situation “indigène” en France qui permet à son “amie” de dire que pour elle “le féminisme c’est comme du chocolat”. La féministe antiraciste Mélusine [14] n’a évidemment pas apprécié cette comparaison qui voudrait faire du féminisme un luxe colonial. En effet, il est inacceptable de penser que “refuser les coups, les insultes et le viol” soit “un luxe de blanche” ou une gourmandise de privilégiées. Mais la question est un peu plus compliquée que cela. Bouteldja veut questionner la pertinence du “féminisme” car il n’est pas “universel et intemporel”, c’est-à-dire “un passage obligé pour prétendre à la libération”. Elle s’approprie alors une critique du féminisme blanc bourgeois pour réaffirmer que ces prétendus universels et intemporels sous-entendent que les femmes ne se sont jamais vraiment opposées aux violences masculines avant le “féminisme” (et ses modèles coloniaux d’action sociale). Elle semble ainsi opposer au “féminisme” — qui serait une configuration spécifique d’abord au sein des centre coloniaux — des luttes menées par des femmes, les choix politiques qu’ont pris à travers l’histoire les femmes “indigènes”. Le mythe suprémaciste blanc de l’absence ou de l’importance secondaire des femmes et minorités de genre indigènes et non-blanches ne s’impose aux féminismes que par la force ou le passing.
Ce type d’historisation du féminisme est chose courante dans les différentes dissidences au sein du féminisme. Visant la pluralité, ces dissidences veulent montrer les faiblesses, notamment coloniales, d’un féminisme que l’on appellera Blanc, bourgeois, hétérosexuel, libéral, nationaliste, civilisationnel, d’État ou tout à la fois [15]. Mais comme le montre Malika Amaouche, ce que le PIR essaie de faire, ce n’est pas tant une énième critique féministe du féminisme, mais de “de rejeter comme non opérants les autres sujets de discrimination” que partagent les personnes non-blanches. Pour étayer sa critique, Amaouche, comme Bouteldja, fait une référence anecdotique, non pas à une amie, mais à une militante du groupe Lesbiennes of color [16]. Elle peut ainsi définir la spécificité du positionnement social des femmes lesbiennes non-blanches et affirmer que le cadre théorique de Bouteldja, comme celui des “féministes majoritaires”, est bien trop restrictif. Cependant, il y a une limite importante à l’approche d’Amaouche, c’est l’omission complète de la colonialité [17]. Ce que j’essaierais de faire c’est de proposer une critique similaire, c’est-à-dire de montrer comment le PIR construit “un sujet homogène, comme on le faisait auparavant avec la classe” [18], mais je le ferais à partir des points de tension que la colonialité produit.
Je voudrais à nouveau noter que les question du genre et de la sexualité ne se sont ajoutées qu’assez tardivement dans les positions du PIR. Si Bouteldja faisait partie du groupe Les Blédardes, un groupe de femmes musulmanes opposées à la loi contre le foulard à l’école, elle n’avait pas tout de suite intégré le “genre” dans ses théorisations politique. Comme le note Lotem Itay :
Le projet de décolonisation de Bouteldja s’est dès le début opposé à l’examen des intersections entre la race et le sexe, car il était uniquement intéressé à fournir une critique de la race au sein de la république française. [19]
En parallèle à un rejet du concept d’intersection entre les dominations, Bouteldja a essayé “non pas de fournir une nouvelle critique de la société, mais plutôt de combler les lacunes dans la logique du projet décolonial” [20]. On comprend mieux donc quelle stratégie politique se cache derrière l’opportunisme avec lequel Bouteldja faisait référence précédemment aux féminismes africains. La défense de la critique de la Race par le PIR s’est mise en place en rejetant la principale contribution des féminismes de couleur et plus particulièrement du black feminism. En effet ces féministes ont montré que :
L’échec des principaux systèmes critiques d’interprétation de l’ordre social — marxisme, féminisme, théorie critique de la race — consiste dans le fait que chacun de ces systèmes tente de donner une interprétation basée sur ce qu’il suppose être l’axe de la domination fondamentale. [21]
En n’actant pas cette contribution, Bouteldja ne peut pas passer à l’étape suivante qui après la constatation de ces problèmes théoriques doit être la construction d’une alternative pluraliste. Bouteldja, se hâtant à la critique de l’intersectionnalité [22] loupe le coche pour suivre les mouvances décoloniales du féminisme, les “indigènes” du Sud Global, leurs diasporas, qui les poussent et les transforment, et toutes la créolisation des luttes antiracistes [23].
Il ne s’agit pas de critiquer les approches qui voudraient, en s’inspirant d’autres luttes, reprendre les théories, sans pour autant les universaliser, et essayer de les adapter à des contextes locaux. Il est bien évident qu’il n’y a pas de raison de rejeter les influences et les alliances, d’autant plus lorsque les buts sont partagés entre groupes minorisés. Le problème est plus subtil, il n’est pas purement “identitaire” (dans le sens où toute la gauche anti-identitaire l’entend du moins) mais politique. Au PIR, il s’agit d’extirper tout un corpus théorique de ses situations concrètes, le découpler de ses pratiques (politiques, culturelles et sociales) pour l’intégrer dans un appareil politique (le Parti) chargé de recréer une hégémonie politique autour de ce fameux “sujet homogène” qu’est “l’Indigène”. Ainsi, les femmes et plus largement l’ensemble des minorités de genre et sexuelles sont ennuyantes [24], elles gênent. En réalité, non pas parce qu’iels sont “les plus opprimées”, mais parce que leur position actuelle dans les configurations coloniales du pouvoir ne permet pas d’établir un “plus grand dénominateur commun” [25] strict. Si d’un côté cette nécessité d’une “alliance de race” est le produit spécifique des politiques raciales de l’État francais, et que l’on sait bien que la gauche blanche n’a de cesse d’utiliser la classe, le genre, et la sexualité pour questionner (voir même rejeter) les critiques du racisme, du colonialisme et de la colonialité, de l’autre côté c’est assez “cocasse”, aussi que lorsque Grosfoguel est capable de lister pas moins de 15 stratifications sociales liées à la colonialité [26], le PIR lui se tourne uniquement vers la race. Bien sûr que “lorsqu’un Blanc de gauche nous demande « Comment articulez-vous races et classes ? », il ne faut pas lui répondre” [27], il n’est pas rare que le silence soit la plus criante des réponses à certaines questions. Mais, bien plus étonnant, il semblerait qu’il ne faille pas toujours non plus répondre à “ses soeurs” lorsqu’elles demandent des explications sur leurs situations et luttes particulières.
Peut-être plus problématique, en réalité, que cette obfuscation théorique, c’est celle des pratiques et propositions politiques. La rhétorique qui veut mettre en avant les problèmes raciaux est une chose, se permettre de définir (à contre-courant) les priorités politiques en est une autre. Il y a un fossé énorme entre une simple critique “de la féminité et de la masculinité” qui doit mener “à une remise en cause de l’Occident” [28] et les luttes complexes des femmes et minorités du Sud Global. Si l’on sait ce que les femmes “indigènes” ne doivent pas faire, on sait moins ce qu’elles doivent faire, ou mieux encore, ce qu’elles font. Je n’ai pas la capacité, ici, de faire une liste qui se voudrait exhaustive des différentes formes de résistances et revendications des femmes “of colour” du Sud Global et des dissidences de genre et sexuelles. Une chose est sûre cependant, si les féministes “of colour” ont été d’accord avec l’idée de Bouteldja selon laquelle il faudrait comprendre la masculinité indigène (il n’y en a bien qu’une dans toute la discussion) comme étant “au fond, blanche” et qu’il “faudra pour la compenser lui opposer quelque chose d’au moins aussi valorisant” [29], ce qui passe sous silence c’est toutes les pratiques de justices communautaires [30], autonomes, transformatrices qui ne s’engagent pas seulement contre des violences interpersonnelles. Et passent aussi sous silence les luttes pour la justice reproductive. Cette occultation paraît plus claire lorsqu’on voit que l’intérêt du détour théorique de Bouteldja est de revenir à la “masculinité” et à la “féminité” (aussi troubles, subversives, ou marginalisées soient-elles) pour finalement parler, non plus des femmes, mais de “l’homme indigène”. Ce choix mérite de s’y pencher plus longuement, d’autant plus qu’au moment des indépendances nombre de femmes du Sud Global se sont levées contre l’appropriation de leurs corps et de leur labeur au service de la Nation [31].
Les femmes “indigènes”, non-blanches, ont, ce qu’il faut bien appeler, un “surplus identitaire” qu’on ne peut discuter qu’au travers de leurs relations aux hommes racisés eux-mêmes. On ne pourra comprendre ici l’intérêt de réduire l’importance que le système de genre joue sur les femmes non-blanches (et finalement sur les masculinités non-hégémoniques) que lorsqu’on aura analysé le rôle de la masculinité dans le discours du PIR et son rapport aux analyses féministes décoloniales.
Les hommes non-blancs et les féminismes de couleur
Il ne serait pas faux de dire que les féminismes blancs ont instrumentalisé le mythe raciste du sexisme prononcé des hommes non-blancs, et ont ainsi contribué de diverses manières à la reproduction de structures raciales [32] et de celles du genre. En intériorisant puis projetant le prétendu universalisme de leur position subordonnée [33], les femmes blanches ont pu construire de toute pièce une vision eurocentrée des relations de genre dans des sociétés non-blanches [34]. Parler de la subordination des “femmes” non-blanches, c’est toujours déjà catégoriser les “hommes” non-blancs comme des dominants, des dominants desquels il faut protéger les “femmes”. Mais il devient vite complexe d’articuler une domination masculine avec une masculinité marginalisée, largement dominée et qui n’a pas accès aux pratiques de la masculinité hégémonique [35]. La féministe décoloniale Yuderkys Espinosa Miñoso nous éclaire sur la difficulté d’une telle position féministe :
Pour la justice féministe, tous les hommes sont également suspects, quels que soient leurs origines ethno-raciales, leur statut social, leur milieu. S’il a déjà été admis que les femmes ne font pas une, cela ne semble pas affecter le traitement des membres masculins de l’espèce. Ils recevront tous le même traitement… du moins en théorie. Car, il faut se souvenir des faciès les plus visibles et les plus représentatifs de ces hommes, les agresseurs, les violeurs, les meurtriers, les trafiquants de drogue… dans leur grande majorité sont des hommes racialisés.
Selon elle, les féministes semblent ne pas voir de corrélation entre d’un côté la tendance des féministes à forcer ou à féliciter la judiciarisation des affaires de violences sexuelles et de l’autre l’augmentation de l’incarcération des hommes pauvres et non-blancs [36].
Le PIR, quant à lui, a bien compris que les politiques féministes blanches, demeurant profondément “civilisatrices”, s’accordent rarement avec une lutte antiraciste qui n’a d’autre choix que de défendre les hommes non-blancs contre leur position subalterne, leur répression politique, juridique et policière, etc. Comme Lotem Itay le note dans son article ‘L’homosexualité ? ça n’existe pas en banlieue’ : the indigènes de la république and gay marriage, between intersectionality and homophobia, Bouteldja utilise les catégories de genre et de sexualité afin de justifier l’indépendance des luttes “indigènes” (en déclarant leur différence par rapports aux luttes blanches), mais aussi comme déclaration de solidarité avec les hommes. Cette solidarité n’a rien de nouveau pour qui connaît un peu les féminismes “of colour” [37], mais à la différence de ces féminismes, Bouteldja ne parle jamais de confronter concrètement le sexisme dans les organisations antiracistes et la sociabilité “indigène”. Si elle affirme l’existence d’un “patriarcat indigène”, pour elle sa “critique radicale est un luxe”. En parlant d’un féminisme décolonial au futur, elle ne semble pas vouloir mettre en avant le fait que ces mêmes féminismes de couleur existent au moins depuis les années 70. La Coordination des femmes noires n’étant qu’un exemple parmi tant d’autres en France. Écouter ou fredonner Cheika Rimitti n’a pas été un luxe pour les femmes algériennes non plus.
Caractériser un potentiel féminisme décolonial comme étant un luxe c’est aussi un moyen de réaffirmer la communauté indigène autour du mariage endogame. On retrouve des indices de cette affirmation à de multiples endroits, que ce soit à nouveau une anecdote d’une amie de Bouteldja contente de son mariage (“Tiens, un autre souvenir. Le sms d’une copine quand elle s’est mariée avec un homme de sa communauté : « Enfin libre ! ».”), mais aussi sa propre famille (“Et puis, je revois ma mère, je revois mon père, et je revois mon frère. On aura tout fait pour m’éloigner d’eux. Et je reviens à eux. Inexorablement. Je sais aujourd’hui que ma place est là.”), ou encore des représentations de couples “mixtes” uniquement envisagés par et pour les classes supérieures blanches (“Sans doute que déjà, l’adolescente que j’étais avait bénéficié de l’expérience des grandes sœurs qui (souvent) se sont cassées les dents sur ce mirage du blanc prince charmant.”). Il est par ailleurs étonnant qu’aucune amie de Bouteldja ne semble pas parler de “prince noir”, les communautés “indigènes” qui pourtant partagent pour beaucoup des espaces géographiques (les cités ghettos métropolitaines) sont presque conçues comme autant de nations excluantes et où la “mixité” et le “métissage” se font toujours par rapport au Blanc. Il n’est donc pas étonnant que ces dernières années le PIR se rapproche du controversé Tommy Curry pour défendre “cette honnie famille maghrébine” contre “les supplétives du système raciste” [38].
Tommy Curry, chercheur afro-américain, est principalement connu pour son livre The Man-Not, qui propose en plus d’une compilation d’analyse des attaques racistes sur la masculinité de l’afro-américain (au singulier) et du système racial négrophobe états-unien (que je ne commenterai pas ici), une critique du féminisme afro-américain et de l’intersectionnalité qu’il accuse de pathologiser les hommes noirs et finalement, de faire le jeu de la suprématie blanche. Je ne jugerais pas de la qualité du travail de Curry ni en terme de données ou de méthodologie, ou encore de la lecture très particulière qu’il fait du black feminism, je laisserai ce travail à des spécialistes [39]. Je me contenterai de discuter rapidement ce que je pense être son affiliation politique pour la lier à ma critique du PIR. Tommy Curry est le fondateur d’une discipline qu’il nomme “Black Male Studies” (pas “men”, pas “masculinity” et surtout pas “masculinities”, mais “male”), cette discipline ne possédant qu’un département à Édimbourg a cependant un institut récemment fondé par le penseur et masculiniste noir T. Hasan Johnson. L’institut vend, entre autre, du merchandising pas genré pour un sous, et des formations, gratuites ou payantes. Le contenu proposé par T. Hasan Johnson (qui appelle Curry “my man”) est grosso modo une version académique des thèses plus largement développées par ce qu’il faut bien appeler la “Black Manosphere” [40]. On peut s’en rendre compte notamment quand il invite un autre masculiniste noir notoire, Kevin Samuels, se plaindre de la place des hommes noirs sur le “marché sexuel” et de la domination prétendues des femmes noires sur les hommes noirs en entreprise. Ou encore lorsqu’il propose pendant près d’une heure d’expliquer que le féminisme noir est un outil de la suprématie blanche. Curry, bien évidemment, ne tient pas exactement de tels propos en public. Il participe cependant à de nombreuses discussion avec T. Hasan Johnson. Il est aussi largement partagé par d’autres masculinistes, et l’on retrouve assez fréquemment des personnes de la Black Manosphere commentant les publications de ses interventions.
Pour revenir à la défense de la famille “indigène”, Curry, comme T. Hasan Johnson sont tous deux protagonistes d’une alternative afro-américaine au féminisme qui se nomme Africana womanism [41]. Pour illustrer la différence qu’il peut exister entre une féminisme noir radical, et l’Africana womanism, je me contenterais de citer Brenda Verner :
L’Africana Womanism dit en substance : Nous aimons les hommes. Nous aimons être des femmes. Nous aimons les enfants. Nous aimons être des mères. Nous apprécions la vie. Nous avons foi en Dieu et en la Bible. Nous voulons des familles et des relations harmonieuses. Nous ne sommes pas en guerre contre nos hommes en cherchant l’argent, le pouvoir et l’influence par la confrontation. [42]
On ne peut que constater la position franchement conservatrice sur les questions familiales qui n’est pas si éloignée de certaines des positions de Bouteldja (centrer la communauté, aimer les hommes de la communauté, aimer être femme, harmonie et religion). Nous devrions certainement nous inquiéter pour nos camarades de l’importation d’un certain familialisme nationaliste et masculiniste noir en France, surtout quand le but est de le calquer sur le contexte français [43]. Il ne s’agit pas ici de juger les différentes stratégies culturelles et politiques afro-américaines pour survivre à la nécropolitique raciste américaine, mais de pointer l’ironie d’aller chercher si loin des yeux pour choisir une de ses branches les plus conservatrices au milieu de toutes les autres théories mises en avant par les luttes d’émancipation [44].
Un féminisme décolonial digne de ce nom devrait au moins suivre l’indication de María Lugones :
Les féministes de couleur [Women of Color feminists] ont bien montré ce qui apparaît en termes de domination et d’exploitation violentes, dès lors que l’on centre la perspective épistémologique sur l’intersection de ces catégories. Mais il semble que cela n’ait pas suffit à susciter chez ces hommes qui ont été eux-mêmes victimes de domination et d’exploitation violentes, la moindre reconnaissance de leur complicité ou collaboration avec la domination violente des femmes de couleur. [45]
Il ne faut pas oublier, donc, que ce qu’on appelle les féminismes de couleur se sont organisées, non pas par simple égoïsme visant à jouer la carte de la plus grande oppression, mais bien parce qu’elles ont pris acte ensemble d’une spécificité de leur position. Une position qui leur donnait à voir l’aspect masculiniste de nombreuses organisations militantes, notamment les organisations noires et le profond racisme inassumé des organisations féministes. En terme pratique, prendre compte de cette “trahison historique” dont parle Lugones implique d’intégrer dans les organisations communautaires et antiracistes des processus d’”accountabilité” (accountability) pour essayer de réparer les actes de violences et transformer les communautés et individus [46]. Ce n’est que si ces méthodes sont mise en oeuvre avec clarté que l’on pourra dépasser le choix binaire entre justice carcérale et passivité face aux violences [47]. Parce que si l’on prend Bouteldja au mot et que les violences de la “la virilité testostéronée du mâle [sic] indigène” est “au fond, blanche” [48], il est primordial pour les luttes antiracistes et décoloniales de proposer un ensemble de structures concrètes permettant de lutter contre cette blanchité. Car si le projet est bien d’en finir avec la Blanchité (et donc avec toutes les “races”), canaliser la blanchité propre aux masculinités indigènes n’est pas suffisant. Il faut en finir avec.
Si Bouteldja ne propose pas de prendre à bras le corps ces questions mais défend plutôt de prendre la voie qui “coûte cher” (ironique, quand le féminisme est un luxe, c’est la voie alternative qui coûte cher) c’est aussi parce qu’il s’agit d’abord de défendre l’indigène “hétérosexuel” pour défendre le familialisme que j’ai mentionné précédemment. Cela est plus clair lorsqu’on voit son traitement de la question homosexuelle. Loin de l’avis d’un Thomas Guénolé ou d’un Robin d’Angelo (capable de fustiger un langage jargoneux “homophobe” puis de faire le buzz sur l’exploitation d’actrices porno), je pense qu’il s’est bien développé ces dernières années une conjonction d’une prétention à l’universalité de “l’homosexualité”, l’intégration des homos dans l’État-nation (mariage pour tous, management de la diversité, police à la Marche des Fiertés, homos dans les armées, etc.) et des politiques internationales de “droit LGBT” fustigeant le retard “civilisationnel” de certaines régions du monde en terme de politiques de droits [49]. Loin d’être une victoire politique, la visibilité et l’intégration LGBT est très certainement le meilleur moyen de maîtriser et de diviser en sous-groupes facilement catégorisables et contrôlables les pratiques et sous-cultures des dissidences sexuelles. Alors, lorsque Bouteldja dit que l’homosexualité “ça n’existe pas en banlieue” ce qu’il faut comprendre c’est que les pratiques homoérotiques ou de sexualités entre hommes [50] ne sont, pour les hommes racisés, pas médiées par les normes de la “bonne homosexualité” intégrée dans la société [51]. Si la position du PIR sur les questions sexuelles ont de fortes similarités avec les critiques que les dissidences sexuelles ont pu porter au système sexe/genre moderne, elle reste tout de même très différente. Lorsque Bouteldja affirme que le Mariage pour tous n’est pas “une priorité indigène” à côté de Frigide Barjot (sans broncher au fait que l’ordre sexuel que défendait Barjot est incompatible avec une décolonisation des sexualités), elle sous-entend que le mariage est une priorité pour d’autres. Mais on le sait bien, c’est qu’en plus d’être racistes les politiques de mariage n’adressent même pas les questions de libération sexuelle. Elles sont conservatrices, néolibérales et laissent évidemment ouvertes toutes les questions d’accès gratuit aux soins tel que des organisations communautaires comme Act-Up défendent depuis des dizaines d’années. En prenant tout cela en compte, la question du mariage est bien une question qui touche les “indigènes” mais d’une manière toute particulière : d’un côté des politiques assimilationnistes néolibérales, de l’autre des réactionnaires et intégristes de tout poils, ennemi.e.s juré.e.s de la communauté musulmane en France. Si des questions comme le logement, le chômage, l’accès aux soins, etc. sont les vraies priorités indigènes, alors le mariage n’est pas moins une question “indigène”, en tant que dispositif qui offre et retire des privilèges sociaux, en vendant la participation à la famille nucléaire bourgeoise, c’est un mariage blanc.
Pourtant, si le PIR avait défendu l’idée que le mariage civil était problématique dans son ensemble, il n’aurait pas pu être accusé de se positionner aux côtés de la droite réactionnaire. Il n’aurait évidemment pas s’agit de rejeter le mariage dans son ensemble, au risque d’antagoniser les “banlieues”, mais de mettre en évidence l’hypocrisie totale de la question du mariage. Mais cela n’aurait été possible qu’en posant une certaine “universalité” de la précarité, c’est-à-dire, finalement, la classe sociale, comme point de rencontre possible entre les identifié.e.s “homos”, les prolos blanc.he.s et les indigènes. Or, toute la rhétorique sur la sexualité du PIR, que ce soit Bouteldja ou de Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Éwanjé-Épée est basée sur une politique de la différence profonde. Tout trois posent une distinction bien simple : il y a d’un côté l’homosexuel (il s’agit rarement sinon jamais, de femmes) qui est une revendication identitaire, de l’autre des “pratiques homosexuelles” que certains hommes indigènes pratiqueraient. En s’inspirant des travaux de Joseph Massad [52], le PIR entend affirmer que le discours “homosexuel” serait inintelligible dans les quartiers car les habitants seraient ancrés dans une culture totalement différente de la culture homosexuelle, qui, elle, serait blanche. Cette pâle copie de Massad pose deux problèmes. Le premier est que Massad parle uniquement de l’importation progressive et du traitement des catégories sexuelles occidentales dans les pays arabes (principalement l’Égypte), ainsi que des programmes internationaux LGBT qui essaient d’appliquer la rhétorique des droits LGBT à l’étranger et finissent par mettre en danger les personnes ayant des “pratiques homosexuelles”. De ce fait, il n’est pas clair que l’analyse de Massad ait une quelconque pertinence pour des enfants d’immigré.e.s de plusieurs générations ou ayant été intégré.e.s dans les systèmes scolaires français depuis leur plus jeune âge [53]. Le deuxième problème est que le PIR ne porte en fait aucune importance aux pratiques sexuelles minoritaires des “indigènes” et à leur potentiel politique.
J’ai déjà abordé la question de l’importation par le PIR de théories déjà classiques. Ici le PIR fait le pari que la gauche intellectuelle française n’y verra que du feu et pensera qu’un jeune “arabe” des banlieues françaises vie dans exactement les mêmes conditions sociales qu’un jeune égyptien dans les années 90 (qui est l’exemple concret de Joseph Massad). Que les formes culturelles des pratiques sexuelles entre hommes au Maghreb y sont très spécifiques est une chose. Que celles des hommes “indigènes” en France y ressemblent en tout point, ou qu’elles n’aient absolument aucune ressemblance avec celles des “homos blancs” en est une autre [54]. De mon côté, ce qui m’intéresse plus, c’est comment “provincialiser” les “pratiques homosexuelles” et voir l’homosexualité non pas comme une simple production “occidentale” [55], mais comme le résultat aussi de rapports raciaux [56]. Si Todd Shephard montre dans son livre Mâle décolonisation comment les sexualités arabes ont alimenté les politiques sexuelles et féministes de la gauche française après l’indépendance algérienne, il faut aussi parler des changements récents dans les pratiques gay notamment sur les réseaux sociaux et les plateformes. Souvent sous forme de fétichisation ou des stratégies de racialisations/sexualisations très précises. Postuler la différence pure et dure des “indigènes” quant aux questions sexuelles c’est passer sous silence les lieux de résistances possibles au pouvoir Blanc. Pourtant ce n’est pas faute du fait que les sous-cultures sexuelles aient longtemps été menées par des minorités ethniques et raciales. Du Street Transvestites Action Revolutionaries s’alliant avec les Young Lords [57], à la “house culture” [58]. Les sources d’inspirations ne manquent pas.
Là où Mélissa Blais, Fanny Bugnon [59] ne voient pas tout dans leur critique du livres Les féministes blanches et l’empire, c’est que “l’essentialisation des identités politiques et sexuelles” n’opère pas tant comme un moyen de réduire “à des catégories occidentales pour mieux les disqualifier” le féminisme et l’homosexualité, mais comme un moyen d’occulter la diversité des vécus indigènes pour mieux reconstruire un sujet politique aligné sur des revendications d’hommes hétérosexuels non-blancs, le plus souvent alignés avec des revendications familialistes. C’est-à-dire qu’en critiquant les marges Blanches, le PIR produit une identité indigène niant par la même occasion l’existence de tout un ensemble de dispositifs, de sociabilités coercitives et régimes politiques qui régulent le corps social indigène, et notamment l’hétérosexualité et la famille. Alors que les dissidences sexuelles et féministes décoloniales d’Amérique du Sud se réapproprient la critique de l’hétérosexualité comme régime politique pour critiquer les politiques urbaines, la Nation et l’État [60], le PIR se contente d’une critique superficielle de ce que Sam Bourcier appelle “l’agenda rikiki de l’égalité des droits” du mouvement LGBT. Ce choix sélectif de théories et de critique politique (c’est-à-dire, choisir de laisser parler Frigide Barjot sur son terrain réactionnaire plutôt que de critiquer l’ordre hétérosexuel) ne peut s’accomplir qu’avec une complaisance politique à certaines formes de la modernité coloniale qui, seulement au premier abord, n’apparaissent pas clairement comme raciales.
Les hommes ne sont donc eux aussi qu’un moyen pour le PIR de poser la Race comme priorité politique en la détachant d’autres structures sociales. Le PIR n’est pas contre l’existence des diverses pratiques sexuelles ou contre les revendications des femmes indigènes. Cependant, le PIR est pour le nivellement (par le bas) des revendications et des luttes politiques de tous ces groupes qui trouveraient que la Race n’est pas une catégorie politique assez cohésive, ou que leurs positions sociales dépassent le cadre limitatif de la suprématie blanche telle que pensée par le PIR. Ce qu’il en reste, c’est finalement quelque chose de très proche de l’Africana Womanism, la Race d’abord, la classe après et le genre (toujours vu de façon binaire) en dernier, exit la sexualité et les autres formes de hiérarchies de la colonialité, et retour vers la famille hétérosexuelle toujours finalement présupposée. Au PIR donc, oeuvrer “pour une remise en question radicale de la modernité” c’est citer Judith Butler sur l’homonationalisme mais complètement omettre la critique de l’hétérosexualité des lesbo-féministes décoloniales. Dans la lutte pour “une alternative à la modernité”, pour “penser une nouvelle utopie”, c’est une forme d’hégémonie qui prime sur les critiques et les luttes les plus radicales que les marges ont produites.
Dépasser les intersections, pour une politique décoloniale post-identitaire.
Les indignes indigènes eux ont continué à déblatérer leur politique, ils n’ont jamais saisi qu’ils n’étaient que des branleurs à la solde du pathétique.
Aucun lien entre l’indigne et les indigènes de la République. L’indigne n’est pas un parti, pas une position pas une ligne politique.
[…]
Tu te crois digne mais tu suis un signe qui fuit, un liquide huileux, une ligne qu’on dessine qui luit.
D’ de Kabal, Indigne Indigène.
“Etre décolonial ne signifie pas éluder les problèmes spécifiques sous prétexte que la décolonisation est une déconstruction radicale qui va travailler à saper les fondements d’un système.” [61]
Quand j’entends cette phrase de Soumaya Mestiri, je ne peux pas m’empêcher de penser au PIR. Mestiri commente pourtant un texte d’une féministe décoloniale islamique qui met de côté les questions de genre pour choisir une lecture très conservatrice du Quran… Que s’est-il passé pour qu’une critique aussi radicale que la décolonialité puisse faire des choix politiques d’une banalité telle que les exemples qu’on a vu au long de ces trois articles ? Comment se fait-il qu’une critique des politiques blanches se tournent d’abord (si ce n’est uniquement) contre la prétendue universalité du féminisme ou de l’homophobie, plutôt contre celle du patriarcat et de l’hétérosexualité [62] ? Comment peut-on critiquer une interprétation “cumulative” de l’intersectionnalité qui finalement hiérarchise les oppressions, et revenir à un sujet politique aussi abstrait que “l’indigène” ? Sous-prétexte de “commun”, on sélectionne les communs qui conviennent, ceux qui gênent, eux, sont des particularismes. Si c’est pour faire ça, autant retourner dans les partis marxistes, là-bas au moins, on connaît la méthode, on sait à quoi s’attendre en terme de sujet politique hégémonique. Mais évidemment, le prolétariat est stratifié, segmenté, il est parfaitement inutile de vouloir pousser les individu.e.s à se défendre en temps que “prolétaires” comme si la racialisation n’était pas une part intégrante de leur existence prolétarienne. De même, ce ne sont pas Zyed et Bouna qui peuvent faire le tour du monde pour donner des conférences “décoloniales”… “L’indigénat” aussi est divisé en autant de strates sociales.
Et comme toujours on revient à l’éternelle question des politiques révolutionnaires : Que Faire ? Il est impossible de donner une réponse toute faite à cette question. Mais une chose est sûre dans les analyses que j’ai commentées précédemment, le PIR a commis toutes les erreurs que le mouvement féministe a commises avant lui. Il a réinventé un sujet politique (indigène/femme), a construit sa différence jusque dans l’Essence, a travaillé à le séparer de toutes les complexités identitaires pour en faire une nouvelle forme hégémonique des luttes (antiracistes/féministes). Contrairement au féminisme, le PIR a l’avantage qu’il n’y a pas eu de mouvement de masse et que son “sujet” soit à l’heure actuelle bien plus minoritaire que celui du féminisme, sinon peut-être aurait-on déjà vu l’équivalent indigène des TERFs ou des SWERFs. Heureusement, même au niveau de la critique de l’intersectionnalité, le PIR est bien meilleur que les féministes blanches [63]. Ce que ces similarités montrent c’est finalement que le PIR n’a pas pu dépasser les pièges traditionnels des politiques des identités. Alors comment les dépasser ?
Une option cohérente avec l’approche de cet article serait de prendre la même approche post-identitaire que celle des féministes décoloniales d’Amérique du Sud. Dans un entretien en fin d’année dernière la militante décoloniale Ochy Curiel affirmait :
“Ca me m’intéresse pas de revendiquer l’intersectionnalité pour différentes raisons. En premier lieu parce que “femme”, “noire”, “pauvre” et “lesbienne” ne sont pas des différences, bien que les gens les pensent comme des différences. Mais ce sont plutôt des effets de la différenciation. C’est-à-dire, du point de vue décolonial, la différence n’est pas une différence mais une différenciation. C’est-à-dire qu’il y a eu une intention politique à partir des systèmes d’oppressions, comme le racisme, d’appeler les gens “noir.e.s”. Il y a eu une intention politique à partir du système de l’hétérosexualité de nous appeler “lesbiennes”, “gays”, etc. Il y a eu une intention politique pour que le capitalisme paupérise les gens. Ca signifie que mon action politique ne peut pas être la revendication de la différence […] Bien que l’on utilise ces identités en termes stratégiques, mon but n’est pas celui-là. Mon but est de foutre en l’air ce qui m’a rendue “noire”, ce qui m’a fait “lesbienne” ou ce qui m’a fait “pauvre” […]”. [64]
A partir de là, comment organise-t-on une politique décoloniale post-identitaire ? Comment dépasse-t-on le cadre restreint des politiques de la différence qui veut affirmer, prouver ou même produire des différences radicales, et à la place, produire de la “Relation”, comme l’entendait Glissant ? L’anti-assimilationnisme était un début, mais c’est aussi une proposition qui laisse la porte ouverte à l’enracinement d’identités fixes. Non pas des Essences, dynamiques et historiques, comme celles dont parle Ajari, non pas du rhizome, mais de ces “racines unique” qui ont déjà produit l’antisémitisme, l’homophobie, et la négrophobie dans les communautés maghrébines. C’est encore Espinosa Miñoso qui nous donne une piste :
“Elles, vous, nous, nous sommes ici non pas parce que nous occupons des places “exclusives” d’oppression ou de privilège. Nous sommes ici parce que nous nous sommes engagé.e.s à combattre ce qui produit ces places différenciées dans lesquels nous nous trouvons ; nous sommes ici parce que nous sommes prêt.e.s à perdre, dans de nombreux cas, les lieux de privilège qui soutiennent notre propre énonciation. S’il en est ainsi pour “nous”, si nous savons déjà que le “nous” ne se nourrit pas de la fausse “unité dans l’oppression”, nous devrons prendre cette démarche au sérieux, car il serait malhonnête de l’appliquer à un agent-subjectivité et pas aux autres.” [65]
Ce rejet politique, à la fois d’une unité, mais surtout des structures de subjectivation est une porte d’entrée, un début. Elle n’est pas une panacée mais une option pour des politiques plurielles. Mais il est tout de même évident que la sortie décoloniale aux systèmes actuellement en place ne peut se faire qu’à travers la convergence de communautés d’interêts politiques plus que de communautés d’identités, soient-elles de genre, de race, religieuse ou raciale. Car “si nous devons être séparatistes, nous le serons en construisant l’unité avec ceux qui sont à la hauteur de la tâche” [66], voila peut-etre la révolution décoloniale. Une telle affirmation n’est pas pour autant un appel à oublier les trahisons et les différents avantages et pouvoirs qui traversent certains corps, certaines personnes, et qui au contraire en subjuguent d’autres. Ni non plus d’interdire de choisir stratégiquement certains espaces de luttes. Non pas d’appeler à rejoindre une position unique et prioritaire [67], mais de faire converger. Comme le proposent les radicaux natifves américain.e.s, de trouver nos complices, pas nos allié.e.s. Des complices en crime, à la fois le crime du Blanchiment perpétuel des populations, et de la continuelle précarisation et racialisation des plus marginales, des damné.e.s de la Terre (et de la République), mais aussi en opposition par tous les moyens nécessaires au système de la modernité coloniale, son Capital, son État, ses hiérarchies sociales, de genres, de sexes, de sexualités, de races, … ses identités enracinées. Cette complicité “se forme par le consentement mutuel et l’édification de la confiance”. Cette confiance, elle se gagne, car “en tant que complices nous sommes forcé-es de rendre des comptes et d’être responsables les un-es vis-à-vis des autres ; c’est la nature même de la confiance” [68]. Cette critique permettra-t-elle de créer des complicités, des alliances en crime ? Pourrons-nous enfin nous rendre des comptes en dehors de toutes polémiques toxiques et de toutes postures radicales ? L’avenir nous le dira.
Pour une politique de la complicité révolutionnaire.
En guise de conclusion
Lors de l’écriture de cette critique j’ai fais des choix qui certainement auront dérangés les lecteur.rice.s, certainement les plus concerné.e.s par ce texte. S’engager dans une critique englobante, et pourtant solidaire, ça n’est pas une chose facile. L’écriture de ces quelques articles a été pour moi le moment de me confronter à la fois au foisonnement des productions décoloniales en France et à la médiocrité de beaucoup de ses critiques. Mais aussi, cela m’aura permit de me retrouver face à mes propres contradictions. J’aimerais, dans les lignes qui suivent, présenter mes choix, non pas comme un mea culpa (nous savons bien qu’il n’y a pas de pureté à avoir, surtout sur des questions si chargées politiquement et si pressantes) mais comme une forme d’honnêteté qui montre clairement certaines des faiblesses de ce petit projet.
- Malgré l’entête du premier article qui affirmait la diversité des organisations décoloniales dont il est question ici j’ai choisi, par simplicité, de m’adresser au “PIR”. Et ce, malgré le fait que la majorité des personnes auquel je me suis référé au long des articles n’en font plus partie. Ce choix était double. Tout d’abord, je pense que la marque “PIR” restera longtemps collé à ces personnes et tant qu’elles ne seront pas revenues sur nombreux des points que j’aborde, je pense qu’une critique d’une sorte de “pensée PIR” reste utile. Par ailleurs, je ne crois pas que les termes alternatifs “décoloniaux” ou “indigénistes” se prêtent à l’exercice. Si je parlais de “décoloniaux” je ferais exactement la même chose que l’État colonial français, et mettrais dans un même sac des approches diverses (dont la mienne) certaines n’ayant jamais été très proches des positions que j’ai essayé de critiquer. L’indigénisme quant-à lui, malgré quelques retournements circonstanciels de son sens, reste le nom d’un ensemble de tendances venant des élites bourgeoises et intellectuelles blanches ou blanchisées d’Amérique Latine pour encadrer les populations indigènes dans le processus d’étatisation nationale. J’ose espérer qu’il n’est pas un modèle du “PIR”.
- J’ai choisi exprès les sujets les plus polémiques, ceux qui avaient déjà été débattus. Je pense, comme Joseph Massad, qu’ajouter du discours à des discussions polluées pourrait facilement renforcer les discours hégémoniques. J’espère tout de même que mon approche était assez claire pour que mes textes n’aient pas cet effet. Je dois aussi reconnaître que sur ces questions, les positions des personnes que j’ai critiquées ont beaucoup évolué au fil du temps, et se sont présentées de façon plus nuancées à certains moments qu’à d’autres (contrairement à leurs détracteur.ice.s les plus dur.e.s dont on peut constater l’exaspérante stagnation). J’ai fais le choix de piocher à travers le temps les interventions qui me semblaient les plus polémiques en espérant pouvoir ainsi exposer les limites des propositions. Je vous laisse en juger la pertinence en vous penchant en toute considération sur leurs publications.
- Au long de l’article j’ai utilisé le terme “indigène” entre guillemets. C’était un outil rhétorique pour indiquer, comme dit dans le premier article, ma réticence à l’emploi trop arbitraire de ce mot si mobile. Pour autant, la réappropriation de l’injure, et le déplacement symbolique des sens des mots sont des choses qui me parlent. Mon inquiétude se porte sur les personnes qui sont exclues de ce nom (et donc ne peuvent plus le revendiquer) plutôt que sur la pertinence de décrire la persistance du Code de l’indigénat en France métropolitaine. Nous ne sommes pas innocent.e.s, mais nous pouvons encore choisir les Relations que l’on veut tisser, et qui on ne veut absolument pas exclure. Mon choix a été fait.
- Je n’ai à aucun moment qualifié aucun.e camarade d’homophobe, d’antisémite, d’antiféministe, ou d’autres gros mots. C’est un choix politique. Je voulais me détacher de ces tendances, que beaucoup appellent abusivement “libérales”, qui pensent la politique en ajoutant des identités (négatives) les unes sur les autres. Chacun.e sera libre de choisir, après ces articles, si le PIR est réactionnaire ou pas, je laisse ça aux flics de gauche comme de droite. Ce qui me paraît pertinent, surtout dans le cas de mouvements qui annoncent vouloir être libérateurs, c’est de prendre au sérieux les propositions et revendications (comme celle de s’opposer au “vrai antisémitisme”) d’y trouver des limites, de travailler nos contradictions, et de persévérer ensemble dans ce projet de libération.
- J’aurais voulu, au long de ces commentaires, faire moins de références académiques, et plus de références militantes. Le vide en France (qui commence à se remplir) sur les questions décoloniales ne me l’a pas permis, ni les argumentaires du PIR qui sont, en réalité, remplis de références pas toujours explicites. J’ai cependant choisi de traduire moi-même des textes ou des passages inédits en français. Ça a été pour moi un contre-travail de traduction qui venait compléter ma critique des choix d’importation du PIR. J’aurais aussi aimé avoir une prose moins verbeuse. Plus dans la veine de Genet ou Baldwin, car je sais que ça aurait parlé à Bouteldja autant qu’à moi, et moins dans une forme académique et détachée. Mais je n’ai pas ce niveau d’écriture, et le “détachement” (ironiquement un des attributs des savoirs de la Science tel que le colonialisme l’a produite) était pour moi aussi un moyen de laisser parler non pas l’Autre, mais ces personnes, que je ne représente absolument pas, mais avec qui je me sens solidaire. Non pas pour les sauver, comme le voudrait une sorte de paternalisme, mais pour “me sauver moi-même”, comme le dit Bouteldja, de cette dystopie qu’est la civilisation coloniale.
Je pourrais continuer la liste, mais je m’arrête ici et laisse les autres défauts ouverts à discussion. Comme par exemple le peu d’intérêt que j’ai porté à la réception internationale des activités du PIR et notamment au livre de Bouteldja. Mais comme Gil Anidjar concluait sa réponse à Bouteldja, je conclus la mienne au PIR. Le PIR a apostrophé, il nous a lancé un appel — littéralement — à toutes et tous. Il a ranimé un dialogue — ou est-ce une conversation ? Il a de grandes attentes, et je les entends de multiples manières. J’ai voulu, voir plus loin, explorer ces attentes, et en ouvrir des portes, peut-être à raison, fermées. Je laisserai tout le monde décider auxquelles de ces attentes j’ai le mieux répondu et ce que j’ai moi aussi laissé sous-silence, par erreur, par méconnaissance, par manque de temps, mais jamais par innocence.
J’invite qui que ce soit qui voudrait continuer cette discussion ou voudrait approfondir la réflexion, même vouloir me lire clarifier certains points, à me contacter par email : dashavatara at protonmail point com.
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